La stratégie du choc, par Naomi Klein (17) Israël, avant-poste et emblème du vieux monde

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Derniers extraits de la série, remonter dans la page pour les lire dans l’ordre du livre ou selon pays ou thématiques.

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Après un chapitre sur le tsunami de 2004 au Sri-Lanka, où l’on voit la même logique de choc économique faire des ravages comparables à ceux que nous avons vus dans le reste du monde (notamment en chassant de la côte les pêcheurs pauvres, sans compensation, pour les remplacer par des installations pour touristes riches), Naomi Klein intitule le dernier chapitre de son livre : Quand la paix ne sert plus à rien – Israël : le signal d’alarme.

« L’économie connaissait une sorte d’ « âge d’or de la croissance généralisée ». En d’autres termes, le monde courait à sa perte, la stabilité était un vain rêve, et l’économie mondiale applaudissait à tout rompre. (…) Aujourd’hui, l’instabilité mondiale ne profite pas qu’à un petit groupe de marchands d’armes ; elle procure au contraire des profits mirobolants au secteur de la sécurité de pointe, à la construction lourde, aux fournisseurs de services de santé qui traitent les soldats blessés, aux secteurs pétrolier et gazier – et évidemment, aux entrepreneurs de l’industrie de la défense. » (p.513)

« Pendant les années 1990, environ un million de juifs quittèrent l’ex-Union soviétique pour Israël. Les immigrants qui s’y établirent pendant cette période comptent aujourd’hui pour plus de 18 % de la population totale d’Israël. (…) À l’échelle de l’Europe, c’est comme si toute la Grèce transportait ses pénates en France. (…) Arrivés en Israël sans le sou après avoir vu leurs économies englouties par les dévaluations qu’avait entraînées la thérapie de choc, de nombreux habitants de l’ex-Union soviétique se laissaient facilement tenter par les territoires occupés, où les maisons et les appartements étaient beaucoup moins chers, sans parler des primes et des prêts spéciaux qu’on leur faisait miroiter. » (pp 521-523)

« Les nouveaux arrivants jouèrent un rôle décisif dans le boom. Parmi les centaines de milliers de Soviétiques qui débarquèrent en Israël dans les années 1990, il y avait plus de scientifiques bardés de diplômes que n’en avait formé le plus important institut du pays au cours de ses 80 années d’existence. On trouvait dans leurs rangs bon nombre de savants qui avaient aidé l’Union soviétique à se maintenir pendant la Guerre froide. Ils furent, ainsi que le déclara un économiste israélien, « le carburant qui propulsa l’industrie de la technologie. (…) L’ouverture des marchés promettait des bénéfices de part et d’autre du conflit, mais, à l’exception d’une élite corrompue entourant Arafat, les Palestiniens ne profitèrent absolument pas du boom de l’après-Oslo. Le principal obstacle fut le bouclage imposé en 1993. (…) La fermeture abrupte des frontières en 1993 eut des effets catastrophiques sur la vie économique palestinienne. (…) Les travailleurs ne pouvaient pas travailler, les commerçants ne pouvaient pas vendre leurs produits, les agriculteurs ne pouvaient pas se rendre dans leurs champs. (…) En 1996, affirme Sara Roy, qui a analysé en détail l’impact économique du bouclage, « 66 % des membres de la population active palestinienne étaient au chômage ou gravement sous-employés. » (p.524)

« La fourniture de produits liés à la « sécurité » – en Israël et à l’étranger – est directement responsable d’une bonne part de la phénoménale croissance économique que connaît Israël depuis quelques années. Il n’est pas exagéré d’affirmer que l’industrie de la guerre contre le terrorisme a sauvé l’économie vacillante d’Israël. [S’ensuit une longue liste, non exhaustive, des villes du monde, notamment américaines, faisant appel aux industries de technologies de surveillance et de sécurité israéliennes]. Comme de plus en plus de pays se transforment en forteresses (on érige des murs et des clôtures de haute technologie entre l’Inde et le Cachemire, l’Arabie Saoudite et l’Irak, l’Afghanistan et le Pakistan), les « barrières de sécurité » deviendront peut-être le plus vaste marché du désastre d’entre tous. C’est pourquoi Elbit et Margal ne se formalisent pas de la réprobation que suscite la barrière israélienne un peu partout dans le monde – en fait, ces sociétés y voient plutôt une forme de publicité gratuite. » (pp 528-531)

« Le boom de la sécurité s’est accompagné d’une vague de privatisations et de compression des dépenses sociales qui ont pratiquement anéanti l’héritage du sionisme travailliste et créé une épidémie d’inégalités comme les Israéliens n’en avaient jamais connue. En 2007, 24,4 % des Israéliens se trouvaient sous le seuil de la pauvreté, et 35,5 % des enfants vivaient dans la pauvreté – contre 8 % vingt ans plus tôt. » (p.532)

« La recette de la guerre mondiale à perpétuité est d’ailleurs celle que l’administration Bush avait proposée au complexe du capitalisme du désastre naissant, au lendemain du 11 septembre. Cette guerre, aucun pays ne peut la gagner, mais là n’est pas la question. Il s’agit plutôt de créer la « sécurité » dans des pays-forteresses soutenus par d’interminables conflits de faible intensité à l’extérieur de leurs murs. (…) C’est toutefois en Israël que le processus est le plus avancé : un pays tout entier s’est transformé en enclave fortifiée à accès contrôlé entourée de parias refoulés à l’extérieur, parqués dans des zones rouges permanentes. Voilà à quoi ressemble une société qui n’a plus d’intérêts économiques à souhaiter la paix et s’est investie toute entière dans une guerre sans fin et impossible à gagner dont elle tire d’importants avantages. D’un côté, Israël ; de l’autre, Gaza (…) des millions de personnes qui forment, a-t-on décidé, une humanité excédentaire. » (pp 534-535)

De la conclusion de cet ouvrage dont bien sûr je conseille la lecture complète, je retiendrai ceci :

Dans le monde, « les mouvements de renouveau populaires partent du principe qu’il est impossible de fuir les gâchis considérables que nous avons créés et que l’oblitération – de la culture, de l’histoire, de la mémoire – a fait son temps. Ces mouvements cherchent à repartir, non pas de zéro, mais plutôt du chaos, des décombres qui nous entourent. Tandis que la croisade corporatiste poursuit son déclin violent et augmente sans cesse les chocs d’un cran pour vaincre les résistances de plus en plus vives qu’elle rencontre sur sa route, ces projets indiquent une voie d’avenir possible au milieu des fondamentalismes. »

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Le vieux monde poursuit sa course à la mort, le nouveau monde est en route. Que ceux qui aiment la vie, pour eux et pour leurs enfants, s’engagent dans la bonne voie.

La stratégie du choc, par Naomi Klein (16) Accaparement et torture en Irak

Abu-Ghraib

tortures à Abou Ghraïb

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La sixième partie du livre consacrée à l’Irak comprend trois chapitres dont voici quelques passages significatifs.

« On présente parfois la doctrine « le choc et l’effroi » comme une simple stratégie visant à affirmer une puissance de feu dominante, mais, aux yeux de ses auteurs, c’est bien davantage : il s’agit, affirment-ils, d’un programme psychologique raffiné prenant pour cible « la capacité de résistance de la population ». Les outils utilisés sont bien connus d’une autre branche du complexe militaire américain : la privation sensorielle et la saturation de stimuli, conçus pour provoquer la confusion et la régression. (…) L’Irak fut soumis à la torture de masse pendant des mois ; l’expérience avait débuté bien avant la pluie de bombes. » (p.401)

« À l’approche de l’invasion de l’Irak, le Pentagone enrôla tous les médias américains dans un exercice d’ « escalade de la peur » à l’intention de l’Irak. (…) Les Irakiens, qui captaient les comptes rendus terrifiants grâce à des satellites de contrebande où à des coups de fil de parents vivant à l’étranger, imaginèrent pendant des mois les horreurs qui les attendaient. Les mots « choc et effroi » devinrent en eux-mêmes une arme psychologique puissante. » (p. 402)

Puis ce sont les bombardements sur Bagdad, la coupure des réseaux téléphoniques et de l’électricité, en sorte que plus personne ne puisse prendre des nouvelles des autres ni de ce qui se passe, et que tous soient réduits à l’obscurité et à l’isolement. S’ensuivent le pillage du musée, l’incendie de la bibliothèque nationale, la destruction des trésors du patrimoine, dont l’armée américaine se dédouane puisqu’ils sont le fait d’Irakiens, mais dont Naomi Klein montre qu’elle a volontairement « laissé faire ». « Bagdad est la mère de la culture arabe, dit au Washington Post Ahmed Abdullah, âgé de 70 ans. L’intention est d’oblitérer notre culture. » (p. 405)

« L’aveuglement néocolonial est un thème récurrent de la guerre contre le terrorisme. Dans la prison de Guantanamo Bay, qu’administrent les Américains, on trouve une pièce connue sous le nom de « cabane de l’amour ». Une fois qu’on a établi qu’ils ne sont pas des combattants ennemis, les détenus y sont conduits en attendant leur libération. Là, ils ont la possibilité de regarder des films hollywoodiens et de se gaver de « fast-food » américain. (…) Selon Rhuhel Ahmed, ami d’Iqbal, le traitement de faveur avait une explication très simple : « Ils savaient qu’ils nous avaient maltraités et torturés pendant deux ans et demi, et ils espéraient que nous allions tout oublier. » (pp 407-408)

« Ouvrir sur-le-champ les frontières aux importations, sans la moindre condition : ni tarifs, ni droits, ni inspections, ni taxes. Deus semaines après son arrivée, Bremer déclara que le pays « était prêt à brasser des affaires ». Du jour au lendemain l’Irak, l’un des pays les plus isolés, coupé du monde par les sanctions draconiennes qu’avait imposées l’ONU, devint le marché le plus ouvert de la planète. (…) Comme les prisonniers qui fréquentaient la cabane de l’amour de Guantanamo Bay, l’Irak serait conquis à coups de Pringles et de produits de la culture populaire – tel était en tout cas le plan d’après-guerre de l’administration Bush. » (pp 408-409)

« Washington avait l’intention de faire de l’Irak un territoire neuf, exactement comme il avait été fait de la Russie des années 1990, sauf que, cette fois, c’étaient des entreprises américaines – et non des compétiteurs locaux ou encore européens, russes ou chinois – qui recueilleraient sans effort les milliards. (…) En Irak, Washington avait supprimé les intermédiaires : le FMI et la Banque mondiale étaient relégués à des rôles de soutien, tandis que les États-Unis occupaient toute la scène. Le gouvernement, c’était Paul Bremer ; comme l’affirma un haut-gradé des États-Unis à l’Associated Press, il était inutile de négocier avec le gouvernement local, puisque « en ce moment, ce serait comme négocier avec nous-mêmes. » (pp 412-413)

« En fait, les forces qui déchirent aujourd’hui l’Irak – corruption endémique, sectarisme féroce, montée du fondamentalisme religieux, tyrannie des escadrons de la mort – s’imposèrent au rythme de la mise en place de l’anti-plan Marshall de Bush. Après le renversement de Saddam Hussein, l’Irak avait un besoin urgent de guérison et de réunification. Seuls des Irakiens auraient pu mener cette tâche à bien. À ce stade où le pays était fragilisé, on préféra le transformer en laboratoire du capitalisme sanguinaire – système qui monta des communautés et des particuliers les uns contre les autres, entraîna la suppression de centaines de milliers d’emplois et de ressources vitales et transforma la soif de justice des Irakiens en impunité absolue pour leurs occupants étrangers. » (p. 422)

« Bremer éradiqua la démocratie chaque fois que pointait sa tête d’hydre. Après six mois de travail, il avait annulé une assemblée constituante, opposé son veto à l’idée d’élire les rédacteurs de la future Constitution, annulé et interrompu des dizaines d’élections provinciales et locales et terrassé la bête des élections nationales. (…) Bon nombre de responsables en poste en Irak pendant les premiers mois de l’occupation établissent un lien direct entre les diverses décisions prises pour retarder l’avènement de la démocratie ou l’affaiblir et l’implacable montée de la résistance armée. » (p. 439)

« Les chocs infligés dans la salle de torture suivirent immédiatement les chocs économiques les plus controversés administrés par Bremer. Les derniers jours du mois d’août marquaient la conclusion d’un long été au cours duquel il avait édicté des lois et annulé des élections. Ces mesures ayant eu pour effet de gonfler les rangs de la résistance, on chargea les soldats américains de défoncer les portes des maisons et de faire passer à l’Irak le goût de résister, un homme en âge de se battre à la fois. » (p. 443)

Le compte-rendu des techniques de tortures mises en œuvre sur les hommes ainsi plus ou moins arbitrairement arrêtés prend ensuite plusieurs pages.

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (15) Au nom de la peur, du fric et de l’empire

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« En joignant les rangs de l’équipe de George W. Bush en 2001, Rumsfeld avait une mission : réinventer l’art de la guerre au XXIe siècle pour en faire une manifestation plus psychologique que physique, un spectacle plutôt qu’une lutte. Et surtout, un exercice beaucoup plus rentable que jamais auparavant. » (p. 342)

« C’est en 1997, au moment où il fut nommé président du conseil de l’entreprise de biotechnologie Gilead Sciences, que Rumsfeld s’affirma en tant que protocapitaliste du désastre. La société fit breveter le Tamiflu, prescrit contre de multiples formes de grippe et médicament privilégié pour le traitement de la grippe aviaire. En cas d’épidémie du virus fortement contagieux (ou d’une simple menace en ce sens), les gouvernements seraient tenus d’acheter à Gilead Sciences pour plusieurs milliards de dollars du produit » [produit par ailleurs fortement controversé à cause de la possibilité de terribles effets secondaires, précise l’auteur en note]. (p. 349)

« Les héros incontestés du 11 septembre étaient les cols blancs arrivés en premier sur les lieux – les policiers, les pompiers et les secouristes, dont 403 perdirent la vie en tentant de faire évacuer les tours et de venir en aide aux victimes. Soudain, l’Amérique était éprise des hommes et des femmes en uniforme. Les politiciens – qui se vissèrent sur le crâne en toute hâte des casquettes de base-ball à l’effigie du NYPD et du FDNY – avaient du mal à suivre. Lorsque, le 14 septembre, Bush visita « Ground Zero » (…), il rendit hommage aux fonctionnaires syndiqués, ceux-là même que le gouvernement conservateur moderne s’était juré d’éliminer. » (p.358)

« Avec le recul, on le voit bien : au cours de la période de désorientation collective qui suivit les attentats, on assista ni plus ni moins à une forme de thérapie de choc économique. L’équipe Bush, friedmanienne jusqu’à la moelle, profita de l’état de choc dans lequel la nation était plongée pour imposer sa vision d’un gouvernement « coquille vide » au sein duquel tout – de la guerre jusqu’aux interventions en cas de catastrophes – relevait de l’entreprise à but lucratif. » (p. 359)

« Comme la bulle informatique avant elle, la bulle du désastre se gonfle de façon imprévisible et chaotique. Les caméras assurèrent à l’industrie de la sécurité intérieure l’un de ses premiers booms ; on en installa 4,2 millions en Grande-Bretagne, une pour quatorze habitants, et 30 millions aux États-Unis. (…) En raison de toutes ces activités d’espionnage – registres d’appels, relevés d’écoutes téléphoniques, dossiers financiers, courrier, caméras de surveillance, navigation sur le Web -, le gouvernement croule sous les informations, ce qui a donné naissance à un autre vaste marché, celui de la gestion et de l’exploitation des données, de même qu’à un logiciel qui serait capable de « tirer du sens » de ce déluge de mots et de chiffres et de signaler les activités suspectes. » (pp 363-364)

« Pour obtenir de tels contrats lucratifs, les interrogateurs à la pige ont tout intérêt à savoir arracher aux prisonniers le genre d’ « informations exploitables » que recherchent leurs employeurs de Washington (…) de puissants intérêts incitent les entrepreneurs à recourir à toutes les méthodes jugées nécessaires pour obtenir les renseignements convoités, quelle que soit leur fiabilité. (…) Il ne faut pas oublier non plus la version low-tech de ce genre de « solutions » privées dans le contexte de la guerre contre le terrorisme – à savoir payer de petites fortunes à n’importe qui ou presque pour le moindre renseignement sur de présumés terroristes. (…) Les cellules de Bagram et de Guantanamo en vinrent bientôt à déborder de bergers, de chauffeurs de taxi, de cuisiniers et de commerçants – qui, selon les hommes qui les avaient dénoncés pour toucher la récompense promise, représentaient tous un danger mortel. » (pp 367-368)

« … la définition même du corporatisme : la grande entreprise et le gouvernement tout-puissant combinant leurs formidables puissances respectives pour mieux contrôler les citoyens. » (p. 370)

« Évidemment, les faucons de Washington tiennent à ce que les États-Unis jouent un rôle impérial dans le monde et qu’Israël fasse de même au Moyen-Orient. Impossible, toutefois, de détacher ce projet militaire – guerre sans fin à l’étranger et État sécuritaire chez soi – des intérêts du complexe du capitalisme du désastre, qui a bâti sur ces prémisses une industrie multimilliardaire. » (p. 388)

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (14) La chasse aux tigres de l’Asie

91_440dans les ordures de Manille, photo Michaël Sztanke/RFI

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Nous passons au chapitre 13.

« Quelques semaines avant la débâcle, ces pays faisaient figure d’exemples de bonne santé et de vitalité économiques – c’étaient les « tigres de l’Asie », les réussites les plus spectaculaires de la mondialisation. (…) Les pays d’Asie furent victimes d’un effet de panique, rendu fatal par la vitesse et la volatilité des marchés mondialisés. Une simple rumeur selon laquelle la Thaïlande n’avait pas assez de dollars pour soutenir sa devise déclencha un sauve-qui-peut au sein de la horde électronique. Les banques réclamèrent le remboursement de leurs prêts, et le marché immobilier, véritable bulle soutenue par une croissance ultra-rapide, se dégonfla aussitôt. (…) La crise entraîna des actes désespérés » : pillages, dons massifs de bijoux en or des citoyens pour éponger la dette du pays, suicides, suicides collectifs… (p.320)

« La crise asiatique naquit d’un cycle de peur classique. Seul aurait pu l’atténuer un geste comme celui qui sauva la devise mexicaine lors de la « crise tequila » de 1994 : l’octroi rapide d’un prêt décisif – preuve, aux yeux du marché, que le Trésor des États-Unis n’entendait pas laisser tomber le Mexique. Rien de tel ne s’annonçait en Asie. Dès le début de la crise, au contraire, un nombre surprenant de gros bonnets de l’establishment financier déclarèrent à l’unisson : Ne venez pas en aide à l’Asie. » (p.321)

« Le FMI – après avoir laissé la situation dégénérer pendant des mois – entama enfin des négociations avec les gouvernements asiatiques en difficulté. (…) « On ne peut pas forcer un pays à demander de l’aide. Il doit venir à nous. Mais quand il est à court d’argent, il n’a pas beaucoup de recours », déclara Stanley Fischer, responsable des pourparlers pour le FMI. (…) On qualifie souvent le FMI de pantin du Trésor des États-Unis, mais jamais les ficelles ne furent plus visibles qu’au cours de ces négociations. » (pp 324-325) S’ensuivent les habituels manœuvres et chantages du FMI, qui permettent à des industriels étrangers de faire main basse sur toutes les entreprises asiatiques.

« L’ « aide » du FMI avait transformé la crise en désastre. (…) Le coût humain de l’opportunisme du FMI fut presque aussi élevé en Asie qu’en Russie. L’Organisation internationale du travail estime à 24 millions le nombre de personnes qui perdirent leur emploi au cours de cette période. (…) Selon la Banque mondiale, vingt millions d’Asiatiques furent condamnés à la pauvreté au cours de la période que Rodolfo Walsh avait qualifiée de « misère planifiée. (…) Comme toujours, les femmes et les enfants furent les grands perdants de la crise. Aux Philippines et en Corée du Sud, de nombreuses familles des régions rurales vendirent leurs filles à des trafiquants d’êtres humains qui les firent travailler comme prostituées en Australie, en Europe et en Amérique du Nord. En Thaïlande, les responsables de la santé publique firent état d’une recrudescence de la prostitution infantile de 20 % en une année seulement – celle qui suivit l’imposition des réformes du FMI. Aux Philippines, on observa un phénomène analogue ». (p.329)

« Deux mois après la conclusion de l’accord final du FMI avec la Corée du Sud, le Wall Street Journal fit paraître un article au titre révélateur : « Wall Street vampirise la zone Asie-Pacifique ». » (p. 331)

« La vérité, c’est que, dix ans plus tard, la crise asiatique n’est toujours pas terminée. Lorsque 24 millions de personnes perdent leur emploi en deux ans, on assiste à l’apparition d’un désespoir nouveau, qu’aucune culture ne peut absorber facilement. Dans la région, il prit de multiples formes, d’une montée significative de l’extrémisme religieux en Indonésie et en Thaïlande à une croissance exponentielle de la prostitution infantile. » (p. 334)

« Telles sont les conséquences systématiquement passées sous silence des politiques que le FMI qualifie de « programmes de stabilisation ». (…) Le secret honteux de la « stabilisation », c’est que la vaste majorité des gens ne réussissent pas à remonter dans le navire. Au lieu de quoi ils finissent dans des bidonvilles – où s’entassent aujourd’hui un milliard de personnes -, dans des bordels ou dans des conteneurs de marchandises. Ce sont les déshérités de la terre, ceux à propos desquels le poète allemand Rainer Maria Rilke écrit : « ce qui était ne leur appartient plus, et pas encore, ce qui s’approche ». (p. 335)

« La crise asiatique montrait indéniablement que l’exploitation des désastres était extraordinairement rentable. » (p. 336)

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (13) La Russie en proie aux gloutons fébriles

00-illarion-pryanishnikov-the-french-retreat-in-1812-1874La Retraite française, une oeuvre d’Illarion Pryanishnikov

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« À peine deux semaines après que le comité Nobel eut déclaré la fin de la Guerre froide, The Economist conseillait à Gorbatchev de modeler sa conduite sur celle de l’un des meurtriers les plus infâmes de la Guerre froide. Sous le titre « Mikhail Sergeevitch Pinochet ? », l’auteur concluait que même si le fait de suivre ses conseils risquait de causer « une effusion de sang […], le moment était peut-être venu, pour l’Union Soviétique, d’entreprendre une réforme néolibérale à la Pinochet ». Le Washington Post alla encore plus loin. En août 1991, il fit paraître un commentaire coiffé du titre suivant : « Le Chili de Pinochet pourrait servir de modèle pratique à l’économie soviétique ». (…) Gorbatchev trouva bientôt sur son chemin un adversaire tout à fait disposé à jouer le rôle d’un Pinochet russe. (…) Eltsine était un glouton notoire doublé d’un gros buveur. » (pp 268-269)

« Ce que réclamait Eltsine, c’était le genre de pouvoirs exécutifs qu’exercent les dictateurs, et non les démocrates, mais le Parlement lui était toujours reconnaissant du rôle qu’il avait joué au moment de la tentative de coup d’État, et le pays avait désespérément besoin de l’aide étrangère. La réponse fut oui. » (p.270)

« Au bout d’une année seulement, la thérapie de choc avait prélevé un très lourd tribut : des millions de Russes de la classe moyenne avaient vu l’épargne de toute une vie être engloutie par la dévaluation de la monnaie ; en raison de l’élimination brusque des subventions, des millions de travailleurs n’étaient plus payés depuis des mois. En 1992, la consommation du Russe moyen avait diminué de 40 % par rapport à 1991, et le tiers de la population vivait sous le seuil de la pauvreté. Les Russes de la classe moyenne durent se résoudre à vendre des effets personnels sur des tables pliantes installées au bord de la rue – expédients désespérés qui, aux yeux des économistes de l’école de Chicago, signifiaient l’avènement de l’ « esprit d’entreprise ». » (pp 273-274)

« Eltsine, sûr du soutien de l’Occident, s’engagea de façon irréversible dans ce qu’on appelait désormais ouvertement la « solution Pinochet » (…) Comme il venait de doubler la solde des soldats, l’armée lui était pour l’essentiel favorable. Selon le Washington Post, il fit « encercler le Parlement par des milliers de militaires du ministère de l’Intérieur, des barbelés et des canons à eau, puis il interdit à quiconque de passer. (…) Une centaine de manifestants et un militaire furent tués. Ensuite, Eltsine abolit tous les conseils municipaux et régionaux du pays. La jeune démocratie russe était démantelée, pièce par pièce. » (pp 276-277)

Le Parlement finit brûlé par l’armée. « À la fin de la journée, l’attaque en règle des militaires avait coûté la vie à environ 500 personnes et fait près de 1000 blessés. Moscou n’avait pas connu une telle violence depuis 1917. (…) Kagarlitski se rappelle les propos du policier qui lui assénait des coups à la tête : « Vous voulez de la démocratie, espèce de fumier ? Nous allons vous en donner, de la démocratie ! » (pp 278-279)

« Les bénificiaires du boom ? Un club limité de Russes, dont bon nombre d’anciens apparatchiks du Parti communiste, et une poignée de gestionnaires de fonds communs de placements occidentaux qui obtinrent des rendements faramineux en investissant dans des entreprises russes nouvellement privatisées. Se forma ainsi une clique de nouveaux milliardaires, dont bon nombre, en raison de leur richesse et de leur pouvoir proprement impérial, allaient faire partie du groupe universellement connu comme celui des « oligarques » ; ces hommes s’associèrent aux Chicago Boys d’Eltsine et dépouillèrent le pays de la quasi-totalité de ses richesses. D’énormes profits furent virés dans des comptes bancaires à l’étranger, au rythme de deux milliards de dollars par mois. Avant la thérapie de choc, la Russie ne comptait aucun millionnaire ; en 2003, selon la liste du magazine Forbes, il y avait dix-sept milliardaires dans le pays. » (p. 281)

« Les effets du programme économique furent si brutaux pour le Russe moyen et l’aventure si clairement entachée par la corruption que la côte de popularité du président tomba sous les 10 %. ( …) En décembre 1994, Eltsine fit ce que de nombreux chefs d’État déterminés à s’accrocher coûte que coûte au pouvoir avaient fait avant lui : il déclencha une guerre. (…) et le ministre de la Défense prédit que son armée n’aurait besoin que de quelques heures pour vaincre les forces de la République sécessionniste de Tchétchénie. » (p.282)

« Dans le nouveau contexte de terreur, le fait que Poutine [Premier ministre] eut passé dix-sept ans au KGB (…) semblait soudain rassurer de nombreux Russes. Comme Eltsine sombrait de plus en plus dans l’alcoolisme, Poutine, le protecteur, était idéalement placé pour lui succéder à la présidence. Le 31 décembre 1999, au moment où la guerre en Tchétchénie interdisait tout débat sérieux, quelques oligarques organisèrent une discrète passation des pouvoirs d’Eltsine à Poutine, sans élections à la clé. » (p.288)

Multiplication énorme du nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté (2 millions en 1989, 74 millions dix ans plus tard), 3,5 millions d’enfants russes sans abri selon l’UNICEF, deux fois plus de consommation d’alcool, neuf fois plus de toxicomanes (soit 4 millions), deux fois plus de suicides, quatre fois plus de crimes violents, décroissance démographique spectaculaire… tels sont quelques-uns de maux recensés ensuite par l’auteur.

« La misère planifiée est d’autant plus grotesque que l’élite étale sa fortune à Moscou plus que partout ailleurs, sauf peut-être dans une poignée d’émirats pétroliers. (…) Le pillage d’un pays riche comme la Russie a exigé des actes de terreur extrêmes – de l’incendie du Parlement à l’invasion de la Tchétchénie. (…) Eltsine avait beau bafouer tout ce qui ressemblait de près ou de loin à la démocratie, l’Occident qualifiait son règne de « transition vers la démocratie », fiction qui ne se fissura que lorsque Poutine s’en prit à quelques-unes des activités illégales des oligarques. » (pp 290-291)

« Comme Adam Smith l’avait parfaitement compris, l’anarchie qui règne dans les territoires nouveaux n’a rien de problématique. Au contraire, elle fait partie du jeu, au même titre que la contrition et la promesse solennelle de faire mieux la prochaine fois. » (p. 297)

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (12) La libération entravée de l’Afrique du Sud

Greg Marinovichphoto Greg Marinovich

Chapitre 10. Naomi Klein y montre comment s’est refermé sur l’ANC le piège d’un pouvoir donné aux Noirs mais non sans avoir été enchaîné par les puissances de l’argent : s’ils bénéficient désormais des mêmes droits civiques que les Blancs, le « choc économique » imposé par des manipulations et une persuasion malhonnête, loin de les faire accéder à un mieux-être, les a davantage enfoncés dans les inégalités et la misère.

« En janvier 1990, Nelson Mandela, âgé de 71 ans, s’assit dans sa cellule pour écrire un message à l’intention de ses partisans. La missive avait pour but de clore le débat entourant la question de savoir si 27 années d’emprisonnement (…) avaient émoussé la volonté du chef de transformer l’économie de l’apartheid. Le message, qui ne comportait que deux phrases, trancha la question une fois pour toutes : « Nationaliser les mines, les banques et les industries en situation de monopole fait partie du programme de l’ANC, et tout changement ou toute modification à cet égard apparaît inconcevable. Nous soutenons et encourageons l’habilitation économique des Noirs, et celle-ci passe inévitablement par l’appropriation de certains secteurs de l’économie par l’État. » (pp 238-239)

« Malgré leurs divergences, toutes les factions du mouvement de libération s’entendaient pour dire que l’apartheid n’était pas uniquement un système politique régissant le droit de vote et la liberté de mouvement. C’était aussi un système économique qui se servait du racisme pour imposer un ordre extrêmement lucratif en vertu duquel une petite élite blanche tirait d’énormes profits des mines, des exploitations agricoles et des usines de l’Afrique du Sud parce que les membres de la vaste majorité noire n’avaient pas le droit de posséder la terre et devaient fournir leur travail à une fraction seulement de sa valeur – en cas de rébellion, ils étaient battus et emprisonnés. » (pp 240-241)

« Comme le résuma plus tard Mandela, « le Parti national essayait de préserver la suprématie des Blancs avec notre consentement ». (…) Pendant que se déroulaient ces négociation tendues entre rivaux, l’ANC préparait fébrilement ses membres à l’accession au pouvoir. Des équipes d’économistes et d’avocats du parti formèrent des groupes de travail chargés de définir les modalités précises de la transformation des promesses de la Charte de la Liberté, notamment dans les secteurs du logement et de la santé, en politiques concrètes. (…) Ce qu’ignoraient les militants, c’est que, pendant qu’ils planchaient sur leurs plans audacieux, l’équipe chargée des négociations économiques faisait des concessions qui rendraient leur mise en application strictement impossible. » (pp 244-245)

« Mbeki réussit à convaincre Mandela qu’il devait rompre définitivement avec son passé. L’ANC devait se doter d’un tout nouveau programme économique – un plan audacieux, percutant et spectaculaire qui indiquerait, en des termes que les marchés sauraient décoder, que l’ANC était prêt à adhérer au consensus de Washington. Comme en Bolivie, où la thérapie du choc fut concoctée en secret, à la manière d’une opération militaire clandestine, seuls les plus proches collaborateurs de Mbeki savaient qu’un nouveau programme économique était en chantier et que celui-ci était très différent des promesses faites aux élections de 1994. » (p.255)

« La thérapie de choc est toujours un pari risqué. Dans le cas de l’Afrique du Sud, ce fut un échec. » (p.256)

« Sooka, qui préside aujourd’hui la Fondation pour les droits de l’homme d’Afrique du Sud, dit que les audiences de la Commission, si elles ont permis de traiter ce qu’elle appelle « les manifestations extérieures de l’apartheid, comme la torture, les sévices extrêmes et les disparitions », ont laissé « totalement dans l’ombre » le système économique qui a profité de ces abus (…). Si elle pouvait tout reprendre depuis le début, dit Sooka, « je ferais les choses autrement. Je m’intéresserais aux systèmes de l’apartheid, dont la question agraire, et j’examinerais de très près le rôle des multinationales et du secteur minier, parce que, à mon avis, c’est là que se trouve la véritable source des maux de l’Afrique du Sud. […] Je me pencherais sur les effets systématiques des politiques de l’apartheid, et je ne consacrerais qu’une seule séance à la torture. Quand on se concentre sur la torture, me semble-t-il, on perd de vue les intérêts qu’elle sert, et c’est là que commence le révisionnisme. » (p.258)

« En fin de compte, l’Afrique du Sud a fait les frais d’une forme particulièrement retorse de réparations à l’envers : les entreprises appartenant à des Blancs qui ont réalisé d’énormes profits en exploitant le travail des Noirs pendant l’apartheid n’ont pas versé un sou en dédommagement, tandis que les victimes de l’apartheid continuent d’envoyer de généreux chèques de paie à leurs persécuteurs » (pour rembourser la dette et payer de confortables pensions à vie aux anciens fonctionnaires de l’apartheid qui ont préféré partir après la passation des pouvoirs). (p. 260)

« Plus de dix ans après que l’Afrique du Sud eut décidé d’opter pour le thatchérisme comme moyen d’assurer la justice par voie de percolation (…), le nombre de personnes qui vivent avec moins d’un dollar par jour a doublé (…) le nombre de personnes qui vivent dans des cabanes de fortune a augmenté de 50 %. En 2006, plus d’un Sud-Africain sur quatre vivait dans des cabanes situées dans des bidonvilles officieux, souvent sans eau courante et sans électricité. » (p. 263)

à suivre

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La stratégie du choc, par Naomi Klein (11) Pologne, Chine : le « traitement de choc » en terres communistes

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Nous continuons d’avancer dans ce livre qui dresse un panorama de ce que l’auteur appelle « la montée d’un capitalisme du désastre » dans le monde au cours des dernières décennies. Voici quelques extraits significatifs du chapitre 9.

« Tout comme le FMI avait réussi à introduire en douce la privatisation et le « libre-échange » en Amérique latine et en Afrique sous le couvert de programmes de « stabilisation » d’urgence, Fukuyama essayait d’introduire le même programme fortement contesté à la vague de démocratisation qui déferlait de Varsovie à Manille. Fukuyama avait raison d’affirmer que le droit de tous les citoyens de s’autogouverner de façon démocratique faisait l’objet d’un consensus de plus en plus fort et irrépressible, mais il n’y avait que dans les rêves les plus fous du secrétariat d’État que les citoyens en question réclamaient à grands cris un système économique qui les dépouillerait de leur sécurité d’emploi et entraînerait des licenciements massifs.

S’il y avait un véritable consensus, c’était celui-ci : pour quiconque avait échappé aux dictatures de gauche comme de droite, la démocratie signifiait une participation aux grandes décisions, et non l’application unilatérale et forcée de l’idéologie d’autrui. En d’autres termes, le principe universel que Fukuyama appelait le « droit souverain du peuple » comprenait le droit souverain d’établir les modalités de la distribution de la richesse au sein de son pays, depuis l’avenir des sociétés d’État jusqu’au financement des écoles et des hôpitaux. Un peu partout dans le monde, des citoyens étaient prêts à exercer leur droit démocratique (arraché de haute lutte), à être enfin les auteurs de leur destinée collective. » (pp 225-226)

« Pour Deng et le reste du Politburo, les possibilités offertes par le libre marché étaient désormais illimitées. De la même façon que la terreur à la Pinochet avait ouvert la voie au changement révolutionnaire, la place Tiananmen rendait possible une métamorphose radicale, sans risque de rébellion. Si la vie des ouvriers et des paysans devenait plus difficile, deux choix s’offraient à eux : l’accepter tranquillement ou faire face à la furie de l’armée et de la police secrète. (…) En d’autres termes, c’est le choc du massacre qui rendit possible la thérapie de choc.

Dans les trois années suivant le bain de sang, la Chine ouvrit toutes grandes ses portes aux investissements étrangers, notamment par le truchement de zones économiques spéciales créées aux quatre coins du pays. En annonçant ces initiatives, Deng rappela au pays qu’ « au besoin, on prendra tous les moyens pour étouffer les bouleversements, dès les premiers signes d’agitation, au moyen de la loi martiale et même d’autres méthodes plus rigoureuses ».

C’est cette vague de réformes qui fit de la Chine l’  « atelier de misère » du monde, l’emplacement privilégié des usines de sous-traitance d’à peu près toutes les multinationales de la planète. Aucun pays n’offrait des conditions plus lucratives que la Chine : des impôts et des tarifs douaniers peu élevés, des fonctionnaires faciles à soudoyer et, par-dessus tout, une multitude de travailleurs bon marché qui, par peur des représailles, ne risquaient pas de réclamer de sitôt des salaires décents ou les protections les plus élémentaires. » (pp 232-233)

« Reflet fidèle de l’État corporatiste dont Pinochet fut le précurseur au Chili : un chassé-croisé en vertu duquel le milieu des affaires et les élites politiques unissent leurs pouvoirs pour éliminer les travailleurs en tant que force politique organisée. Aujourd’hui, on observe la même collaboration : en effet, les sociétés technologiques et les grandes entreprises de presse internationales aident l’État chinois à espionner ses citoyens et s’arrangent pour que les étudiants qui effectuent des recherches sur le Web – en tapant par exemple « massacre de la place Tiananmen » ou même «  démocratie » – fassent chou blanc. » (p.234)

En Pologne, la thérapie de choc, loin d’entraîner de simples « bouleversements provisoires » comme Sachs l’avait prédit, provoqua une dépression caractérisée : deux ans après l’introduction des premières mesures, la production industrielle avait diminué de 30 %. En raison des compressions gouvernementales et des produits importés bon marché qui inondaient le pays, le chômage monta en flèche. (…) La thérapie de choc, qui eut pour effet d’amoindrir la sécurité d’emploi et d’augmenter considérablement le coût de la vie, n’était donc pas la route que la Pologne aurait dû emprunter pour devenir un des pays « normaux » de l’Europe (où les lois du travail sont strictes et les avantages sociaux généreux). Elle débouchait au contraire sur des inégalités criantes, comme dans tous les pays où la contre-révolution avait triomphé, du Chili à la Chine. » (p. 235)

à suivre

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