Le rouge-gorge est un oiseau solitaire, mais il ne répugne pas à approcher les êtres humains. Alors je me suis mise à lui parler, sachant qu’il m’écouterait et qu’ensuite, peut-être, par les voies mystérieuses de la Langue, il leur rapporterait ma parole.
(…)
« Petit oiseau, lui dis-je, sais-tu ce que je vois ?
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Défait de ses colonies, ce pays s’est auto-colonisé selon le même esprit de profit par l’exploitation de ses forces vives, empêchées dans le même temps d’accéder aux pouvoirs économique, politique, médiatique. Systématiquement désespérées en même temps qu’exploitées et tour à tour fustigées ou flattées.
Même démasquée, l’imposture perdure, rien ne semble pouvoir l’empêcher de régner. Voilà trente ans que les nouveaux philosophes ont accédé à la parole par une stratégie de maîtrise des médias, au détriment de l’élaboration d’une pensée réelle. Le système, étendu au monde politique, artistique, intellectuel, est désormais général et verrouillé. D’autant qu’il s’est allié aux détestables vices de notre nation, le règne de l’administration et le sens aigu des hiérarchies sociales. Rigidité de ce pays pour moitié peuplé de secrétaires toujours prêts à faire barrage, à tout propos. Cette culture des « privilèges ». Cette terre que de tous bords on n’en finit pas de vouloir s’approprier et cadenasser.
Cessons de fantasmer sur les dangers de la Machine, la Machine n’est dangereuse qu’en servante du Système et c’est lui qu’il faut combattre, c’est de lui qu’il nous faut nous débarrasser et débarrasser ce vieux pays que nous aimons pourtant, ce vieux pays auquel nous pourrions faire tant de bien s’il renonçait à se préserver en nous fermant sa porte au nez. Si nous renoncions à venir manger à ses pieds les miettes qu’il nous jette comme aux moineaux. S’il renonçait à ne nous faire fantasmer à l’exposition de ses appas que pour mieux se dérober.
Ne vous battez pas entre vous. Jeunes du monde entier, soyez solidaires contre vos vieux ogres, remettez-les à leur place qui devrait être noble et qu’ils ont souillée comme le reste, et ce faisant, prenez aussi la vôtre. Dans votre monde, un monde qui attend que vous lui rendiez l’éternité, c’est-à-dire la possibilité d’être transmis. »
De temps en temps, l’oiseau pépiait pour me répondre, puis il inclinait un peu la tête en fixant sur moi son œil vif, comme pour m’encourager à poursuivre. Je continuais, et peu à peu c’était le chevreuil aussi, la pierre et le hêtre qui parlaient à travers moi, peu à peu ce n’était plus moi mais la voix de toutes les voix qui parlait à travers moi.
« Il y a un point, tu le sais mieux que personne toi l’oiseau, où la précarité et la pérennité se rejoignent. Apprendre à vivre précaire, c’est apprendre à vivre. Dieu dans le désert distribue jour après jour la manne, il suffit de le savoir pour qu’il en soit ainsi.
Mais le vivre demande une foi, c’est-à-dire une force, dont l’homo consommator est devenu incapable. Seuls les habitants des pays pauvres, les migrants, les aventuriers peuvent encore porter en eux cette force. C’est en te regardant vivre, oiseau, que je veux dire à l’homme : Sois l’aventurier de ta vie !
Ne crains pas de perdre tes biens du jour au lendemain.
Ne te laisse pas posséder par ce que tu possèdes ou désires posséder.
Je te parle de ce que j’ai connu, de ce que je connais.
Cela suppose non pas que tu renonces à te battre, mais que tu combattes chaque jour contre toi-même.
Cela suppose que tu renonces à trop attendre de la société, qui est alors ton pire ennemi.
Ne demande pas davantage de subventions, d’allocations, de lois pour te protéger. Ce qu’il faut ce n’est pas demander, c’est prendre. Ce qu’il faut prendre ce ne sont pas des garanties, ce sont des libertés.
Comme le bonheur est une somme de moments heureux qu’il ne tient qu’à toi de saisir et de vivre, la liberté est une somme de libertés, y compris de petites libertés prises ici et là avec telle coutume, telle bienséance, telle loi, telle bien-pensance, tel discours, telle vision.
Ne t’imagine pas que pour être libre il te suffit d’être libre dans ta tête. Ne t’imagine pas non plus que pour être libre il te suffit de satisfaire tes désirs. Ta liberté d’esprit est limitée par l’exercice que tu en fais : si tu ne l’appliques pas dans les actes concrets de ta vie, elle devient une machine infernale et mortifère. Ta liberté d’action est limitée par la pensée que tu en as : agir sans connaissance de cause n’est pas le fait d’un homme libre mais d’un enfant encore dépendant.
Choisis toi-même les bornes que tu dois poster ou franchir sur le chemin de ta liberté. La liberté est un chemin à faire à chaque instant, l’homme libre est toujours en marche.
Combats chaque restriction de ta liberté que la société t’impose ou tente de t’imposer (le plus souvent, elle n’y parvient qu’avec ton consentement). Essaie par tous les moyens d’identifier et de contourner les obligations et les mots d’ordre. Toutes les règles auxquelles le monde moderne t’oblige à te soumettre, notamment les horaires et les formalités administratives, compense-les par une prise de libertés supplémentaires, ailleurs. Si tu ne peux franchir une frontière sans passeport, rien ne t’oblige à voyager en suivant les guides.
Sache entendre l’autre parole que porte une parole.
Ne perds pas ton énergie à chercher à gagner autre chose que ta liberté, car gagner sa liberté c’est gagner tout le reste, y compris de quoi nourrir son corps, son âme et son esprit. Gagner chaque jour sa liberté, c’est aussi gagner l’accès à l’amour vrai et à la connaissance supérieure. Gagner sa liberté, c’est vivre vivant.
Je te parle d’une vie que j’ai menée, que je mène. D’un combat que je pratique. Et qui est la nature de l’être.
L’amour et la connaissance, n’est-ce pas ce que tu peux te souhaiter de mieux ? N’est-ce pas le seul devenir perpétuel que tu puisses t’offrir ? N’est-ce pas ce que tu peux offrir de mieux aux autres, ton meilleur être ? N’est-ce pas le seul mieux-être, et la meilleure arme contre les forces négatives, le mal engendré par la haine et l’ignorance ?
Quels que soient ton origine sociale et culturelle, ta nationalité, ta couleur de peau, ton sexe, ta date de naissance, ne les tiens jamais pour acquis.
N’essaie pas d’entrer dans un moule mais n’essaie pas non plus de dominer ta vie. Considère-la comme une monture, cheval ou moto, serre-la convenablement entre tes cuisses et conduis-la, mais en respectant sa façon de se mouvoir. Ne t’imagine surtout pas que tu peux mépriser son fonctionnement pour n’en faire qu’à ta tête ; ni qu’il suffit d’avoir le cul sur la selle pour qu’elle t’emmène quelque part.
Apprends à lire les livres (lire vraiment), à déchiffrer le monde, à entendre la langue des oiseaux, des arbres, de la mer. Ne perds pas ton temps à essayer de te connaître toi-même si tu n’as pas d’abord appris à parler avec tout ce qui parle, c’est-à-dire tout. L’introspection, la philosophie, la psychanalyse, les religions ne font que t’enfermer davantage entre les murs de ta prison si tu ne t’en es pas d’abord échappé.
Quel que soit le processus dans lequel tu t’engages, ne le fais pas en espérant ta liberté, fais-le en homme déjà libre. Même les périodes de servitude, volontaire ou non, même les moments de grande souffrance ou de grande jouissance, et ni la gloire ni l’humiliation, ne doivent pouvoir entamer ta liberté.
Ta liberté doit savoir et admettre qu’elle ne peut être que relative : elle n’en sera que plus farouche et solide. Personne ne naît libre, mais il est possible de mourir infiniment plus libre qu’à sa naissance. Regarde ce qu’il en est : la plupart n’ont fait au cours de leur vie qu’épaissir les murs de la prison autour d’eux. Et il en sera de même pour toi, si tu ne combats pas chaque jour.
Apprends à voir de tes propres yeux. Kafka dit qu’il faut se laver les mains le matin en se levant avant de se toucher les yeux. Pourquoi ? Pour la même raison qui fait écrire à Nietzsche qu’il faut savoir ressortir propre même d’une situation malpropre. L’homme est appelé à mettre la main à toutes sortes de pâtes au cours de sa vie et souvent il le fait de nuit, c’est-à-dire les yeux fermés, sans avoir conscience de ses actes sur le moment. Il s’agit de ne pas laisser les mains souillées contaminer le regard, de ne pas porter la boue à ses yeux, ni même la pâte à gâteau, il s’agit de préserver la possibilité de voir l’invisible, la vérité qui ne se montrent qu’aux pupilles pures et saines.
La précarité isole, fragilise, déshabille, déshonore aux yeux de la société. Elle est porteuse de grandes angoisses, jusqu’au moment où l’on s’est assez combattu soi-même pour l’accepter pleinement. Alors elle, la condition primitive de l’homme, devient tout simplement le mode idéal d’existence, le seul mode d’existence et de vie possibles, la seule révolution permanente. Alors soudain elle pourvoie à tous tes besoins sans effort, de même que la température du corps se régule elle-même et permet de s’adapter aux aléas des saisons.
Être précaire c’est être nu : un cauchemar, un vice, une honte, une peur, une transgression, un rêve, une joie ? Si c’est une joie, tu verras que bientôt tes yeux se déshabillent aussi : tombée la croûte de peinture, le chef-d’œuvre t’apparaît, et tu entres dedans.
Je suis Blanche et je suis Noire, je suis Femme et je suis Homme, je suis Vieille et je suis Enfant, je suis Putain et je suis Vierge, je suis Eau et Feu, Jour et Nuit
vierge noire, femme-enfant, soleil-lune, mâle-femme, œuf-ancêtre,
vieux chamane accroupi je dessine dans le sable du désert australien, jeune prêtresse virevoltante je joue avec les noirs taureaux de Crète, rocker torse nu debout sur une immense scène je chante à la face d’une foule innombrable, femme fatale couchée sous le ciel je manipule les joyaux de mes clients et j’allaite les âmes,
je suis de tous les temps, de tous les sexes, de tous les pays, de toutes les fêtes, de toutes les tragédies, de toutes les couleurs, de toutes les formes, de toutes les langues, de toutes les religions, de toutes les folies,
je suis la sagesse même,
les animaux s’étirent dans mon corps,
je suis libre !
C’est à toi de te lever, te lever du livre
Pars bouge-toi
Aime un homme ou une femme fais-lui des enfants sauvages restez unis tout le temps de votre aventure soyez heureux
Dédaigne les écoles et les frontières, respecte les écoles et les frontières que tu auras toi-même créées et fixées
Sois sans modèle
Aime sans mesure
Souffre sans peur
Jouis sans le vouloir
Trouve un maître spirituel, dépasse-le, dépasse-toi toi-même
Lance-toi dans l’expérience des limites puis bondis dans l’illimité
Sois de partout
Dépasse l’imagination
Dépasse-la en actes et en être
Sois courageux
Refuse ta lâcheté
Aie du cœur à l’ouvrage, à l’honneur et à l’amour
Accepte ton royaume.
Le royaume c’est le réel, parce que le réel c’est le spirituel.
Espérance, vieux fardeau de l’humanité désespérée. N’espère pas. C’est là, tout de suite, qu’il faut vivre et agir.
Rends grâce à l’inutile.
Que ta vie soit poétique, chaque jour, chaque nuit, à chaque instant. Qu’il en soit ainsi, et nulle instance n’aura de pouvoir sur toi.
Cherche en toi le sens du mot « poétique ».
Ne cherche pas le bonheur dans une vie rêvée.
Ne le cherche pas dans l’art ni dans la littérature. Ne le cherche pas dans la religion. Ne cherche pas le bonheur, aime et vis.
Ne crois pas en l’infini. Ne crois en rien. Ce à quoi tu veux croire est en réalité l’implantation du néant en toi.
Retourne-toi, fais face à ce qui te poursuit, combats loyalement.
Fracasse le miroir. Quand tu sauras que le royaume ceint d’un miroir n’est pas encore le royaume.
Être puissant n’est pas régner sur soi ni sur autrui. Qui veut régner est appelé araignée, comme a dit le poète. As-tu envie d’une existence d’araignée ? La puissance est dans la foi.
La foi c’est juste adhérer à la vie, à la ruche de sens de la vie. Être relié aux circuits qu’ils empruntent par et depuis toutes les dimensions. La foi, c’est être au centre des sens l’absolu de la justesse. Souviens-toi : il ne s’agit pas d’avoir la foi, il s’agit de l’être. Sois la foi.
Sois souple, écoute la Langue, réponds, ajuste-toi, navigue.
Sois souple vraiment, car voici l’aube des déchirures et des passages entre les dimensions, voici le nouveau monde et les nouvelles vies à inventer.
Sois doux, sois douce.
Que le chant te porte. »
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Extrait de mon roman Forêt profonde, éd. Le Rocher, 2007
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