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« Tel est le point. Un plaisir qui s’approfondit quelquefois jusqu’à communiquer une illusion de compréhension intime de l’objet qui le cause ; un plaisir qui excite l’intelligence, la défie, et lui fait aimer sa défaite ; davantage, un plaisir qui peut irriter l’étrange besoin de produire, ou de reproduire la chose, l’événement ou l’objet ou l’état, auquel il semble attaché, et qui devient par là une source d’activité sans terme certain, capable d’imposer une discipline, un zèle, des tourments à toute une vie, et de la remplir, si ce n’est d’en déborder, – propose à la pensée une énigme singulièrement spécieuse qui ne pouvait échapper au désir et à l’étreinte de l’hydre métaphysique. Rien de plus digne de la volonté de puissance du Philosophe que cet ordre de faits dans lequel il trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, liés d’une liaison essentielle, qui accusait une réciprocité remarquable entre ces termes, et s’opposait à l’effort scolastique, sinon cartésien, de division de la difficulté. L’alliance d’une forme, d’une matière, d’une pensée, d’une action et d’une passion ; l’absence d’un but bien déterminé, et d’aucun achèvement qui pût s’exprimer en notions finies ; un désir et sa récompense se régénérant l’un par l’autre ; ce désir devenant créateur et par là, cause de soi ; et se détachant quelquefois de toute création particulière et de toute satisfaction dernière, pour se révéler désir de créer pour créer , – tout ceci anima l’esprit de métaphysique : il y appliqua la même attention qu’il applique à tous les autres problèmes qu’il a coutume de se forger pour exercer sa fonction de reconstructeur de la connaissance en forme universelle.
Mais un esprit qui vise à ce degré sublime, où il espère s’établir en état de suprématie, façonne le monde qu’il ne croit que représenter. Il est bien trop puissant pour de voir que ce qui se voit. (…)
Ainsi, devant le mystère du plaisir dont je parle, le Philosophe justement soucieux de lui trouver une place catégorique, un sens universel, une fonction intelligible ; séduit, mais intrigué, par la combinaison de volupté, de fécondité, et d’une énergie assez comparable à celle qui se dégage de l’amour, qu’il y découvrait ; ne pouvant séparer, dans ce nouvel objet de son regard, la nécessité de l’arbitraire, la contemplation de l’action, ni la matière de l’esprit, – toutefois ne laissa pas de vouloir réduire par ses moyens ordinaires d’exhaustion et de division progressive, ce monstre de la Fable Intellectuelle, sphinx ou griffon, sirène ou centaure, en qui la sensation, l’action, le songe, l’instinct, les réflexions, le rythme et la démesure se composent aussi intimement que les éléments chimiques dans les corps vivants ; qui parfois nous est offert par la nature, mais comme au hasard, et d’autres fois, formé, au prix d’immenses efforts de l’homme, qui en fait le produit de tout ce qu’il peut dépenser d’esprit, de temps, d’obstination, et en somme, de vie.
La Dialectique, poursuivant passionnément cette proie merveilleuse, la pressa, la traqua, la força dans le bosquet des Notions Pures.
C’est là qu’elle saisit l’Idée du Beau.
Mais c’est une chasse magique que la chasse dialectique. Dans la forêt enchantée du Langage, les poètes vont tout exprès pour se perdre, et s’y enivrer d’égarement, cherchant les carrefours de signification, les échos imprévus, les rencontres étranges ; ils n’en craignent ni les détours, ni les surprises, ni les ténèbres ; – mais le veneur qui s’y excite à courre la « vérité », à suivre une voie unique et continue, dont chaque élément soit le seul qu’il doive prendre pour ne perdre ni la piste, ni le gain du chemin parcouru, s’expose à ne capturer enfin que son ombre. Gigantesque, parfois ; mais ombre tout de même. »
Paul Valéry, Discours sur l’esthétique
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