Le chant XXIV, dont certains doutent qu’il soit d’Homère, commence en tout cas de façon majestueuse, très belle à traduire. Mais l’essentiel est de voir si oui ou non ce dernier chant tient bien sa place dans le poème. Le fait est que cette seconde descente aux enfers par laquelle il commence fait sens dans la logique du récit. Et même si on peut douter que le Salvator Mundi soit de la main, ou de la seule main, de Léonard de Vinci, s’il a été peint par un de ses élèves doués et intimement inspiré par le maître, il est évident que l’esprit de Léonard s’y trouve, au moins en partie. Je l’ai déjà souvent dit, j’estime que l’Esprit travaille à travers les vivants, qu’il passe toutes sortes de frontières, dont celle des individus s’il le veut, et moi aussi, en traduisant Homère, je porte en moi l’esprit d’Homère, et Purcell et Bach l’ont très bien accompagné dans la traduction de ce passage, poignant tribut à la mort.
Les enfers chez Homère sont lugubres, mais bien moins que les enfers dans la tête de certaines personnes. L’un des symptômes de leur dysfonctionnement morbide, lié directement à leur usage de l’anonymat, est qu’elles croient qu’on s’adresse à elles quand on s’adresse nommément à quelqu’un d’autre. Et qu’elles refusent de voir qu’on ne veut pas d’elles quand on le leur dit et répète clairement. Comme si la parole n’avait pas plus d’accès à elles qu’à la poussière, comme si elles n’existaient pas dans leur être, comme si elles avaient une existence à part de l’être, ou sans être. Comme si, par suite, on ne touchait rien quand on leur parle, comme si la parole tournait en sempiternels cercles en elles, inutilement. Une maladie malheureusement contagieuse, mais sans doute, quand ils l’auront finalement identifiée, car le fond des âmes finit par se dévoiler, d’autres sauront qu’il leur faut garder leurs distances pour cesser de l’attraper. « Tu es mort mais ton nom n’est pas mort », dit l’âme d’Agamemnon à celle d’Achille. Il y a des corps qui sont en vie mais dont la parole est morte. Voilà ce qui rend leurs enfers plus mauvais que ceux des morts sous terre.