« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (3)

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En restant debout, je fais face calmement à ce que je ne connais pas, je me prépare à affronter cet inconnu… Mais pour pouvoir le faire, il faut de la force ; et cette force, l’individu ne l’a qu’aussi longtemps qu’il ne sépare pas son destin de celui des autres (…), qu’il a la conscience profonde d’appartenir à une communauté (…) La solitude est peut-être la plus grande malédiction qui existe sur terre (…), écrivait Milena.

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Et puis vint ce que Kafka, qui avait toujours été seul et debout, ne vit pas. On était en 1938, il était mort quatorze ans plus tôt, et Milena, faisant face au pire, comme toujours, écrivait dans le journal pragois Pritomnost : (…) nous sommes seuls. Le gouvernement a décidé de céder les Sudètes (…) Tout au début de la matinée, ce n’était que nouvelles brèves, d’un téléphone à l’autre, d’un Pragois à un autre. Les gens s’immobilisaient dans la rue, au travail, chez eux, le cœur serré, stupéfaits, frappés dans leur foi la plus profonde. Seuls ? C’était si incroyable que nous n’y croyions tout simplement pas.

C’en était donc fini de la république fondée par Masaryk sur le principe de l’émancipation des peuples slaves de l’ancien empire austro-hongrois, fini de l’État né en novembre 1918 et réunissant près de dix millions de Tchèques et Slovaques, mais aussi plus de trois millions d’Allemands, sept cent mille Magyars, et des minorités ruthène et polonaise. Finie l’unité tchécoslovaque, pourtant garantie depuis 1924 par le traité d’alliance défensive qui engageait la France à intervenir immédiatement en cas d’agression allemande, et par le pacte de 1935 qui prévoyait aussi le secours de l’URSS, subordonné à l’intervention préalable de la France.

La France de Daladier, appuyée par l’Angleterre de Chamberlain (avec le soutien enthousiaste de leurs peuples respectifs), venait de prévenir la Tchécoslovaquie qu’elle renoncerait à s’opposer de fait à l’annexion des Sudètes par l’Allemagne de Hitler – lequel allait aussitôt passer à l’acte. Cette morsure au cœur de l’Europe se révélerait fatale.

*

Franz ne le savait pas lui-même, mais son corps le savait : la chair humaine n’aurait désormais plus la moindre valeur.

Le monde traversait le corps de Kafka qui ne faisait que le retranscrire, tel un médium. C’est pourquoi sa vision restait pour beaucoup insupportable, incompréhensible. Il fallait, pour en pénétrer le sens profond, des esprits élevés et lucides : tels Tucholsky, ce brillant critique berlinois qui prouva sa clairvoyance en devenant, dès les années 20, un militant antinazi, et finit par se suicider en 1935 – voyant la partie perdue.

Un jour de cet été 1920 où Milena lui faisait remarquer, heureuse, la parution d’une excellente critique sur sa nouvelle La Colonie pénitentiaire, Franz avait répondu simplement : « Tucholsly… Il est le seul à avoir compris ce texte. Sais-tu que, lors de sa publication, tous les autres critiques y ont été hostiles ? Trop de cruauté, trop de froideur dans cette histoire de machine à torturer, de mécanique élaborée visant à éliminer les hommes après avoir exécuté sur eux une sentence qu’ils ignorent. Il serait inutile de la lui faire savoir, puisqu’il va l’apprendre sur son corps. La plupart de mes rares et aimables lecteurs s’en sont montrés dignement dégoûtés, quand ils n’ont pas préféré, pour toute sauvegarde, l’indifférence. Ne rien voir, ne rien entendre… En découvrant cette histoire, même mon éditeur, Kurt Wolff, m’a reproché son caractère pénible. Je lui ai répondu que notre temps en général et le mien en particulier étaient fort pénibles également. 

– S’ils te connaissaient, tes lecteurs ne trouveraient pas tes livres si terrifiants. S’ils savaient la sérénité, la douceur qui se dégagent de toi… S’ils savaient comme tu es bienveillant, attentif, généreux… S’ils savaient comme, malgré ta grande réserve naturelle, tous les hommes intelligents, toutes les femmes sont attirés par toi et reconnaissent ta valeur… Et cela depuis bien avant que quiconque se doutât que tu écrivais. Ne nie pas, c’est Max qui me l’a raconté : il jouissait d’une haute considération dans la société qui se réunissait chez l’hospitalière Mme Bertha Fanta pour s’occuper de philosophie. J’aimerais que tous tes lecteurs soient assez attentifs pour te connaître comme s’ils t’avaient rencontré. Alors ils comprendraient. Ils sentiraient ta tendresse, ta justesse, ta sensibilité hors du commun… Et peut-être alors seraient-ils encore plus terrifiés.

– Il ne faut pas avoir peur des livres, dit lentement Kafka. Tu le sais bien, Milena, toi qui n’as peur de rien. Les livres sont là pour nous aider à nous sauver. Comment pourrais-je survivre à la peur, sans littérature ? Le livre dit une vérité, rares sont les personnes qui comme toi comprennent qu’en dépit des apparences la vérité est moins redoutable que le mensonge. En novembre 1916, j’ai fait une lecture de cette nouvelle, La Colonie pénitentiaire, à la librairie Goltz de Munich. D’un ton sombre, comme il convenait de le faire…

– La mode, dans ce genre d’exercice, est pourtant plutôt à l’emphase… Ah !, les tournures recherchées de Werfel et ses drames expressionnistes jusqu’à la caricature… ! Meyrink et son Golem…! Et je ne parle que des meilleurs de nos auteurs… Même Rilke, parfois… Sans doute ont-ils d’autres qualités pour compenser certaine lourdeur de leur style. Mais reconnaissons que notre littérature contemporaine, avec son cortège baroque de monstres et d’obsédés en tous genres, est souvent aussi ampoulée que la tienne est directe et précise. Véhiculée par une langue simple, cet allemand qui, à force d’être minoritaire en Bohême, a fini par s’appauvrir, et que tu utilises tel quel, sans artifices. C’est ce qui m’a fascinée dans ton écriture, et c’est pourquoi j’ai voulu te traduire. Je pense que les gens ont dû apprécier ce parti pris si tranchant sur ce qui leur est ordinairement donné à entendre.

– Au contraire, cette lecture fut un désastre. Juste avant cette soirée, je m’étais disputé avec Felice, qui était venue jusqu’à Munich pour me voir. Elle est repartie aussitôt – mais elle n’a jamais vraiment compris mon travail… Au début le public était attentif, intéressé. Puis il me sembla lentement se pétrifier, moins sous l’effet de l’horreur froide du texte que d’une gêne grandissante. Ils étaient gênés parce qu’ils ne comprenaient pas, ou bien parce qu’ils savaient déjà et ne voulaient pas savoir. Et de temps en temps des terroristes de mon genre, au regard candide et aux manières douces, placent dans les librairies des livres plus inquiétants que des bombes… Un écrivain est une sorte d’assassin, car un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous…

– Briser la mer gelée… Est-ce pour cela que toi et tes amis riiez si fort quand tu leur lus le premier chapitre du Procès ? C’était à peu près à la même époque, non ?

– Exactement. Nous avons beaucoup ri, et je t’aime, Milena. »

Ils étaient à Vienne, paisiblement assis à la table d’un café, devant une tasse de chocolat et une pâtisserie. Franz souriait. Il avait toujours ce visage d’adolescent timide et ouvert aux autres. Et puis quelque chose de plus dans le regard, une connaissance supérieure qu’il ne cherchait pas à montrer, au contraire, mais qui perçait d’elle-même – Max avait raison -, qui perçait de tout son corps. Malgré cela, Milena avait soupçonné que loin, très loin derrière cette gentillesse et cette bonté, étaient tapies violence et colère, et peut-être même de la haine.

Oui, ce jour-là, il était passé fugacement sur le visage de Kafka quelque chose qui ne tenait pas seulement de la souffrance ordinaire, personnelle, mais aussi d’un désespoir universel et sans appel, dépourvu de tout pathos et plein d’une horrible prescience.

*

à suivre (le principe est expliqué dans la première note de cette catégorie)

« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (2)

Je continue à donner en lecture mon livre paru en 2000, à mesure que je le retape à l’ordinateur en vue d’une publication ultérieure en ebook sur mon site.

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Tout va mieux au Revier, l’infirmerie de Ravensbrück, depuis que le Dr Percy Treite l’a prise en charge. Il est né de mère anglaise, il aime à le dire, sans doute pour se démarquer de l’horreur quotidienne à laquelle il participe, comme les autres. C’est un médecin consciencieux, il tient le Revier propre et y hospitalise les malades, qui reçoivent là quelques soins, sans haine ni compassion.

Ce qui ne l’empêche pas de pratiquer, à l’occasion, des opérations plus ou moins expérimentales, comme sur cette petite Tsigane qu’il laissa mourir le ventre ouvert (mais qu’importent, pour un SS, les souffrances d’une Tsigane, même les plus atroces?), ni de présider aux sélections de femmes pour les « transports noirs », ces camions qu’il faut régulièrement remplir de corps malades ou vieillissants, donc inutiles, pour aller les faire exécuter par balles ou gazer dans des camps équipés en conséquence.

Milena sait cela, mais elle pense aussi qu’en ce qui la concerne, elle peut lui faire confiance. Le Dr Treite n’apprécie pas le sale boulot auquel, par lâcheté et insensibilité, il se livre. Or la seule présence de Milena le flatte, en lui permettant de rappeler, et de se rappeler, qu’il fut un homme civilisé. N’a-t-il pas étudié la médecine à Prague, où il a suivi les cours du Pr Jan Jesensky, le fameux stomatologiste, père de Milena ? Elle a choisi de se fier à son diagnostic quand il lui a dit que son rein était malade et qu’il fallait l’opérer. Sa seule chance de survie, de toute façon.

On est en janvier 1944. Après quatre ans d’enfermement, dont plus de trois au camp de concentration pour femmes de Ravensbrück, l’état de santé de la célèbre journaliste, résistante tchèque, belle femme irréductiblement libre, s’est gravement dégradé. Elle a perdu vingt kilos, elle est épuisée, mais son amour de la vie reste assez fort pour lui donner le désir de lutter encore, lutter jusqu’au bout – comme elle l’a toujours fait.

N’a-t-elle pas promis à son amie Grete Buber-Neumann qu’une fois libérées, elles écriraient ensemble un livre sur l’expérience du camp ? N’aura-t-elle pas alors bien des combats à mener ? Ne doit-elle pas retrouver son enfant, sa petite Honza, qui maintenant doit être une jeune fille indisciplinée aux prises avec l’autoritarisme de Jan Jesensky, comme elle le fut elle-même dans son adolescence ?

Oui, tout va encore. Malgré la douleur dans le ventre, malgré la faiblesse immense de son corps. Tout doit aller, ne serait-ce que par égard pour les six agonisantes qui partagent sa chambre. L’important est d’arriver à leur apporter un peu de bonne humeur, empêcher qu’elles sombrent dans le désespoir. Le Dr Treite ne les tuera pas de sa propre initiative, contrairement à ce qu’auraient pu faire ses prédécesseurs. Même s’il risque de les laisser empoisonner, ou de ne pas s’opposer à les envoyer à la mort.

Du temps où elle était assez solide pour travailler au Revier, chaque matin, Milena passait derrière le bâtiment pour aller compter les mortes à la morgue. C’est ainsi qu’elle avait réalisé que des femmes étaient assassinées au Revier durant la nuit.

Les médecins SS Schiedlauski, Rosenthal, et Mlle Oberhaüser n’hésitaient pas, de jour, à mutiler des étudiantes et des lycéennes polonaises, celles que tout le camp appelait les « Lapins », pour des expériences de vivisection, ou à tuer des malades par injection. Et, en trouvant le matin de nouveaux cadavres aux côtes défoncées, le visage couvert de bleus, les dents arrachées, Milena avait compris qu’il se tramait la nuit, dans le secret, un autre macabre office.

Gerda Quernheim, la kapo de l’infirmerie, était la maîtresse du Dr Rosenthal. Ensemble, ils repéraient dans la journée celles qui portaient des dents en or. Et la nuit, ils les sacrifiaient pour récupérer le métal, qu’ils revendaient par la suite.

Depuis qu’elle est alitée, Milena pense souvent à Kafka. Franz. Il y a quelque chose de lui qu’elle n’a pas réussi à comprendre à l’époque de leur amour, ou du moins à admettre : son refus de la chair. Refus de manger de la viande, refus de pénétrer la femme aimée. Je me dis, Milena, que tu ne comprends pas la chose, lui écrivait-il. Essaie de la comprendre en l’appelant maladie.

Aujourd’hui, Milena sait. Le malade, c’était d’abord le monde dans lequel ils vivaient. Comment aurait-il pu, lui Kafka, y changer quelque chose par une thérapie, un simple travail sur lui-même ? Lui, le voyant d’une époque où déjà l’être humain, le corps de l’être humain s’apprêtaient à valoir si peu, comment n’eût-il pas redouté, en répondant aux appétits de sa chair, de participer malgré lui au carnage ?

Milena va mourir le 17 mai 1944. Avant de voir Ravensbrück se transformer en camp d’extermination, avec construction de chambre à gaz et développement parallèle d’autres modes d’assassinat moins onéreux. Car si les gestionnaires de la mort se doivent d’être efficaces, il leur faut encore raisonner en économistes et programmer l’épuisement par le froid et la faim. Les instructions venues d’en haut (de Berlin, de Himmler) font obligation à la direction du camp, où arrivent sans cesse de nouvelles détenues – elles seront jusqu’à plus de quarante-six mille au début de 1945 -, d’en éliminer deux mille par mois, avec effet rétroactif sur six mois. L’hiver 44-45, les mortes seront stockées derrière le Revier, nues, gelées, squelettiques, empilées comme des bûches, encroix cinq par cinq.

Ce que, dans les camps, les hommes ont fait des hommes n’a pas de nom. Des déchets, mais les vrais déchets n’ont rien d’aussi épouvantable. Les survivants ressemblaient à des fantômes, mais ce n’est pas encore ça. Ce qu’ils ont fait de leurs victimes, et pire encore, ce qu’ils ont fait d’eux-mêmes, les bourreaux : ce n’est pas la violence, ce n’est pas la mort. C’est au-delà du néant. C’est ce qu’on appelle l’inhumain, et pourtant les hommes doivent continuer à être des hommes.

*

à suivre

« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (1)

348771-gfCe livre est paru en 2000 aux Éditions 1, dans une collection dirigée par Stéphanie Chevrier. Il est toujours disponible en édition de poche J’ai lu. Je l’ai emprunté à la bibliothèque, ne l’ayant plus, afin de le retaper à l’ordinateur, n’ayant plus le fichier, trop ancien, pour le mettre un jour sur mon site. Je le donnerai en lecture ici au fur et à mesure de ma progression dans le travail, puis il sera retiré de ce Journal, comme sera bientôt retirée ma traduction, dans son premier état, de La chute de la maison Usher, que j’ai également donnée à lire au fur et à mesure de mon avancée dans le travail.

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Alina Reyes

Nus devant les fantômes

Milena Jesenska et Franz Kafka

 
À Ottla

 
Pour ma part, je suis certain qu’il n’y a plus rien à espérer de l’humain. (…) Le fantôme est découvert !
ALFRED KUBIN, Ma vie

 
Comprendre une mécanique qui vous écrase, démonter mentalement ses ressorts, envisager dans tous ses détails une situation apparemment désespérée, c’est une puissante source de sang-froid, de sérénité et de force d’âme. Rien n’est plus effrayant que l’absurde. En faisant la chasse aux fantômes, j’avais conscience d’aider un peu, moralement, les meilleures d’entre nous.
GERMAINE TILLION, Ravensbrück

 
Avertissement

Ce récit, librement inspiré de la vie de Milena Jesenska et Franz Kafka, comporte des citations extraites de leurs écrits et présentées au lecteur en italique.

*

Ses yeux gris plongent dans le visage de Milena. Dans sa chair, comme s’ils allaient s’y noyer. Milena voit la peur gagner le regard de Franz, des deux mains elle presse doucement les bras de l’homme en perdition, pour l’aider à remonter, crever la surface, respirer.

Ils se tiennent accolés, debout, immobiles, et la ville autour d’eux se tait. Leurs corps se détendent, leurs mains desserrent l’étreinte. Ce n’était rien, rien du tout.

Maintenant Milena marche vers les collines. Franz la suit. Elle ne se retourne pas, mais c’est comme s’il était devant elle : sa chemise blanche, sa peau bronzée. Elle entend son souffle, respire son odeur. Une parole sort de la bouche de l’un, de l’autre, ensuite un rire, ils rient.

Ensemble. Pour la première fois Franz et Milena ne sont plus seulement des mots alignés sur le papier, ces longues lettres échangées au fil des mois pour se dire, s’appeler, s’aimer, se vouloir. Chacun de leurs pas en direction des collines est un mot, c’est leur marche qui écrit leur hâte – elle devant, lui derrière -, en une interminable phrase haletante, confuse, qui fond et s’efface à mesure qu’ils avancent dans la chaleur de l’été.

Sans se regarder, c’est bien vers leur amour qu’ils avancent, l’amour promis, et le sang de Milena Jesenska brûle pour le grand corps mince qu’elle sent dans son dos, et l’ombre de Franz Kafka, que le soleil allonge jusqu’aux pieds de la femme, mûrit, inconsciente, la lettre du retour : (…) T’aimant (et je t’aime, tête dure, comme la mer aime le menu gravier de ses profondeurs ; mon amour ne t’engloutit pas moins ; et puissé-je être aussi pour toi, avec la permission des cieux, ce qu’est le gravier pour la mer!) ; t’aimant, j’aime le monde entier ; ton épaule gauche en fait partie ; non, c’est le droite qui a été la première, et c’est pourquoi je l’embrasse s’il m’en prend fantaisie (et si tu as l’amabilité de la dégager un peu de ta blouse) ; ton autre épaule en fait aussi partie, et ton visage au-dessus du mien dans la forêt, et ton visage au-dessous du mien dans la forêt…

Et son corps au-dessous du mien, et son corps au-dessus du mien dans la forêt…