Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (22)

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À midi, quand Grete est arrivée, je lui ai demandé de m’amener jusqu’au miroir. Regarde, lui ai-je dit, maintenant je ressemble au petit singe malade du joueur d’orgue qui était installé près de chez moi. Chaque fois que je passais devant, le petit animal me donnait sa main froide et menue, et chaque fois, le malheureux avait l’air plus pitoyable, jetant des regards tourmentés et souffrants par en dessous, son absurde petit chapeau vissé sur le crâne…

Aujourd’hui, Franz, dans le miroir, ce sont les mêmes yeux qui m’ont regardée…

Heureusement, j’ai été belle et vivante, pour toi.

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Le dimanche, tu es reparti à Prague. Je t’ai accompagné à la gare, le monde autour de nous avait du mal à exister tant nous étions l’un dans l’autre, l’un avec l’autre, l’un pour l’autre, habités par la lumière de ces quatre derniers jours.

Nous ne le savions pas encore, mais c’étaient bien nos quatre premiers et nos quatre derniers jours.

Au mois d’août, nous nous sommes revus à Gmünd (nous avions fait chacun la moitié du chemin), seulement pour quelques heures, entre deux trains, dans une triste chambre d’hôtel près du poste frontière. Mais cette fois, rien ne se passa. Je ne trouvai rien de plus pressé que de te demander si tu ne m’avais pas été infidèle, à Prague. J’étais toujours si jalouse… Tu ne trouvas rien de plus important que de m’interroger sur les raisons qui m’empêchaient de quitter Ernst. Nos baisers furent pus glacés qu’ardents, tout avait un goût de poison.

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Nous continuions à nous écrire. Mais rien n’était plus comme avant. Comment avions-nous fait pour épuiser si vite un tel amour ? Pourtant, l’amour était toujours aussi fort. Si fort même, que tu m’interdis de t’écrire, puisque cet amour ne nous faisait plus que du mal.

Ne pas m’écrire et éviter que nous nous rencontrions ; exécute seulement cette prière sans rien dire, elle seule peut me permettre de continuer un peu à vivre, tout le reste ne peut que continuer à me détruire.

Pendant ces semaines d’automne, je vécus en somnambule. Droguée à la cocaïne, je continuais à chercher chaque jour à la poste un courrier qui ne venait plus.

C’était comme si j’étais passée de l’autre côté de moi-même. Comme si je l’avais su depuis toujours : il y avait une mendiante en moi qui cherchait à sortir – et tu l’avais libérée ; tandis que l’autre Milena, la jeune et belle amoureuse, était partie dans un autre monde.

Au début de notre amour, tu disais à Max, en parlant de moi : C’est un feu vivant, tel que je n’en ai encore jamais vu… En outre extraordinairement fine, courageuse, intelligente, et tout cela, elle le jette dans son sacrifice, ou, si on veut, c’est grâce au sacrifice qu’elle l’a acquis. C’était à mon tour d’écrire à Max, pour essayer de comprendre, et de lui faire comprendre, puisque tu ne voulais plus m’entendre : Je ne sais tout bonnement plus où donner de la tête, mon cerveau ne tolère plus aucune impression ni aucune idée, ne peut plus en accueillir aucune, je ne sais rien, je ne sens rien, je ne comprends rien, il me semble qu’il m’est arrivé, ces derniers mois, une chose épouvantable, mais je ne sais presque rien à ce sujet. Je ne connais plus rien du monde, je sens seulement que je me tuerais, si je pouvais prendre conscience d’une manière ou de l’autre de ce qui précisément se refuse à ma conscience.

Ce qui se refusait à ma conscience, c’était qu’il m’aurait fallu, pour te garder, quitter Ernst. Et que si je ne quittais pas Ernst, c’est que j’avais peur de me donner entièrement à toi.

Vingt-quatre ans ont passé. Enfermée dans ce sinistre Revier, prisonnière de ce corps malade, j’éprouve ma mémoire comme mon dernier pouvoir, ma pensée comme ultime liberté. Parfois mes souvenirs sont précis et aigus à en grincer des dents ; et parfois ils sont grignotés, voire mangés par l’oubli. Et ma pensée, sans mots, sans discours intérieur, échappe à toute description. Elle est absolue puissance et inutilité : une monstruosité, comme la vie.

La mort est-elle l’oubli ? Sûrement. Pourquoi m’adresser à toi, alors ? Parce que c’est à toi-en-moi que je parle. À toi-en-moi que je demande à présent : Grete Bloch a-t-elle pu dire la vérité ?

Grete, l’amie que Felice t’avait envoyée comme médiatrice, a révélé dans une lettre qu’elle avait eu un enfant de toi. Un petit garçon mort à l’âge de sept ans. Si elle n’avait rien dit jusque là, ni à toi ni à Felice ni à personne d’autre, c’était par culpabilité, parce qu’elle avait le sentiment d’avoir gravement trahi Felice.

Qui saura jamais si Grete Bloch est folle, mythomane, ou si elle dit vrai ?

« Jamais tu ne tireras l’eau de la profondeur de ce puis »

« Quelle eau ? Quel puits ? »

« Qui le demande ? »

« Silence »

« Quel silence ? »

C’est donc ta réponse ? Tes réponses sont depuis longtemps écrites ? Il suffit de chercher dans ton œuvre ?

C’est important de savoir si tu as couché ou non avec Grete Bloch. Si tu étais capable de faire ça.

Si elle s’est jetée dans tes bras… Bien sûr, tu étais capable – qui ne l’est pas ? Mais je ne pense pas que tu l’aies fait.

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En 1921, Grete Bloch a enterré un enfant. Moi j’ai passé quelques semaines à Prague, en automne, pour me réconcilier avec mon père. Je suis venue te voir quatre fois. Tu avais passé presque toute l’année dans un sanatorium, à Matliary. Rentré en septembre chez tes parents, tu t’y enfermais aussitôt après les heures de bureau, qui te laissaient épuisé. Tu m’as donné ton Journal, que je suis seule à avoir lu, de ton vivant. Est-ce à propos de nous que tu écrivis, quelques jours après mon retour à Vienne : Deux enfants, seuls dans l’appartement, montèrent dans une grande malle, le couvercle retomba, ils ne purent pas l’ouvrir et moururent étouffés.

La même année, à Matliary, tu as trouvé un fils. Robert Klopstock, jeune étudiant en médecine, beau, brillant, très névrosé (Au Moyen Âge, on l’aurait cru possédé), s’était attaché à toi passionnément. Tu sus le soutenir, lui donner les conseils dont il avait besoin. Il te soigna avec dévouement jusqu’à la fin.

Tu attirais irrésistiblement les jeunes gens et les jeunes filles. Tu étais avec eux simple et bienveillant. Tu les aimais. Comme à moi, comme à ton ancienne fiancée Julie Wohrizek, comme à ta petite sœur Ottla, comme à Robert Klopstock, comme à Dora plus tard, tu apportais à ces jeunes non seulement ta compréhension, mais aussi une aide active, matérielle et morale. Et finalement, ils devenaient tes protecteurs, autant qu’ils avaient été tes protégés. Les rapports de filiation s’inversaient et s’interchangeaient, libérés des enjeux familiaux traditionnels.

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Et je suis heureux de dire adieu à tout ce qui m’entoure et de rentrer dans mon terrier et de n’avoir plus à revenir jamais, de laisser faire et de ne pas retarder les événements par des observations superflues… C’est un de tes derniers textes, Le Terrier.

Tu étais de plus en plus malade, solitaire, retranché en toi-même. Que ce fût au sanatorium, chez tes parents ou chez Ottla (ton refuge préféré), tu organisais ta vie de façon à ce que les bruits du monde y entrassent le moins possible. Même les visites de tes amis te dérangeaient. En plus de la tuberculose qui affaiblissait tes défenses immunitaires et t’exposait à d’autres infections, tu souffrais d’insomnies. Tu passais de longues périodes sans écrire, et cela te tuait plus que tout le reste – ou bien le reste te tuait d’autant mieux qu’il t’empêchait d’écrire.

Effondrement, impossibilité de dormir, impossibilité de veiller, impossibilité de supporter la vie ou plus exactement le cours de la vie. Les pendules ne sont pas d’accord, la pendule intérieure marche à une cadence diabolique ou démoniaque, inhumaine en tout cas, la pendule extérieure va au rythme hésitant de sa marche ordinaire. Que peut-il arriver, sinon que ces deux mondes différents se séparent…

Au début de 1922, ton médecin de famille obtint pour toi un congé maladie de trois mois et t’emmena aux sports d’hiver, dans les monts des Géants, à Spindelmuhe. À l’hôtel, où tu avais pourtant donné trois fois ton nom par écrit, tu découvris que tu avais été inscrit, par un étrange hasard, sous le nom de Joseph K.

L’altitude, la neige t’aidèrent à retrouver la force d’écrire. Des paraboles, telles que Un Champion de jeûne, mais aussi Le Château (le mot allemand signifie aussi « la clé »). Un roman qui défiait les lois du roman comme, au même moment, les travaux d’Einstein défiaient les lois de la physique. Un roman qui modifiait notre perception habituelle, linéaire, du temps et de l’espace ; un roman où le récit comme les routes tournent en rond, ne menant jamais au Château, et où le déroulement de l’histoire, sa durée, paraissent enfermés dans un espace semblable au ruban du géomètre Möbius.

L’espace-temps du Château ressemble aussi à celui de l’inconscient, ou du rêve : c’est un magma structurant, centralisateur, une épopée du ressassement traversée d’éclairs, broyant une fin inexistante dans un début pris en marche, en marche de toute éternité – une marche sur place où se confondent et s’infinissent début et fin.

Ce roman survenait à la fin de notre amour, à la fin de ta vie. Mais il n’y aurait ni début ni fin à notre amour, ni à ta vie. C’était, comme toutes tes œuvres, un roman atemporel, mais plus que les autres, et paradoxalement inscrit dans son temps, puisqu’il marquait l’entrée de l’homme dans une nouvelle perception du temps, ce temps autrefois corseté par des mythes fondateurs et désormais en voie de désagragation ou d’expansion.

La Loi, le Château, n’étaient plus qu’une puissance anonyme, livrée sans clé, un processus aveugle. Et s’il restait un Dieu (mais tu étais athée), la divinité, qui depuis les Anciens avait progressivement perdu de son humanité, était à présent complètement déshumanisée.

Je vins te voir deux fois en 1922, mais je ne restai pas longtemps, car visiblement mes visites te faisaient souffrir. Comme nous avions, l’année précédente, recommencé à nous écrire un peu, tu me prias une nouvelle fois de mettre fin à cet échange de courrier. Le coup fut rude. Je t’aimais toujours, et je savais que tu m’aimais, même s’il n’était question que d’amitié entre nous.

Une pensée de l’instant : apprends (apprends, homme de quarante ans) à reposer dans l’instant (…) Qu’as-tu fait du sexe dont tu as reçu le don ? On dira finalement qu’il a été gâché, et ce sera tout.

Franz, quand tes phrases me reviennent en mémoire, il me semble que c’est toi qui entres en moi, et me les dictes.

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Tu passas l’été de 1922 chez Ottla, qui avait loué une maison de vacances dans la forêt, en Bohême. L’anticonformisme d’Ottla, sa forte personnalité, sa rébellion contre votre père vous avaient toujours étroitement liés. Les derniers temps, elle te fut d’un secours plus précieux que jamais, en t’offrant, avec son mari catholique (elle était la seule de tes sœurs à avoir choisi son mari) et leur bébé, la compréhension, le calme, le réconfort et les soins dont tu avais besoin.

Promenades, nuits, jours, incapable de tout, sauf de souffrir.

L’année suivante, la maladie te contraignit à quitter définitivement ton travail. Tu te mis à apprendre l’hébreu, caressant le projet de partir en Palestine.

En juillet, alors que tu accompagnais ta sœur Elli et ses trois enfants à Muritz, sur la Baltique, tu rencontras Dora Diamant. C’était une jeune fille issue d’un milieu de juifs orientaux orthodoxes. Elle avait préféré fuir sa famille, et l’assurance d’une vie rigide en compagnie d’un mari imposé, pour trouver son indépendance en travaillant dans des foyers. Elle avait de bonnes joues d’enfant, des yeux doux et brillants, un sourire radieux. En septembre, avec les encouragements d’Ottla, vous partiez vous installer à Berlin.

Là-bas, l’inflation galopante vous réduisit à la misère. Il fallut changer deux fois d’appartement, parce que la logeuse n’appréciait pas le couple que vous étiez, et puis parce que vous n’aviez plus les moyens de payer. On vous coupa le gaz et l’électricité.

Ottla vint vous rendre visite, et organisa l’entraide : sœurs et parents vous envoyèrent des colis, à la fois pour vous et pour une association caritative que vous aidiez.

Dora t’aimait de toute son âme et tu étais heureux. Pour une fois, l’amour ne te faisait pas souffrir. Vous formiez des projets. Partir, partir pour une nouvelle vie. À Jérusalem. Ou à Tel-Aviv, pourquoi pas, ouvrir un petit restaurant. Dora ferait la cuisine (elle apprendrait), et toi le service. Ne serait-ce pas merveilleux ?

Tu n’étais pas devenu inconscient, tu essayais seulement de lui donner autant de bonheur que possible.

Dora te serrait dans ses bras, tu n’avais plus que la peau sur les os, mais tu étais à elle, vous étiez ensemble, et vous le seriez toujours. Malgré ton épuisement, tu te remis à écrire. Qu’un manuscrit ne te plaise plus, et Dora, sur ta demande, le brûlait sans hésiter. Ce n’était pas ton œuvre qui l’intéressait, c’était toi, seulement toi.

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Vers la fin de l’hiver, ton oncle Siegfried, le médecin, vint te voir. Les privations avaient considérablement aggravé ton état de santé. Il alerta tes parents, et Max te ramena d’abord à Prague, où tu écrivis ton dernier texte, Joséphine la cantatrice. Peu après, tu partis en sanatorium, en clinique, puis de nouveau en sanatorium. Ton état était désespéré, mais Dora préférait te laisser dans un établissement de soins, où tu pourrais encore croire qu’il te restait une chance de guérir.

Lorsque Max fut près de toi, tu lui dis, le visage crispé par la douleur : Il faut attendre si longtemps, jusqu’à ce qu’on soit serré assez menu pour passer par l’étroitesse de ce dernier trou.

La tuberculose avait gagné le larynx. Tu perdis la voix, et bientôt la possibilité d’avaler quoi que ce soit. Dora ne te quittait pas, et Robert Klopstock laissa ses études de médecine pour courir à ton chevet. Ils restèrent avec toi jusqu’au bout, au sanatorium de Kierling. Tu voulais vivre, tu te battais de ton mieux contre la mort.

Comme tu ne pouvais plus parler, tu communiquais avec eux, et avec les médecins, par des petits papiers que Robert a conservés. Ainsi l’écrit était devenu ton ultime moyen d’expression :

Êtes-vous vous connaisseur en matière de vins, docteur ? Avez-vous déjà bu du vin nouveau ?

Mets-moi un instant la main sur le front pour me donner du courage.

Le pire c’est que je ne peux même pas prendre un verre d’eau, on se repaît aussi un peu de son désir.

Le lilas, c’est merveilleux, n’est-ce pas – il boit en mourant, il se saoule encore.

Autant que de l’infection, tu mourais de soif et de faim. Tu trouvas la force incroyable de corriger les épreuves d’UnChampion de jeûne.

Maintenant je vais le lire.

Cela va par trop m’agiter, peut-être, c’est que je suis obligé de le revivre.

Le 2 juin, tu travaillais encore sur ces épreuves. Le 3, à l’aube, tu fus pris d’une grande agitation. La douleur était telle que tu dis à Robert : Tue-moi, ou sinon tu es un assassin.

Il t’administra de la morphine. Tu mourus à midi.

Dora, folle de douleur, refusa de quitter ton corps.

Lors de ton enterrement, le 11 juin au vieux cimetière juif de Prague, il fallut l’empêcher de se jeter dans la fosse avec ton cercueil.

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Comme elle étincelle sous mes yeux, cette vie possible, avec ses couleurs d’acier, ses barres d’acier tendues qui se détachent sur une obscurité aérienne !

Au moment où tu pensais pouvoir enfin l’atteindre, cette vie possible se révéla définitivement inaccessible.

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J’annonçai ta mort dans Narodni Listy, le 7 juin :

(…) Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu’il a écrits sont cruels et douloureux. Il voyait le monde plein de démons invisibles qui déchirent et anéantissent l’homme sans défense (…) Il connaissait le monde d’une manière insolite et profonde, lui-même était un monde insolite et profond. Il a écrit les livres les plus importants de la jeune littérature allemande ; toutes les luttes de la génération d’aujourd’hui dans le monde entier y sont incluses, encore que sans esprit de doctrine. Ils sont vrais, nus et douloureux, si bien que, même lorsqu’ils s’expriment de manière symbolique, ils sont presque naturalistes. Ils sont pleins de l’ironie sèche et de la vision sensible d’un homme qui voyait le monde si clairement qu’il ne pouvait pas le supporter et qu’il lui fallait mourir, s’il ne voulait pas faire de concessions comme les autres et chercher secours dans les diverses erreurs de la raison et de l’inconscient, même les plus nobles…

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à suivre, selon le principe exposé en première note de sa catégorie (encore une ou deux fois et c’est la fin)

alinareyes