L’Espé du temps perdu. Et la banlieue vue du RER

Que de tactiques, de techniques, de technologie, pour éviter, en cours de lettres, la littérature. C’est cela qu’on apprend aux enseignants : comment se prémunir de la littérature, et comment empêcher les élèves d’y accéder. Nul complot, et pas plus de conscience de se livrer à cette bataille acharnée contre la discipline qu’on est censé enseigner. Seulement elle fait peur, la littérature. Alors on s’arme, on s’armure, on se carapaçonne contre elle. On se persuade que c’est une question de genres et de registres, de procédés stylistiques, on s’en fourre plein le crâne et on en fourre plein le crâne des élèves, quoique tous les grands auteurs aient toujours lutté contre cet encagement de leurs œuvres. Et comme ça ne suffit pas, on invente des trucs pédagogiques à n’en plus finir, et tiens, les écrans c’est si efficace pour lui faire écran, allons-y des powerpoint et compagnie, et puis avec l’internet c’est si pratique de la fuir, en projetant aux murs toutes sortes de trucs, et même, comme aujourd’hui, en apprenant à se servir des pads, etherpads et autres machins pour chatter et faire chatter les élèves, en plus pendant qu’ils sont là comme sur les réseaux sociaux ils se tiennent plus tranquilles paraît-il… et on n’étudie, ne pratique, ne fait toujours pas de littérature, la littérature n’est qu’un prétexte à gloser et bavarder, absurdement, sans le moindre sens, sans la moindre chance de faire sens ni mémorable. Alors qu’il suffit d’un peu d’humanité, de crayon et de papier, pour rendre les élèves heureux, les faire progresser et leur ouvrir des horizons insoupçonnés. C’est trop simple, sans doute. Aussi simple que d’être nu dans un jardin enchanté. Une chose très compliquée pour les gens couverts d’armures superposées qui ont fini par leur coller à la peau.

La littérature m’a épargné une heure de cours ce matin : comme je lisais, et comme le train n’annonçait pas les arrêts, je ne me suis pas rendue compte que je n’étais pas sur la bonne ligne. Je me suis retrouvée dans une espèce de campagne, d’où j’ai attendu sans déplaisir le train dans l’autre sens pour revenir vers le bon embranchement et reprendre la ligne qu’il fallait. En chemin j’ai pris ces photos de la banlieue.

la banlieue vue du rer 1

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et ce soir, au retour, j’ai juste eu le temps de saisir une montgolfière, derrière une tourmontgolfiere

aujourd’hui depuis le RER, photos Alina Reyes

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Athlète de la foi

à Paris ce matin en allant prendre le bus (puis le RER), photo Alina Reyes

à Paris ce matin en allant prendre le bus (puis le RER) pour la fac, photo Alina Reyes

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Nouvelle journée à l’Espé, il y a eu du mieux. Le matin un cours sur la lecture, les façons de susciter la lecture chez les élèves, où j’ai eu enfin le plaisir de voir une vidéo où l’enseignante faisait réfléchir une classe de première L au sens d’un texte. Il semble que ce soit peu habituel, puisque la professeure nous a demandé si nous trouvions cela monstrueux (alors qu’il ne s’y disait vraiment rien d’extraordinaire), et nous a « appris » que c’était une bonne chose de ne pas se limiter à leur faire repérer les genres, les registres etc. d’un texte.  Elle a demandé si nous pensions que ça pouvait marcher, et je me suis permis de témoigner en trois mots que je l’avais fait avec mes seconde et mes première et que ça avait très bien marché, que la classe chaque fois avait bien participé. L’après-midi une discussion entre néoprofs sur ce que nous avions commencé à faire les uns et les autres, sur ce que nous comptions faire, sur ce que nous pensions bon de faire etc., c’était bien intéressant. Et voilà, oui je suis toute vibrante pour ce travail, dans ce désir d’enseigner, et c’est la joie.

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Journal du jour

Sirenes Ulysse

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Mercredi dernier, j’ai fait l’Espé buissonnier, je me suis accordée de sauter une journée de cet enseignement calamiteux. Aujourd’hui j’y suis allée, il le faut bien si je veux pouvoir continuer à enseigner. Et ce matin, ce fut encore terrible. Un autre prof nous a fait un cours sur un logiciel de tableau numérique, pour pouvoir projeter des trucs aux élèves et écrire dessus etc. Bon, ça peut servir en effet, même si je trouve que ça fait surtout perdre du temps. Mais le terrible, c’est l’exemple de cours qu’il nous a donné (et fait faire). Il s’agissait de découper numériquement la sirène dans la peinture antique d’Ulysse et de la sirène sur un vase grec, puis de la remettre à l’endroit (toutes choses simplissimes à faire mais bon)… afin de montrer aux élèves qu’en fait c’est un monstre. Et ensuite ? ai-je demandé. Ensuite on projette d’autres images de sirènes, me répondit-il. Mais ne parle-t-on pas de la composition de la peinture, Ulysse à son mât dans une verticalité ascendante et la sirène dans une verticalité descendante, comme le chant qui descend ? De ce que cela peut signifier ? Il m’a regardée sans savoir que répondre, puis il a dit qu’il ne voyait pas ça, et il est passé à autre chose. En l’occurrence au clou de sa séance, la projection pour les collégiens à qui nous étions censés donner ce cours d’un épisode d’ Ulysse 31, manga de bas étage qui passa jadis en série à la télé pour le plaisir des enfants de cinq ans, avec une tout autre sirène. Décidément tout l’Espé est fabriqué ainsi, une usine à détruire le sens des œuvres (voir mes précédentes notes). C’est d’autant plus terrible qu’aucun des certifiés ou agrégés qui comme moi reçoivent cette formation obligatoire n’y trouve rien à redire. On dirait que tout le monde a subi un lavage de cerveau, et le fait subir aux élèves.

L’après-midi on a eu un cours sur les questions d’évaluation (notes, compétences etc.). Nihil novi sub soli.

Au retour, en descendant du RER gare d’Austerlitz, la fin de la manif défilait. Pas de bus, donc : malgré des chaussures pas adaptées à la marche je suis rentrée à pied. Voici mes photos du jour, prises respectivement d’une salle de la fac, du RER, et du boulevard de l’Hôpital à Paris.

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gennevilliers

tour eiffel seine

manif

photos Alina Reyes

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Premiers cours. La prose du transilien

Le flot de vie qu’apporte la lecture des fiches de mes 70 élèves, auxquels j’ai demandé, pour tout renseignement, de me donner leur nom et de dire ce qu’ils aimaient dans la vie, vaut plus que tous les romans du monde. Il y a parmi eux des sportifs de haut niveau, des musiciens, des artistes, des littéraires, mais tous, que leur talent ait trouvé à se développer ou non, sont magnifiques de vitalité, de fraîcheur, de potentialités. Classes multicolores où se mêlent toutes origines sociales et ethniques, chaque fois le monde entier dans une salle, c’est magnifique.

J’ai commencé avec les seconde générale. 35 élèves dans une classe, ça fait vraiment beaucoup, il faut sans cesse se déplacer parmi eux pour n’en perdre aucun. Après une première heure consacrée aux présentations, fiche, annonce du travail de l’année, etc., j’ai fait cours pendant la deuxième heure. Quand j’ai vu qu’ils commençaient à bavarder, sans réfléchir, sans leur demander de se taire ni rien, je me suis lancée dans un discours improvisé sur la littérature, le sens de la littérature, l’humanité… Et pendant tout le temps où j’ai parlé, ce fut un silence royal, dense. Et quand je me suis arrêtée, une salve nourrie d’applaudissements. J’ai repris le cours normal, un peu après ils ont recommencé à bavarder et jusqu’à la fin j’ai dû leur demander plusieurs fois de se taire, mais ce n’était pas du tout un chahut, simplement ils bavardent un peu avec leur voisin et comme ils sont très nombreux cela fait un brouhaha. Cependant ils ont toujours été très réactifs, très participants, dès que je posais une question de nombreuses mains se levaient pour répondre, je devais distribuer la parole, les remarques sur le texte de Flaubert que j’avais distribué fusaient, et toujours en circulant dans la classe j’ai veillé à ce que personne ne décroche, c’est resté très vivant.

Ensuite j’ai eu les première ST2S (sciences et technologies de la santé et du social), en deux groupes, très multicolores et majoritairement féminins, d’une heure chacun. Des élèves dans l’ensemble très calmes, pleins de bonne volonté. Nous avons consacré chaque heure aux présentations, juste terminées par ma lecture du texte que je leur ai distribué et demandé de rapporter la prochaine fois. J’ai hâte de travailler avec eux.

Absolument heureuse de ce départ et des perspectives, consciente du travail à fournir pour faire du bon travail, je suis repartie à 17h30 sous une pluie battante, en même temps que des flots d’élèves dont certains prenaient le même bus que moi. À cause d’un problème technique sur la voie à Paris il n’y avait plus de RER, seulement un transilien qui s’arrêtait à Saint-Lazare. J’ai fait des photos depuis le train, puis j’ai marché longuement dans la gare pour prendre le métro, et je suis arrivée chez moi plus de deux heures après. N’empêche, j’ai raison quand je dis à l’Espé qu’ils ont tort de ne pas chercher à enseigner le sens de la littérature.

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transilien 1

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transilien 3

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transilien 7photos Alina Reyes

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L’Espé meurtrier

ratconditionEncore une journée éprouvante à l’Espé, décidément dédié à l’assassinat de la littérature et de l’intelligence. Je ne me conformerai pas aux méthodes nihilistes d’enseignement du français et des lettres qui nous y sont enseignées. Le seul avantage que je vois à cette immersion forcée dans cette sinistre institution (si je n’y vais pas, je ne pourrai pas continuer à enseigner), c’est de me faire découvrir cette déplorable réalité. Ce que j’y ai entendu aujourd’hui était aussi lamentable que la dernière fois. Il s’agit, a dit fièrement une formatrice en réponse à l’une de mes remarques, de « former les gens dont le monde actuel a besoin ». Orwell n’aurait pas dit mieux. Ce qu’il faudrait, lui ai-je répondu, c’est plutôt former des gens capables d’être libres et de faire le monde eux-mêmes. « Oh les grands idéaux… », elle a fait. Puis je n’ai plus dit grand chose, fatiguée et  déprimée par tout ce que j’entendais. J’ai entendu aussi qu’il fallait, pour enseigner, « faire le deuil de son savoir universitaire ». Et qu’une enseignante stagiaire comme nous avait été sanctionnée pour avoir, lors d’un cours auquel assistait une personne de l’Espé chargée de l’évaluer, fait une leçon à ses élèves de 5e sur un calligramme d’Apollinaire (car ce sont les élèves et non elle qui auraient dû en parler) et pire encore, les avoir renseignés précisément sur l’étymologie du mot calligramme. J’ai décidé de faire grève au prochain travail en groupe de construction d’une « séquence » d’enseignement. Jusque là je me suis contentée de jeter seulement  une dizaine de mots çà et là sur ma page, tout en essayant de convaincre mes partenaires jeunes agrégées (celles à qui ont été confiées comme à moi des classes de lycée et non de collège, et avec lesquelles je travaille donc) de la stupidité de ce qu’on nous faisait faire – elles m’écoutent poliment puis retournent à l’exercice demandé. Les groupes qui avaient à construire une séquence pour le collège avaient dans leur corpus de textes, voisinant avec un extrait comme toujours somptueux de Charles Perrault, un passage d’un « livre jeunesse » écrit avec les pieds (façon de parler, je ne veux pas insulter les pieds, que je respecte bien plus que l’Espé). Mais personne ne voyait que c’était comme mettre un McDo à côté d’un chef étoilé – au contraire j’ai remarqué que les profs ont l’air de raffoler de cette « littérature jeunesse ». L’une des filles de mon groupe a quand même glissé entre nous qu’elle n’était pas sûre que cette formation allait beaucoup nous servir, qu’on semblait y perdre beaucoup de temps. Aussitôt une autre lui a répliqué que ce n’était qu’une impression, car en fait grâce au « rabâchage », les choses finissent par être tout à fait intégrées. Oui, ai-je dit, au point qu’on est dans une pensée unique où personne ne semble pouvoir envisager qu’il y a d’autres façons de voir et de faire.

On fabrique là des enseignants capables de fabriquer des élèves et des futurs adultes incapables, interdits même, de comprendre le sens d’une œuvre littéraire. Ce qui est inhumain.

J’ai photographié l’œuvre #ratcondition hier à Paris

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