Sauvage

Longs chapelets de rêves splendides, sauvages, hier et cette nuit. Dormant sous une tente tout au bout de la Fin des Terres avec O, à côté de la grande tente ronde des oiseaux, leur campement. Par l’ouverture de la nôtre, je les contemplais, par l’ouverture de la leur. Le matin venu, dans sa lumière vivante, déchirante, arrivée d’une grande manifestation, là, jusqu’au bord de l’eau, de l’océan. Je prenais mon appareil photo dans notre voiture et je la photographiais. Je photographiais notamment l’un des manifestants, qui portait un panneau aussi grand que lui, tout écrit ; puis il me demandait si j’accepterais d’écrire un livre retraçant son engagement politique. La route nous attendait, O et moi, mais il n’était pas impossible de tout faire, cela restait à voir. Hier mes rêves se terminaient sur des noms de personnes et de lieux, que j’inventais, qui me venaient, nus, étranges et beaux comme du début du monde.

*

Passeport

Mes muscles de panthère bougent dans mon jeans

Rouge. Transsibérien tout chaud, je roule, trace

Au milieu des neiges terrestres et célestes

La route des anciens aux nouveaux univers.

Huilée, articulée, je joue, file le oui

Aux noces de la vie avec la vie-toujours.

Je marche dans l’espace, dans les inter-espaces,

Délestée et présente à jamais près des miens

Dans l’amour que j’émets, ma main et mon parfum,

Mon souffle maternel, mon baiser sur leur front,

Viatique et passeport des voyages à venir.

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Le Vivant

semephoto Alina Reyes

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Mon univers écrit a la forme de l’Univers. Je ne parle pas de sa partie visible, la trentaine de livres publiés, mais de l’ensemble, visible et invisible. L’ensemble est vivant, évoluant. Ceux de mes livres publiés sur mon site sont déjà légèrement différents que lors de leur première publication. Mais le plus fantastique, ce sont les manuscrits. Il y a ceux qui sont perdus, notamment mon Journal d’adolescente, plusieurs cahiers courant sur plusieurs années, et que j’ai brûlés vers l’âge de dix-sept ans. Perdus mais ayant laissé leur trace dans mon esprit et continuant à agir. Il y a ceux qui ont traversé le temps, le plus souvent de façon partielle, sur des feuilles de papier dactylographiées, aujourd’hui un peu jaunies, et dont certaines manquent. Il y a ceux qui sont restés dans des ordinateurs devenus inutilisables. Et tous ces manuscrits sont souvent en partie récupérés, réinsérés dans d’autres textes plus récents, publiés ou non publiés. J’ai plusieurs livres en ce moment tout écrits, et notamment un roman composé de différentes façons à partir de la même base. Les éditeurs n’en veulent pas, ils veulent des livres composés et formatés selon les limites du monde tel que les voit l’homme limité, formaté. Mais je m’émerveille moi-même des merveilles produites par tous ces textes, et du fait qu’à partir des mêmes textes plusieurs livres coexistent dans mon ordinateur, plusieurs états du même livre, un peu comme dans la variabilité quantique. Lucie au long cours, Derrière la porte, Forêt profonde et Voyage notamment, sont eux-mêmes construits ainsi, de façon mouvante et libre, selon des formes pleines de rappels, de passages, de variations. Hier soir j’ai rassemblé pour Syd, qui veut monter une pièce, des passages, sauvegardés au sein d’un autre livre non publié, d’une pièce de théâtre inachevée, écrite il y a un quart de siècle. Il a été enthousiaste, aussitôt ses idées ont fusé pour récupérer la base et la redévelopper à sa façon. Deux nuits plus tôt j’avais rêvé que nous jouions ensemble au théâtre, voilà que le rêve arrive au jour, transposé. Tout est vivant, tout est merveille, joie, beauté.

Neige, tigre, fleuve

Tôt ce matin-là, O et moi nous nous sommes levés, ayant un désir irrépressible d’aller nous promener. En plus de vingt ans à Paris, c’était la première fois que nous faisions cela, et nous ne l’avons jamais refait. La raison en était qu’il neigeait. Il a neigé d’autres fois et nous ne l’avons pas fait, mais ce jour-là, oui. En fait il y avait une autre raison, que nous ignorions et que j’ai trouvée soudainement cette nuit. L’autre raison était qu’il nous fallait aller voir le tigre à la Seine. Nous l’ignorions, évidemment. Qui imaginerait une telle chose ? Or la neige est le signe de Voyage, qui s’est primitivement intitulé Un chemin dans la neige. L’eau est le signe de la parole, le fleuve celui du temps héraclitéen, comme il est rappelé dans Voyage ou d’autres de mes livres. « Panta rei », tout flue. Vers où ? Vers l’océan. Quel océan ? Celui de l’éternité de Dieu, encre pour ses Écritures, comme le dit le Coran. Et le tigre ? Le titre est le signe de Jorge Luis Borges, le poète sur lequel j’ai travaillé pour mon mémoire de dernière année d’études, auteur d’un livre intitulé L’or des Tigres et obsédé spirituellement par cet animal. Et pourquoi Borges ? Parce que son compatriote Jorge Bergoglio allait être élu, à la fin de ce jour-là, 13 mars 2013, pape – une élection qui importait pour l’avenir de Voyage. Cinq ans plus tôt, à Lourdes, j’avais parlé avec le recteur des Sanctuaires, le P. Horacio Brito, argentin lui aussi, de Borges.

Je l’ai écrit déjà, je rêvais souvent de fauves dans ma jeunesse. Ici à la maison, je lis dans L’auteur et autres textes, de Borges, ces phrases que j’extrais du poème Dreamtigers :

« Dans mon enfance, je professais avec ferveur l’adoration du tigre. (…) Souvent, je m’attardais sans fin devant l’une des cages du Jardin zoologique (…) ils demeurent dans mes rêves. À ce niveau submergé ou chaotique, ils continuent à prévaloir, et de la manière suivante. Assoupi, un rêve quelconque me distrait et tout à coup je sais que c’est un rêve. Alors, je me mets à penser : ceci est un rêve, une diversion pure de ma volonté et puisque j’ai un pouvoir illimité, je vais causer un tigre.
Quelle incompétence ! Mes songes n’arrivent jamais à engendrer le fauve convoité. »

C’est que Dieu seul peut faire que les rêves deviennent faits.
Et je ne m’interdis pas de rêver que s’il y a eu avant-hier rumeur d’un tigre en liberté non loin de Paris, c’était pour me rappeler le tigre que nous vîmes à la Seine, O et moi. Pourquoi me le rappeler cette semaine ? Ce serait trop long à expliquer, et puis Dieu sait mieux. Voici, tiré du même recueil, un autre poème de Borges, auteur d’un concept disant la substance du Coran, selon Voyage : celui du « livre de sable ».

L’AUTRE TIGRE

And the craft that createth a semblance.
Morris, Sigurd the Volsung (1876)

 

J’imagine un tigre. La pénombre exalte

La vaste Bibliothèque travailleuse

Et paraît éloigner les rayonnages.

Puissant, innocent, sanglant et neuf,

Il ira par sa forêt et son matin.

Il imprimera son empreinte dans la boueuse

Rive d’un fleuve dont il ignore le nom.

(Dans son univers, il n’y a ni noms, ni passé,

Ni avenir, rien que l’indubitable instant.)

Il franchira les distances barbares

Et humera dans le labyrinthe tressé

Des odeurs l’odeur de l’aube

Et l’odeur délectable des proies.

Parmi les raies des bambous, je déchiffre

Ses raies. Je pressens l’ossature

Sous la peau splendide qui frissonne.

En vain s’interposent les mers

Convexes et les déserts de la planète ;

Depuis cette demeure d’un port lointain

De l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,

Tigre des rives du Gange.

 

Traduit de l’espagnol par Roger Caillois.

La vie adorable

Il pleut, j’aime la pluie. Il vente, j’aime le vent. J’ai marché dans la pluie et le vent, et sur des tapis de feuilles rousses. J’ai regardé des plantes pousser dans la fente d’un mur. J’ai le cœur plein d’amour et de rêve, j’ai le cœur en joie. Je pense à ceux qui sont sans abri, je pense à ceux qui souffrent, la compassion n’abolit pas la grâce. Je pense à ceux que j’aime, qui sont loin et que je ne peux pas aller voir, mais le jour viendra où nous nous retrouverons et la pensée des êtres aimés c’est encore du rêve et de l’amour. La grâce qui habite le cœur, qui se promène dans le corps, est physique et palpable comme le vent, la pluie, la terre sur laquelle je ne me lasse jamais de marcher. Toutes les saisons sont belles, et tant de personnes aussi. La vie, son baume jamais épuisé sur notre cœur. Il ne faut jamais oublier que le moment peut resurgir à tout instant d’adorer la vie, que la vie adorable est toujours là, prête, pour nous.