En ces jours symboliques de passage du temps, quelques phrases de mes livres et autres écrits comme autant de projecteurs sur ce qui est passé, ce qui se passe, ce qui se passera.
Dans mon roman Lilith (éd Robert Laffont, 1999, anticipation située dans Lone, une ville-monde, et dont la narratrice est paléontologue, directrice du Muséum d’histoire naturelle, livre préfigurant entre autres l’effondrement d’un ordre inique du monde, la crise dévastatrice du réchauffement climatique et la vague #MeToo) :
» – Il y a toujours eu des dominants et des dominés, vous savez, disait une mère de bonne famille interrogée à la sortie de l’école. Ils seront pareils une fois adultes, c’est normal !
– Et ton gosse, pétasse, c’est un dominant, évidemment ! hurla le chauffeur. Si tu te fais braquer dans la rue par un camé, ça sera qui, le dominant ? Ces conneries me tuent, conclut-il en me regardant dans le rétro. Ils sont en train de tuer Lone. Ils ont peur de la fin, alors ils la précipitent… Moi je vais me casser. Je tiens pas à être là quand ça va péter. »
« À travers Lone de grands primates policés par millions se croisent et se désirent, enfermant leur désir derrière des murs et des vêtements, l’évacuant dans l’art, la folie ou la mort – mais bien plus nombreux sont les fous et les morts, mêmes vivants. Car le singe nommé homme est un génie, et un dégénéré. »
« Ce millénaire sera celui du temps du rêve, où l’esprit humain et le monde ne feront plus qu’un même et vaste espace mental, peuplé de rêves et de visions…
– Ou bien celui du temps de la guerre…, dit Leïla. »
« Dans la bagarre je lui arrachai sa barbe, qui était fausse. Je ne m’en rendis pas compte sur le coup mais j’en ris beaucoup, après. Quand tout fut fini, son visage enfin immobile, son postiche arraché et son chapeau tombé, je reconnus T. T., Thomas Tuvu, un ami de Rudolf, et le plus célèbre présentateur du journal télévisé. »
« Les premières émeutes naissent spontanément dans les quartiers est de la ville. Sauvagement réprimées, elles font deux morts et plusieurs blessés parmi les manifestants. »
« Depuis des années beaucoup s’attendaient à une révolution violente. Mais la violence s’est infiltrée si profondément au cœur des corps qu’elle ne sait plus en sortir et les mange de l’intérieur.
La ville restait sans maire, la préparation de nouvelles élections se trouvant sans cesse retardée par des problèmes administratifs aussi complexes qu’incompréhensibles. Depuis longtemps l’administration n’était plus qu’une énorme ogresse impotente, une grosse machine aux rouages rouillés et dangereux. (…)
Cependant les balayeurs continuaient à balayer, les éboueurs à ramasser les ordures, les flics à faire leurs rondes, les écoles à encadrer les enfants, les médias à médiatiser, les spéculateurs à spéculer, les hôpitaux à se cogner la douleur de la ville, les morgues à encaisser les morts et les incinérateurs à les faire cramer.
Lone était un paquebot géant affairé à sombrer très lentement dans l’insondable océan et bien sûr quelques-uns, trop lucides ou paniqués, sautaient par-dessus bord avant la fin, mais la plupart fermaient les yeux sur le naufrage et continuaient à nettoyer les ponts et à entretenir les salons et les cabines, comme si cela devait suffire à maintenir le bateau sur l’eau. Fluctuat et mergitur.«
« À cause de la chaleur les plus faibles, vieux, jeunes enfants et malades commencent à mourir. Des bouches de métro et d’égout on voit sortir des larves humaines par centaines, souvent mortes, mais parfois encore horriblement vivantes. Microbes et virus se propagent à toute allure, semant la mort avec une gloutonnerie sauvage. »
« José erre dans l’hôpital, en quête d’un médecin ou d’une sage-femme, elle est seule dans le couloir avec sa douleur. Des allées et venues se produisent autour d’elle, mais personne ne semble la voir ni l’entendre. »
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Ces thèmes, ainsi que ceux du racisme, du sexisme, de l’immigration, de la domination politique et religieuse, sont mis en scène dans beaucoup de mes livres, notamment dans Poupée, anale nationale, dans Moha m’aime, dans Corps de femme et dans Politique de l’amour, tout particulièrement dans Forêt profonde, également dans Souviens-toi de vivre… Je ne vais pas tous les citer, voici simplement quelques phrases de ma thèse Écrire (2018, en ligne sur ce site) :
« L’homme est un être qui trace : qui suit à la trace, et qui trace ce faisant des lignes, de ses doigts sur toutes sortes de parois comme de tout son corps dans l’espace où il se déplace (j’aime spécialement l’emploi intransitif du verbe tracer pour exprimer le fait de marcher à vive allure, ou, en botanique, l’action de ce qui est traçant : des racines notamment). »
« L’art, la littérature, ne sont pas des reproductions de l’être mais des mécanismes à réveiller la conscience de l’être. Mécanismes comparables à l’allégorie de la Caverne de Platon, faite pour réveiller la conscience des hommes face au mur de représentations humaines qui ne sont pas plus des êtres humains que la pipe ou la pomme peintes par Magritte ne sont une pipe ou une pomme. »
« L’écriture pourrait être considérée comme une lecture de notre sang, une traduction, une interprétation de la langue portée par l’écriture qui constitue notre sang. »
« À ce stade de notre histoire, il nous faut toujours continuer à chercher la lumière, et dans cette quête le sang que nous devons faire couler, dans un cadre bien pensé, n’est pas d’hémoglobine mais d’esprit : ce qu’il nous faut tuer, c’est ce qui a rassis en nous au cours des millénaires, ce qui continue à œuvrer mécaniquement, ayant perdu son sens. »
« Notre cheminement tient du ruban de Möbius, sauf que nous ne tournons pas sans fin dans la nuit ni ne finissons consumés par le feu, comme le dit en en palindrome latin Guy Debord : le ruban sur lequel nous évoluons a bien davantage de dimensions que celui de Möbius. Si bien que nous ne repassons jamais exactement aux mêmes points, les courbures de l’espace-temps changeant continuellement le paysage. Ce qui semble fermé s’ouvre, et de même que nos ancêtres gravèrent des signes sur les coquilles ou à l’intérieur de ces autres coquilles que sont les grottes, un poussin de signes a grandi dans notre thèse, et voici que, frappant en sa conclusion, il la fend et en sort (…) »
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