De la ségrégation sexuelle

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Les marques de burkini vendent aussi des modèles pour fillettes. Dès l’enfance condamnées, contrairement à leurs frères, à ne pouvoir profiter de l’eau, de l’air, du soleil sur leur peau. Alors que le Prophète de l’islam, lui, a légiféré pour proscrire la coutume consistant à enterrer vivantes les fillettes, en un temps où l’on préférait avoir des garçons. S’il vivait aujourd’hui, n’interdirait-il pas cet enterrement symbolique du corps féminin ?

Après que le Monde m’a demandé de lui réserver mon texte pendant plus de quinze jours pour finalement m’annoncer qu’ils renonçaient à le publier, je l’ai proposé au Huffington Post, qui l’a refusé. J’ai voulu le proposer à Marianne, dont la ligne éditoriale me semblait proche sur cette question, puis j’ai compris qu’il faut être abonné pour pouvoir publier chez eux, comme dans certains autres médias. Sans y croire mais pour en avoir le cœur net, selon la bonne expression, je l’ai proposé à Libé, qui l’a refusé par un mail automatique au bout de trois jours. Décidément lucidité et courage manquent à beaucoup, dans les médias comme en politique. Christiane Taubira déclare que malgré « notre exaspération » face au burkini il faut respecter la loi et donc laisser faire. J’ai déjà entendu un semblable vocabulaire de la part d’une journaliste féministe. Mais il ne s’agit pas d’exaspération. S’il y a exaspération, elle est signe d’une mauvaise pensée, ou d’une absence de pensée qui se compense par une pulsion – à son tour contrôlée par ceux qui veulent être de ce qu’ils croient le bon côté, celui de la tolérance, sans se rendre compte qu’ils se font collaborateurs de la ségrégation.  Les expressions les plus fortes et les mieux argumentées contre le diktat de la « pudeur » des femmes viennent de personnes qui ont été élevées dans cette culture : elles savent ce qu’il en est vraiment, contrairement à nos idéologues pétris de bonnes intentions, qui se croyant pacifistes ne sont que démissionnaires.

J’ai finalement publié ce texte sur Agoravox, une plateforme plus ouverte à la libre expression, avec ce chapeau :

L’affaire du burkini a mis en évidence la gynophobie, ou « peur de la femme » qui caractérise l’islam mais aussi les autres religions, notamment le judaïsme et le christianisme. De même que leur homophobie, la ségrégation qui en résulte est aussi grave que la ségrégation raciale et conduit tous les jours à des agressions et des discriminations envers les homosexuels et dès l’enfance, envers les femmes. Or la République se doit d’assurer le principe d’égalité entre les citoyens.

 

Les commentaires donnant souvent lieu à un déferlement de haine je ne les lis plus, mais vous pouvez retrouver le texte ici.

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Gynophobie et homophobie, « signes religieux » ? (actualisé)

Une lycéenne frappée à coups de poing pour sa tenue jugée provocante. Les agressions et pressions sur les femmes se multiplient dans un silence assourdissant, couvert par les hauts cris poussés par les idiot(e)s utiles qui par leur défense insensée de la ségrégation au nom de la liberté, encouragent ce genre de comportement.

Plus écœurant que tout, le déni des bien-pensants qui au prétexte que certaines de ces agressions ne seraient pas purement religieuses, refusent de voir qu’elles sont bien le résultat d’une culture religieuse, et en viennent à effacer les agressions elles-mêmes, et le fait que 57% de jeunes femmes en France aient déjà renoncé à s’habiller comme elles veulent pour limiter les agressions dont elles étaient victimes. Les mêmes bien-pensants me diraient sans doute que lorsque je me suis fait cracher dans les cheveux ou insulter, lorsque j’ai vu des jeunes filles se faire harceler dans le RER par des gens élevés dans l’idée que les femmes doivent être « pudiques », ce n’était pas religieux non plus, donc laissons les mêmes types ou filles agresser verbalement ou physiquement toutes celles qui ne sont pas voilées, puisque ça n’a rien à voir !

Une première version de ce texte devait paraître dans Le Monde, où je l’avais envoyé il y a trois semaines, et qui m’avait demandé de le leur réserver – avant de me dire, il y a trois jours : « du fait de l’évolution de l’actualité, nous ne serons pas en mesure de passer votre texte. Avec nos excuses pour l’avoir retenu » – comme si les agressions envers les femmes avaient cessé soudain. Je l’ai proposé, dans cette nouvelle version, hier au Huffington Post, qui m’a répondu que mon texte « ne correspond pas à notre lectorat, très grand public, et ne relève pas d’une expertise particulière de votre part ». Sans doute regardent-ils trop la télé, où chaque question a son « expert ». Je l’ai ensuite proposé à Libération, dont j’attends la réponse… je verrai bien, en faisant le tour de la presse, si elle est complètement verrouillée, ou non. En attendant, voici l’article. Je ne prends pas les lecteurs pour des imbéciles, je crois même, comme je l’ai répondu au Huff, qu’ils sont souvent moins lâches et plus lucides que beaucoup d’ « élites », et qu’ils sont capables de lire et de comprendre.

tartuffe1Une mise en scène de Tartuffe par le Collectif Masque

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L’impuissance politique est revendiquée face aux forces obscurantistes comme face aux forces de l’argent. Le pape François a eu la peau de la résistance française. Finalement il a réussi à imposer son refus de notre ambassadeur au Vatican. Cet homme très compétent et discret a été rejeté parce qu’il est homosexuel. Cette discrimination scandaleuse, à laquelle se sont pliés même les défenseurs des minorités sexuelles, est en fait aussi ordinaire que la discrimination des femmes dans les religions. Homophobie et gynophobie sont le fait de la domination patriarcale, qui veut s’assurer la mainmise aussi bien sur les garçons que sur les femmes.

La démission politique face aux pressions des religions se manifeste aussi bien ces jours derniers à Toulon, où des hommes ont été tabassés par des jeunes de la cité voisine pour avoir pris la défense de femmes insultées, qu’en Israël où la pression des juifs orthodoxes étant de plus en plus forte, une chanteuse a été expulsée par la police de la plage d’Ashdod où elle avait été invitée à se produire, parce qu’elle était en short et chemise ouverte sur un haut de bikini.

Pendant longtemps exista dans le sud-ouest de la France un groupe social à part, dont les membres, comme le furent les juifs pendant des siècles, étaient traités en parias, en intouchables, ne pouvaient exercer que certains métiers et ne jouissaient pas des mêmes droits que les autres Français. Qu’ils fussent chrétiens n’y changeait rien, même dans les églises ils étaient discriminés et ne pouvaient y pénétrer que par des petites portes dérobées taillées pour eux. On les appelait les cagots. Et pour mieux marquer leur isolement, ils étaient soumis au port d’une étoffe en forme de patte d’oie sur leurs vêtements. Il ne s’agissait pas là d’un signe religieux, mais d’un signe d’exclusion, ou de ségrégation.

Le débat sur l’autorisation ou l’interdiction des signes religieux dans l’espace public n’en finit pas pour une raison simple : il est faussé à la base. Tout n’est pas signe religieux dans ce que nous appelons signe religieux. Une étoile à six branches, une croix, un croissant de lune, une image de bouddha, un cercle partagé en yin et yang… sont des signes de diverses religions ou spiritualités. Les habits de moines bouddhistes, de religieuses et de moines chrétiens ou de rabbins, prêtres, imams et officiants de toutes religions ne sont pas des signes du même ordre. Ces vêtements s’apparentent aux uniformes portés par les soldats, les policiers, les pompiers, les avocats ou toute autre personne engagée dans l’exercice d’une profession ou d’une mission qui se distinguent par une tenue spécifique. Quand ces personnes renoncent à leur profession ou à leur mission, ou simplement quand elles cessent de l’exercer parce que leur journée est finie ou qu’elles sont en congé, elles s’habillent, ou peuvent s’habiller de nouveau « en civil ». Leurs vêtements de travail ou d’engagement ne les marque pas dans leur être, mais dans leur existence.

Il en va autrement avec les vêtements que des religieux identitaires prescrivent aux femmes. Les tenues ultra-  « pudiques » ne sont pas seulement des marqueurs d’un choix d’existence (quand elles en sont un). Elles sont, comme le fut la patte d’oie pour les cagots, des signes que l’on peut considérer comme infamants du fait qu’ils marquent la femme du sceau d’une non-identité à la commune humanité. Pas de vacances pour une femme portant quelque tenue ultra-enveloppante. Toujours elle reste assignée à sa condition sociale, à son foyer, et si elle veut profiter un peu elle aussi des joies de la plage il lui faudra le faire encore entièrement voilée, d’une façon ou d’une autre. Pour compenser le renoncement au libre usage de son corps, il lui est accordé un certain relâchement alimentaire (réaction qui est aussi celle de beaucoup de pauvres d’aujourd’hui, qui compensent par la nourriture l’impuissance où ils sont réduits) – cercle vicieux qui ne fait que conforter la honte de leur corps qui leur est inculquée. Bien entendu beaucoup de femmes ne tombent pas dans ce piège et se soucient de leur bien-être et de leur dignité, même quand elles concèdent à la pensée identitaire et fondamentaliste l’obligation « morale » qui leur est faite de se voiler.

tartuffe-009une autre mise en scène de Tartuffe

Il est salutaire que le statut qui leur est assigné, en se visibilisant par les burkinis et autres enveloppements morbides, rappelle aux femmes même non soumises à ce type de diktats qu’elles durent et doivent encore lutter contre une même essentialisation de leur sexe. Car si toute société patriarcale trouve dans ses religions des motifs de discriminer les femmes, le postulat religieux originel (souvent très déformé) imprègne si bien les esprits qu’il finit par être vécu comme motif naturel par des hommes et des femmes de toutes cultures, qu’ils soient religieux ou athées. Les pressions sur le corps des femmes sont souvent, sous d’autres formes, tout aussi fortes dans les sociétés occidentales chrétiennes, mais il n’est pas obligatoire d’y céder. Alors que le port du voile signe l’acceptation d’un système total de discrimination. Lors de « journées du voile » censées œuvrer pour la tolérance, des non-voilées se voilent par solidarité avec les voilées. Mais jamais les femmes voilées ne pourraient s’afficher en short ou minijupe si l’on inventait des journées du short pour inciter des hommes à la tolérance envers les femmes non couvertes. Que la réciprocité soit impossible indique bien que l’obligation de pudeur n’est pas l’expression d’un mode d’existence mais un marqueur ontologique, une exclusion des femmes de la commune humanité, et de la liberté.

Dès lors la question est la suivante : en quoi l’interdit posé par certains groupes sociaux sur une partie de ces groupes (en l’occurrence les femmes) est-il plus légitime que ne le serait l’interdiction ou du moins la limitation par la république de cet interdit, si cette limitation était faite de façon bien comprise au nom d’une valeur supérieure et inaliénable, la reconnaissance d’une commune essence humaine des hommes et des femmes ? Et même : n’est-il pas inique que dans une république les interdits qui pèsent sur les femmes de la part de tel ou tel groupe soient supérieurs à l’interdiction ou à la limitation qui pourrait être faite de ces interdits en vue de préserver l’égalité des droits de tous en société ? En quoi l’accusation de discrimination envers les religieux devrait-elle être prévaloir sur le refus de la ségrégation des femmes ? Pourquoi le faux droit que se donnent les religions de discriminer les femmes peut-il être plus fort que le devoir de la république de lutter contre les discriminations ? Se poser ainsi la question amènerait à reconsidérer, outre les autorisations à porter des tenues ségrégationnistes dans l’espace public, le droit des églises, par exemple, à discriminer les femmes quant à l’accès à la prêtrise. Car, comme il est apparu avec les affaires d’abus sexuels d’enfants par des religieux, une république ne peut accepter que tel ou tel de ses groupes édicte ses propres lois quand elles sont contraires aux valeurs universelles du respect d’autrui comme être humain à part entière – un être humain non pas complémentaire, comme le disent les religions des hommes et des femmes, mais complet, et égal à tout autre en droits. De même que des catholiques, dans les premiers temps des révélations de pédophilie du clergé, ont crié à la cabale contre l’Église, des musulmans invoquent l’islamophobie dans le débat sur le voile. Or le voile n’est pas une prescription du Coran mais des hommes. S’en prendre à leur diktat n’est pas une islamophobie mais un acte citoyen, qui de plus rend justice à l’islam véritable.

« Si on est attaqué en tant que juif, alors il faut se défendre en tant que juif », disait Hannah Arendt. En la paraphrasant, affirmons : si on est attaquée en tant que femme, alors il faut se défendre en tant que femme. Car la pression de plus en plus grande sur les femmes des religieux, y compris par certaines de ces femmes elles-mêmes, attaque toutes les femmes : dans certains quartiers, il est devenu presque impossible de porter un short ou un décolleté, pour toutes les habitantes. Et comprendre que le burkini, ou son équivalent dans d’autres religions, puisse aider certaines femmes trop marquées par leur éducation pour oser se mettre en maillot de bains ne doit pas faire oublier cet enjeu supérieur qui consiste à soumettre peu à peu les femmes récalcitrantes par l’exemple d’un vêtement discriminant qui en vient à devenir une norme – ainsi que cela se passe par exemple sur certaines plages d’Algérie, où des femmes ont dû renoncer au maillot de bains qui leur avait ouvert le même droit au plaisir de l’eau, de l’air et du soleil sur leur peau qu’à leurs côtés leurs maris s’autorisent. Si on est attaqué en tant que citoyen, ou en tant qu’être humain, alors il faut se défendre en tant que citoyen et être humain. Or les discriminations de ce genre, comme celle des cagots jadis, n’attaquent pas seulement ceux ou celles qui les subissent directement, mais l’humanité tout entière, dont elles brisent l’unité (en contradiction totale avec la valeur d’unicité des religions au nom desquelles elles sont produites). Car elles ne sont en fait fondées que sur la loi dite du plus fort, qui n’est que la négation de la loi.

S’il est impossible de légiférer contre les ségrégations de fait, faudra-t-il en venir à réclamer le même droit pour chacun de s’exposer dans la tenue qu’il veut, au mépris du modus vivendi qui garantit une certaine paix sociale, notamment dans les espaces de vacances, c’est-à-dire de décompression des pressions sociales, de retour à un certain état d’enfance et de liberté dont l’humanité a tant besoin ? Chacun peut imaginer toutes sortes d’autres excès, destructeurs de la vie en commun, où l’on pourrait ainsi en venir. Le laxisme envers les manifestations identitaires ne débouche pas sur une meilleure intégration des communautés mais sur une ghettoïsation toujours accrue de la société et un renforcement de la pression des intégristes de toutes sortes pour faire régner leur loi, au mépris de la loi commune d’égalité des droits, dont, nous le voyons bien, la liberté et la fraternité sont étroitement dépendantes. Si l’on ne veut donc légiférer, il faut absolument veiller à garantir les droits des femmes et des homosexuels partout où ils sont menacés, partout où ils sont déjà chaque jour attaqués, par des pressions et des agressions verbales ou physiques. Des numéros et des lieux d’écoute doivent être disponibles à toutes et à tous afin de s’organiser contre les fléaux de l’homophobie et de la gynophobie.

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ajout du 11 septembre : à lire aussi une réflexion d’Alban Ketelbuters  dans Le monde des religions ; et le témoignage de Jaffar Lamrini dans Têtu (source)

Défense de l’allaitement, contre l’héritage désastreux de Beauvoir

5 août 2016. Je réédite cet article, légèrement modifié.

Défense de l’allaitement, contre le féminisme de la peur.

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Un certain féminisme a tendance à cultiver le repli sur soi. La victimisation ne facilite pas la libération des femmes, mais au contraire entraîne leur fragilisation psychologique. Adoptons plutôt une franche attitude dans les faits de la féminité. Ni peureuse ni complexée, mais généreuse et ouverte aux aventures du corps féminin.

 

Le sexisme fait des ravages dans toutes les parties de la société et dans toutes les parties du monde mais le combat contre ce fléau a tendance à se perdre sur des voies contraires à son but. Un fort courant du féminisme œuvre à épouvanter les femmes au sujet de leur corps, tout en leur faisant croire que ce corps est l’objet, sur ces sujets faussés, de quelque complot de la société pour les asservir. On a vu récemment des articles présentant l’épisiotomie comme une barbarie effroyable, pratiquée sans discernement ni sans l’accord des parturientes (comme si médecins et sage-femmes n’étaient pas mieux à même de juger comment se présente la naissance et comment il faut la faciliter dans l’intérêt de l’enfant et de la mère), et qui laisserait des séquelles et des souffrances immenses et sans fin. Bien souvent ces articles sont écrits par des idéologues qui, comme des adolescents au stade larvaire, dans leur inquiétude à l’idée de changer de statut trouvent quelque satisfaction à se raconter des histoires effroyables sur la vie des papillons.

Présenter l’épisiotomie comme monstrueuse c’est à la fois idéaliser l’accouchement (en voulant ignorer les particularités de la morphologie humaine qui en font une opération difficile ) et l’avoir en terreur (la hantise d’une aide médicale torturante cachant celle de la torture de l’accouchement lui-même). Cette fragilisation psychique des femmes se manifeste par d’autres réactions névrotiques, comme celles qui consistent à se sentir culpabilisées ou infériorisées à tort et à travers, et à pousser les autres femmes au même mal-être. On dira par exemple que ceux des hommes qui s’étalent dans les transports en commun, qui en prennent à leurs aises, jambes écartées sur leur siège, donnent un sentiment d’infériorité aux femmes. Pourquoi la grossièreté d’autrui donnerait-elle à quiconque un sentiment d’infériorité ? C’est illogique et absurde, mais certaines féministes y croient dur comme fer et propagent cette idée en exigeant, outrées et intimement blessées, l’arrêt de ce comportement, qui a reçu le nom de manspreading.

La campagne actuelle de l’UNICEF en faveur de l’allaitement provoque des réactions analogues. Informer sur les conséquences sanitaires positives de l’allaitement et promouvoir une société où il serait facilité – en public, sur le lieu de travail… – est regardé comme « culpabilisant ». Le rejet est fort, irrationnel, et cette fois partagé par beaucoup d’hommes. C’est que l’allaitement est vu par ces personnes d’une part comme un geste animal, dégradant, d’autre part comme une corvée. Simone de Beauvoir, qui ne fut jamais mère, a des mots épouvantables sur la maternité. À propos de la grossesse et de l’accouchement s’enchaînent sous sa plume les « problèmes », l’ « angoissant », le « singulièrement effrayant », les « terreurs », la « maudite », la « mutilation », l’ « impotence », la femme « jouet de forces obscures… ballotée, violentée », le « martyre », l’ « instrument souffrant, torturé »… Tandis que celles qui aiment la maternité sont qualifiées de « pondeuses » qui « cherchent avidement la possibilité d’aliéner leur liberté » de femme « aliénée dans son corps et dans sa dignité sociale »… Selon elle « dans le sein maternel, l’enfant est injustifié », il est « un polype né de sa chair et étranger à sa chair » qui « va s’engraisser en elle », elle qui est « la proie de l’espèce », comparée aux « autres femelles mammifères ». Bref, « celles qui traversent le plus facilement l’épreuve de la grossesse, ce sont d’une part les matrones totalement vouées à leur fonction de pondeuse, d’autre part les femmes viriles qui ne se fascinent pas sur les aventures de leur corps. » Il y en a des pages et des pages (deuxième tome du Deuxième sexe), j’abrège : c’est ainsi que la volonté de libérer les femmes se change sous nos yeux en manifestation d’une peur panique puritaine du corps des femmes, une gynophobie que les mâles religieux de toutes les religions réunies ne sauraient dépasser.

Toujours selon Beauvoir, une fois l’enfant né la femme « est stupéfaite de l’indifférence avec laquelle elle l’accueille » et une fois sorties de l’hôpital beaucoup « commencent à le regarder comme un fardeau ». Autant dire que « l’allaitement ne leur apporte aucune joie, au contraire, elles redoutent d’abîmer leur poitrine ; c’est avec rancune qu’elles sentent leurs seins crevassés, leurs glandes douloureuses ; la bouche de l’enfant les blesse ; il leur semble qu’il aspire leurs forces, leur vie, leur bonheur. Il leur inflige une dure servitude et il ne fait plus partie d’elles : il apparaît comme un tyran ; elles regardent avec hostilité ce petit individu étranger qui menace leur chair, leur liberté, leur moi tout entier. » Il y en a encore des pages, jusqu’à la « haine déclarée » et les « mauvais traitements » pour les pires cas – mais selon elle les mères ordinaires sont incestueuses, sadiques, dominatrices… Certes de telles mères existent, mais Beauvoir s’aveugle en ne faisant pas le lien entre le dégoût du corps féminin qu’elle exhibe elle-même et ces conséquences sur la maternité. C’est ainsi qu’une intellectuelle pour le moins gravement névrosée a engagé pour des décennies le féminisme dans une voie d’épouvante qui continue à montrer sa nuisance aujourd’hui. À parler comme les curés de ce qu’elle ne connaissait pas, Beauvoir a, comme eux sur la sexualité, engagé celles et ceux qui la suivent dans l’erreur absolue, d’autant plus dramatique qu’elle concerne le rapport à l’enfant.

Bien évidemment chaque femme doit avoir le choix d’allaiter ou non. Mais sans une bonne information, le prétendu choix n’en est plus un mais conformation souvent inconsciente à l’idéologie dominante du milieu dont on fait partie. Parlant de ce que je connais (j’ai eu et allaité deux enfants dans mes vingt ans, puis deux autres dans mes quarante ans), je veux dire ce que savent beaucoup de femmes : que la grossesse et l’allaitement ne sont pas des « épreuves épuisantes » contrairement à ce qu’elle affirme, mais des temps de belle aventure. Que ce n’est pas l’UNICEF qui met la pression sur les femmes en œuvrant pour la facilitation de l’allaitement, mais la société qui les contraint souvent d’y renoncer ou de l’abandonner – je l’ai vécu, comme d’autres. Allaiter facilite beaucoup la vie par rapport à nourrir au biberon (y compris la nuit : le père peut toujours participer en donnant à l’occasion un biberon, mais pouvoir mettre son enfant au sein sans avoir à se lever ni entendre se lever l’autre parent, en gardant le berceau près de soi, est très appréciable). L’allaitement, passées les toutes premières fois, est un geste extrêmement simple, qui ne fatigue pas plus que nous ne sommes fatigués d’avoir à respirer. Il n’abîme pas les seins, il est excellent pour la santé de l’enfant et celle de la mère. C’est l’un des grands bonheurs de la vie, ne laissons pas les idéologies puritaines nous en priver.