L’horloge astronomique de Prague
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Comment l’amour charnel, Franz, peut-il s’exercer sans chair ? Mourante et décharnée, je t’aime pourtant, mort, comme si nous étions éclatants de vie – deux fauves en rut, naseaux dilatés, se dirigeant l’un vers l’autre dans les ténèbres.
Maintenant je le comprends, c’est bien ainsi que, de notre vivant, nous sommes allés l’un vers l’autre : mus par l’instinct des félins qui rugissaient dans nos esprits affamés.
La mort chaque jour un peu plus s’étend sur moi et ne nous réunira pas, Franz. Ni ne nous désunira. J’ai tant joué avec la mort, adolescente ! Je devrais apprécier qu’aujourd’hui de tout son poids, elle se couche sur mon corps et s’enfonce à l’intérieur, avec son silence obscène.
Voilà plus d’un mois que j’ai été opérée. Par mon bout de ciel je vois que les jours rallongent, que le printemps s’annonce. Parfois j’arrive à ressentir l’exaltation qui s’empare habituellement des êtres, en cette période-là. Mais la plupart du temps je ne sens que ma douleur, et il me faut lutter contre le désespoir. Au bout d’un mois et demi, je devrais aller mieux. Or j’ai l’impression de souffrir chaque jour un peu plus. Tour à tour, je crois que je vais guérir, ou mourir.
Je voulais vivre ma mort, l’accueillir comme partie intégrante et respectable de ma vie. Je rêvais d’une fin en forme d’enlèvement romanesque, or la mort n’en finit pas de me torturer et de me violer. Et je n’ai, pour me sauver de son emprise, que ces cordes de mots que je lance vers toi, par-delà son œuvre.
Dans quel temps sommes-nous nés, qui nous a permis et empêchés de nous aimer ? Je sais que tu te dresses et continueras de te dresser au-dessus de ce siècle comme une figure de ce cinéma que tu aimais tant, une ombre gigantesque, dérisoire et poignante, privée de parole (le tchèque n’était pas ta langue, l’allemand non plus, mais tu n’en avais pas d’autre), mais inventant une écriture en noir et blanc, parsemée d’images concrètes, toujours justes – jusque dans l’incongruité.
Nous savons ce qui arrive aux hommes qui vendent ou égarent leur ombre. Tant que tes livres existeront, Franz Kafka, ton ombre d’arpenteur s’accrochera aux pas de la distraite humanité.
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Tu sais, Franz, pendant que le Dr Treite m’opérait, je me suis réveillée, et je lui ai demandé de me montrer mon rein. Quand j’étais petite, mon père m’obligeait parfois à l’accompagner à la faculté de médecine, et même à assister à des opérations. Je croyais, à ce moment-là, avoir horreur de ça. Mais c’est de sa tyrannie que j’avais horreur. Tout ce qu’il voulait que je fasse ne pouvait qu’être méprisable et détestable. Pourtant il avait raison sur ce point, j’aurais pu être un bon médecin.
Je pense à ma petite Honza. Il faut absolument que je m’en tire et que je sorte d’ici, pour la revoir. Je n’ai pas été une très bonne mère, ma vie était tellement tiraillée de tous côtés… Du côté de l’amour (si difficile, toujours), de la drogue, de l’action militante, de la nécessité de gagner notre vie… Et au milieu de tout ça, il y avait ma petite fille, comme une lampe allumée dans l’obscurité, qui m’aidait à ne pas avoir peur…
Elle n’est pas restée longtemps chez mon père, elle s’est enfuie. Sans doute était-il moins dur avec elle qu’il ne le fut avec moi. Avec l’âge, les cœurs s’amollissent… Et il se pourrait bien, même, qu’elle le tourmente plus que lui ne la gouverne. Maintenant qu’elle est adolescente, j’imagine qu’elle doit avoir quelque chose de la flamme et de l’intrépidité que j’avais à son âge… Décuplées par une force morale que je n’atteignais pas, car elle a dû, dès sa plus tendre enfance, traverser bien des épreuves que m’a épargnées le confort bourgeois de ma jeunesse.
Je l’ai écrit dans un journal : Souvenez-vous, souvenez-vous seulement de l’indicible, incompréhensible et panique souffrance de vos seize ans, de la douloureuse recherche d’une issue, d’une terre ferme sous vos pieds, de la tête qui se cogne contre les murs, contre les conflits intérieurs (…) Tout est affaire de la sincérité et de la profondeur avec lesquelles un être travaille la douleur de sa jeunesse. Elle constituera sa richesse pour la vie, il mesurera tout à cette aune.
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Si je t’avais connu, Franz, dix ans plus tôt ! Prague n’était pas si grande, nous aurions pu nous rencontrer… Et il ne nous aurait pas été davantage possible de nous aimer que ce ne le fut plus tard. Non pas seulement à cause de notre différence d’âge – j’avais bien dix ans de moins qu’Ernst quand, encore lycéenne, je le rencontrai – mais à cause de notre différence tout court, de tout ce qui nous séparait, et qui nous sépara. Pourtant jusqu’à la fin, et même après la fin, nous continuons à être ensemble, de la seule façon qu’il nous fut possible de l’être : séparés.
Te souviens-tu de notre petite mère Prague ? Comme elle était belle et sombre et irréelle ! Comme elle avait l’air d’un rêve avec ses vieilles ruelles et ses lumières filtrées, et son fleuve, la Moldau, comme une veine argentée, irradiante ! Comme elle ressemblait à nos cerveaux d’adolescents ! Moi je ne restai pas longtemps adolescente, je mûris très vite, comme on l’exige trop souvent des filles, alors que toi, tu conservas toute ta vie la fraîcheur et l’exigence absolues de tes quinze ans.
Étendue sur ma couche, je regarde le minuscule rectangle de ciel au-dessus de Ravensbrück, et je demande : te souviens-tu de Prague, de cette vieille ville tellement civilisée où nous étions avides de prendre notre envol vers la vie et, déjà, prisonniers ? La petite mère a des griffes, disais-tu…
Cette vitre étroite au travers de laquelle je vois tout ce qui me reste de liberté… Depuis toujours j’aime m’échapper par les fenêtres. Il y a plus de vingt ans, jeune journaliste, j’évoquais déjà leur magie dans Narodni Listy, en revoyant le visage d’un prisonnier derrière les barreaux. Ce sont les fenêtres et non point les portes qui s’ouvrent sur la liberté. Le monde s’étend devant la fenêtre (…) C’est dans la fenêtre que réside toute espérance de lumière, de lever du soleil, d’horizon ; c’est dans la fenêtre que se logent les désirs et les aspirations. Derrière la porte, il n’y a que la réalité (…)
À Oskar Pollack, ton premier grand ami de lycée et d’université, tu écrivais : Tu étais aussi pour moi une fenêtre à travers laquelle je pouvais regarder les rues. Tout seul, je ne le pouvais pas.
Et plus tard, dans l’un de tes premiers fragments littéraires, Qui vit abandonné (…), celui-là ne pourra se passer indéfiniment d’une fenêtre sur la rue…
Tu es aussi ma fenêtre, Kafka, et j’ai peur qu’elle ne donne que sur l’oubli.
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à suivre (principe donné en première note de cette catégorie)