Journal intime d’une jeune femme libre, 3 : avant le départ

Après le Prologue, puis la première moitié de 1979, voici les notes d’août 1979 à septembre 1980. Au début, travaillant dans la restauration sept jours sur sept et douze à dix-sept heures par jour (avant de rentrer chez moi m’occuper de mon tout petit garçon), je manifeste un épuisement qui est aussi le signe d’un désir de changement de vie, à cet âge où l’on cherche de façon souvent aiguë comment entrer dans la vie adulte sans s’y perdre.
Comme je l’ai dit, je ne change pas un mot au texte tel qu’il a été imprimé, recopié de mes journaux intimes. Mais je découvre en avançant qu’il y a eu une erreur dans le livre papier, une note sur mon fils « Arno » âgé de moins de quatre ans se trouvant placée en 1984, alors qu’il en avait huit à ce moment. Je l’ai donc ajoutée à la note précédente, dans la bonne chronologie, en 1979.
Voici donc pour aujourd’hui les notes datant de mes vingt-quatre puis vingt-cinq ans.
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Depuis l’année dernière, j’ai maigri de huit kilos. Trente-huit kilos, on commence à voir les côtes. Je suis contente, mais je me demande si ça n’est pas une forme de mini-suicide. Ou si ça n’est pas une manière, ou une tentative, d’éliminer mes angoisses, en éliminant mes graisses. J’ai envie d’être toujours plus maigre, jusqu’à avoir l’air de n’avoir pas de corps. La chair est lourde à porter.

La mer est
froide et noire, cette nuit, comme la peur
le phare, comme la mort, me fait de l’œil,
appels de rire jaune

Et je marchais, au bord du front de mer noir
tout au bord de la mort,
de la mer qui se balançait lentement
dans ma tête débordante de vides
Et j’imaginais son corps, mort,
froid et immobile,
son corps sans âme
ses yeux éteints et vitreux
Je le voyais,
comme une glace sans tain
un précipice envoûtant
Le ciel tourne, la mer chante,
les hommes pleurent, je me noie dans leurs larmes, et je m’en vais à la dérive, squelette ambulant, sur des lacs de mercure, mes mains crochues lancées en avant, j’attends un signe qui ne vient pas.

La nuit a pondu
une lune toute ronde
rayonnante.
Il y a au fond de mon ventre
un œuf qui palpite
à mourir
il y a un œuf
prisonnier
Ô lune ma lune je t’aime
lune d’espoir
qui me protège des tourbillons d’étoiles
des précipices qui sont en moi
lune, cœur du ciel,
qui bat au rythme des marées,
dans mon océan de vie,
en va et vient, en va et vient.

Est-ce que je deviens folle ? J’ai encore mal dans les membres, des difficultés à respirer et des envies de pleurer. Hier à minuit, au travail, à cause de la mort d’une amie de Marianne que je ne connaissais même pas, j’ai eu une crise de nerfs. La mort me suit partout, je me vide lentement.

La boucle est bouclée
Si parfait, le 8 !
Ma lune cabossée, la mort est encore venue ! Par le cerveau !
Elle est venue par le cerveau !
La mort couleur très vide,
ma lune cabossée.
Je les ai entendus, les ricanements du vent,
énervants, énervants,
dans les porte-drapeaux du front de mer.
Si sombre, la mer, si loin.
Les motos rugissent, les motards crient, pour ne pas entendre la mort
chanter dans la tempête.
8, 8, la boucle est bouclée.

Un drapeau noir
claque, claque dans ma tête
claque aux vents de la mer
à la bave des lames
je vois vos bras se tendre et retomber
se tendre et retomber
et j’ai l’Envie
de marcher
à vous
de courir
et d’embrasser vos ventres.

Escargot des dunes,
tu rampes dans mon globe têtestre
lentement, si lentement
La pluie t’est douce,
le sable t’est dur
univers si aride
Escargot des dunes,
colimaçonne dans ma tête,
tourne en rond, tourne en rond,
rentre en toi,
future coquille vide.
Il y a des escargots dans les étoiles aussi.
Regarde le tableau de Van Gogh !

Après les crises de nerfs, la fatigue, j’ai fini par tomber malade. Tombée évanouie de fièvre, soignée à coups de piqûres, et restée au lit jusqu’à hier après-midi. Demain je retourne au travail.
Cette nuit, j’ai rêvé que les dunes sur la plage, très hautes, étaient devenues considérablement étroites, et donc absolument inaccessibles. La plage avait ainsi un caractère assez lunaire, presque hostile, mais cela ne me déplaisait pas. À la réflexion, ces dunes ressemblaient assez aux Météores, non construites.
La nuit précédente, j’avais rêvé que j’étais atteinte d’un cancer dont l’issue serait fatalement la mort, mais je n’en étais ni surprise ni mécontente.
Je me souviens aussi d’avoir eu peur, hier soir avant de m’endormir, d’une vision que j’avais d’une sorte de long robot mauve, qui m’attendait, debout, immobile et silencieux, avec cette sorte de sourire imperceptible de la Joconde, et qui était la Mort.
Allongée entre les coussins, sur la banquette, je passe toute la matinée à écouter de la musique et à rêver. Comme je suis bien ! Ça ressemble au paradis, la musique.

Le ciel afflue dans les narines
comme un lait nourricier et bleu

Ces deux vers d’Antonin Artaud viennent et reviennent à mon esprit. Je me sens mieux. Quand je marche, l’air sent bon et me caresse le visage, quand je lève les yeux, le ciel est grand et haut par-dessus le monde. Les routes sont belles et chaudes. Mon corps est mince, je suis légère.

Cela va mieux. Et cependant je continue de voir dans tout ce que je fais, même ce qui me semble positif, une sorte de suicide. Nous venons de décider, avec Yannick, d’avoir un autre enfant. Et même cela, par moments… Pourtant je crois que cela me rendra heureuse, je voudrais déjà être enceinte de huit mois. Je m’imagine préparant la layette, et ensuite berçant, nourrissant un tout petit bébé… Et mon impatience de le voir grandir… alors que c’est tellement adorable, tout petit…
Je me dis que je suis adulte maintenant, il me faut absolument choisir un mode de vie et m’en contenter. Mais la vie est tellement absurde, de quelque côté qu’on la prenne ! Je crois qu’il faut, ou bien la refuser totalement (ce que je ne pourrais faire), ou bien choisir une façon de vivre et l’aimer envers et contre tout – et ça, le pourrai-je davantage ? D’ailleurs, c’est certainement un faux problème : ai-je le choix ? N’est-ce pas plutôt la vie elle-même qui choisit pour moi et me trimbale à sa guise ?

Je suis contente. Je vais avoir un bébé. Si c’est une fille, elle s’appellera Blanche. En l’honneur d’Aragon, et parce que ce prénom me plaît et qu’il m’est venu soudain, comme une inspiration.
Yannick et moi allons certainement nous marier dans quelques jours. Cela nous sera utile pour un projet de gérance de magasin. Sans être passionnant, ce sera du moins plus intéressant que nos emplois actuels. Et puis, il sera bon de se séparer un peu de Soulac. J’aimerais beaucoup aller vivre du côté de Pau.

Malgré les nausées et la fatigue, je me sens bien d’être enceinte.
Nous avons reçu notre nouvelle chaîne hier. Depuis, quel festival de musique ! Quel régal ! Par moments, il me semble que si c’était possible, je passerais ma vie à écouter de la musique, tellement c’est bon !
J’aimerais écrire, aussi. L’hiver s’est déjà installé sur Soulac, gelée blanche le matin, air très frais malgré un beau soleil à la mi-journée. Je dors très tard le matin, Arno ne va plus à l’école, j’hiberne. Cependant je me sens bien, je suis enceinte. Bien que mon poids n’ait pas varié depuis deux mois, mes seins ont gonflé, mes hanches se sont élargies.

Je pense à toi
ou plutôt à ton sexe, rond et dur,
à l’immortelle magie d’une belle érection,
aux va-et-vient langoureux
de mes doigts, de mes lèvres, de mon ventre, de mes seins, de ma peau affolée,
au plaisir infini de la lave ascendante
je pense à l’amour
avec ton corps comme un pays
à explorer
et je pense à nos corps
qui s’enflamment et se perdent
étoiles filantes.

J’ai envoyé à Marc Torralba un petit recueil de mes poèmes préférés. J’avais honte et j’ai beaucoup hésité parce que, objectivement, je les trouve assez mauvais, mais l’envie d’être lue a été la plus forte. Maintenant, je vais attendre avec impatience une réponse. J’ai envie d’écrire quelque chose de sérieux, mais ça ne vient pas du tout, j’ai même l’impression que plus j’y pense et moins ça vient.
… J’étais perdue dans l’écoute du Concerto n°2 de Rachmaninov. La musique est vraiment l’art qui me procure le plus de plaisir, aucun mot ne peut la traduire, mais comme c’est bon !

Souvent je rêve de l’activité de la ville, je me dis que là est la vie – mais tout de même la vie à la campagne a bien des charmes, et même je la trouve assez raffinée : on a le temps d’écouter de la bonne musique, de lire de bons livres, de se rafraîchir corps et esprit dans la nature. Une certaine douceur de vivre qu’il n’est peut-être pas facile d’abandonner pour le tumulte de la ville, même s’il a ses charmes.
Quant à la consommation, ici elle ne se fait ni dans les magasins ni dans les salles de spectacle, puisqu’il n’y en a pas, elle se fait dans ma tête. Une surconsommation de rêves. Pas très constructif, mais si envoûtant. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir construire avec mes rêves. Hélas ils sont un matériau bien ingrat, pratiquement insaisissable.

J’ai fait, cette nuit, un rêve assez étrange : mon bureau, la bouteille d’alcool, et l’invisible inconnu qui m’intime d’écrire.

Dernières lectures : La Femme et le pantin, de Pierre Louÿs, Le Conformiste, de Moravia, Tzigari, histoire d’un gitan, de Giuseppe Levakovitch, Le Testament de Merlin, de Théophile Bruant, Soleil des loups, de Pieyre de Mandiargues, Les Grands Pays muets, d’Hubert Haddad, Le Dieu éparpillé, de M.Balka.
Nous nous préparons à partir pour une grande ville, de préférence (pour moi) Paris. J’ai envie de faire du théâtre.

29 septembre 1980
Je suis allée sur la plage, le vent tiède m’a enveloppée de sa caresse, la mer bleue et blanche bourdonnait, ronronnait. Elle ressemblait à un œil immense, aussi vivante, aussi secrète, antre mystérieuse aux trésors fabuleux. Voilà le pays adorable que je vais quitter, et pourtant j’en suis heureuse. J’ignore encore quel sera l’horizon de demain, je sais seulement que ce ne sera plus cette merveilleuse immensité. Me supprimer l’océan, c’est un peu comme si on me supprimait le ciel. Et cependant je veux partir. Pourvu que tous mes espoirs, attachés à la grande ville, se réalisent !

Journal intime d’une jeune femme libre, 2 : écrire, voyager, être amoureuse

Après le prologue, nous entrons maintenant dans le journal en lui-même. 1979, j’ai vingt-trois ans en février. Désir ardent d’écrire, bonheur ardent de voyager (là un récit d’une partie d’un voyage au Maroc), regards ardents sur les jeunes hommes et les jeunes femmes de mon âge, dont je tombe amoureuse à toute occasion, ardents questionnements spirituels… Je brûle de partout et tout est là pour l’écrivaine que je ne suis pas encore – quoique…
Je ne sais plus pourquoi je n’ai pas mis les dates de chacune de mes entrées dans le journal (dont je n’ai plus le manuscrit), mais on suit à peu près l’affaire, entre janvier et juillet de cette année 1979. (J’ajoute un passage sur mon fils « Arno » qui figurait par erreur dans l’édition papier à l’année 1984, alors qu’il est né en 1976 et avait donc « pas encore quatre ans » en 1979).

*
Soulac-sur-mer, 1979

C’est le matin, j’écoute Le Sacre du Printemps.
Le printemps s’annonce à Soulac avec beaucoup moins de violence que chez Stravinsky. Ici, tout se fait en douceur. C’est d’abord, dès la fin janvier, les mimosas qui fleurissent ; ces abondantes grappes jaunes, cette odeur forte et envahissante… Malgré les gelées matinales dès l’après-midi le soleil fait sortir les premières chenilles processionnaires de leur nid, là-haut dans les pins toujours verts.
Dans moi aussi, au moindre rayon de soleil, le printemps se réveille, et même l’été. Il me prend des envies de mouvement, j’écoute Théodorakis ou Zambetas et je me mets à danser, je pense à la Grèce, et mon ventre et ma poitrine se soulèvent comme si j’étais fraîche amoureuse, et j’ai envie de rire et de pleurer. J’ai des fourmis dans les jambes, je rêve de voyages. Tous mes problèmes intellectuels, métaphysiques, mes constantes et épuisantes remises en cause de moi-même, tout cela s’échappe insensiblement et je commence à pousser un long « ouf », à me sentir vivre. Tout m’apparaît plus simple, il suffit de laisser s’écouler la vie sur moi, et elle m’appartient, et elle est douce, tellement… Comme celle d’un lézard goûtant le soleil sur une grosse pierre blanche.
Voilà l’état d’âme dans lequel je commence à me retrouver de plus en plus souvent. Mais j’ai encore de durs moments d’angoisse, de tristesse, de désillusion. Finalement, ma plus grande souffrance est de rester stérile devant une feuille blanche. Après un poème je me sens bien, soulagée, comme après un cauchemar angoissant et pénible, qui m’a servi d’exutoire. Je rêve qu’on m’enlève Arno, qu’on le torture abominablement, qu’on le tue, ou bien que Yannick me trompe, et je me réveille encore émue, mais détendue et souriante, car toutes mes angoisses se sont déchargées dans le rêve. C’est la même chose quand j’écris un poème.
Mais j’ai à peine le temps de savourer cet instant privilégié qu’il devient aussitôt un nouveau sujet de tourment car je m’aperçois avec dépit de sa rareté et de ses limites. Je veux de toutes mes forces devenir écrivain, mais quand je constate la nullité de ma puissance créatrice et la triste mine de mes quelques écrits, viennent de longs moments de découragement, et même de dépression.
Il m’arrive aussi, souvent, de me demander pourquoi je tiens absolument à devenir écrivain, alors que je suis persuadée que l’écriture, sous n’importe quelle forme, ne peut conduire à la sagesse. Mon idéal, c’est de me faire ermite. Peut-être, un jour… Quoi qu’il en soit, malgré mes découragements, mes insomnies et mon manque de motivation, je persiste dans mon rêve d’écriture, et je crois, que, sans cela, ma vie m’apparaîtrait tellement vide que je courrais au suicide.
J’ai acheté ce cahier après avoir entendu à la télévision, l’autre soir, Henri Thomas dire qu’il tenait des carnets. Quand j’étais lycéenne, j’ai tenu mon journal pendant des années, et puis, à dix-sept ans, j’ai brûlé tous mes gros cahiers. C’était comme si, implicitement, je m’étais promis de ne jamais plus tenir un journal. Aujourd’hui je recommence, car :
– c’est le seul moyen d’écrire sans devoir attendre l’inspiration ;
– cela peut la provoquer ;
– il est possible que quelques passages de ce cahier me soient utiles plus tard ;
– au moins, écrire sans souci d’intelligence ou d’esthétique me soulage.

Cet après-midi, j’ai vu chez le marchand de journaux le deuxième numéro de Où Magazine. Mon article sur la Crète n’était pas au sommaire. Pas davantage que celui que j’avais écrit sur notre voyage en Grèce, l’année dernière, n’était paru dans Partir.

Je n’ose pas aller me coucher, j’ai peur de l’insomnie, comme hier et avant-hier. Des heures à tourner dans le lit, à tourner dans ma tête des phrases et des phrases.
Après avoir écouté Alberto Moravia et Günter Grass, je ne me fais plus aucune illusion sur mon avenir d’écrivain… Vraiment pas à la hauteur ! Je suis comme un des personnages de ce film que j’ai vu hier soir, après Apostrophes. Il vit à Sète, commence des romans, ne les finit jamais, et ne les finira jamais. Après le film j’ai terminé Les Immortels d’Agapia, de Virgil Gheorgiu. Il dit qu’on ne fait jamais rien de grand dans les petites villes, que toutes les grandes pensées, toutes les grandes œuvres sont toujours réalisées dans les grandes villes. Peut-être prend-on trop le temps de vivre, autant à Sète qu’ici, à Soulac. Mais comment s’en plaindre ?

J’aime descendre au fond des rêves, au fond des nuits sans fond… où explosent des milliers de réalités… Longs délires… Comme la nuit est riche, comme elle est saugrenue…

Est-ce le printemps qui me rend si amoureuse ? Depuis plusieurs jours, je suis amoureuse de plusieurs hommes, j’en rêve toutes les nuits, et même toute la journée.
Je n’ai même plus envie de lire pour tromper la longueur des nuits.
Cet après-midi, balade à Saint-Émilion. Nous pensions à notre départ pour le Maroc, dans moins d’un mois. Là-bas il y aura le soleil, et au retour en France, il y aura le soleil aussi.
Pauvres tourterelles ! Elles me tournent le dos, je les gêne avec ma lampe. Mais je n’ai pas envie de bouger, ni de lire, ni de faire l’amour. J’ai envie de dévaliser une boutique, et de passer ma nuit à essayer des dizaines de vêtements.

En ce moment, Arno, c’est l’imagination au pouvoir, il faut vivre dangereusement, c’est le poète et l’anarchiste. Il chantonne, il chantonne interminablement, en s’inventant des dizaines d’histoires, et puis il se met à crier, à cracher sur tout, et à en rire très fort.

Arno n’a pas encore quatre ans, mais en ce moment il est en plein délire métaphysique. Jour après jour, il me raconte sa vision du monde, voilà ce que cela donne : au début des temps, il n’y avait sur terre ni hommes ni animaux ni camions, ni même arbres, simplement des fleurs et des plantes. Ce qui était beau, mais bien triste. Il n’y avait pas d’océan, mais d’immenses rivières qui faisaient des raz de marée. Ensuite, il y eut des hommes qui étaient des géants. Quand il étaient morts, ils s’enterraient très profondément sous la terre, sans tombeau, à l’endroit où il y a du feu, et on ne retrouvait ainsi jamais leurs squelettes.
Un jour, un volcan décida de recracher le corps d’un enfant mort, et celui-ci ressuscita. Tout le monde était content, mais ensuite il n’y eut plus de géants, simplement des gens comme nous.
J’ai oublié de dire que parfois, avec le corps des morts, les géants construisaient leur maison, c’est pourquoi on peut aujourd’hui remarquer que les maisons ont une bouche (la porte) et des yeux (les fenêtres).
Quand on a inventé l’écriture, on n’a pas su tout de suite former des lettres avec des boucles. On a donc commencé par faire des petits dessins – une minuscule maison pour dire « maison », un minuscule camion pour dire « camion », etc.
Un jour, il n’y aura plus du tout d’hommes sur la terre, et ça ne reviendra jamais. C’est comme les dinosaures, il y en a eu, il n’y en a plus eu, il n’y en aura plus.
Arno me raconte aussi ses dialogues avec « Petit Lapin », son alter ego coquin. Petit Lapin lui demande : Ça t’énerve d’exister ? – Oh non, ça va, répond Arno. Mais ça m’énerverait pas de pas exister, parce que quand on n’existe pas, on peut pas s’énerver.
Voilà le genre de questions qui lui viennent naturellement chaque jour, sur la mort, l’espace, le temps, et bien qu’il déploie toute son imagination (vaste) pour y répondre, on sent qu’il n’est pas satisfait, puisque, de nouveau, le lendemain, il interroge, il cherche. Il en rêve aussi beaucoup la nuit, ce qui gâche parfois son sommeil, et le nôtre. Mais au moins, que son paysage mental est riche !

Nous sommes en Andalousie. Yannick conduit, et les routes sont bien difficiles, très encombrées de camions. Je me régale à regarder les champs couverts de coquelicots, boutons d’or, pâquerettes, chicorées sauvages, lavande, genêts, oliviers… Il fait beau.

Maroc

La voiture est bloquée dans un garage quelque part entre Fès et Marrakech, j’en profite pour écrire. Hier arrivés à Fès, impossible de trouver la plus petite chambre ni même de visiter, toutes les plus belles parties de la ville étant fermées pour recevoir le roi. Partout des gendarmes, une foule de gens attendant son arrivée au bord des routes banderolées. Il doit y rester vingt jours. Nous avons finalement dormi à Imouzzer.

Quelques jours plus tard
Quatre-vingt kilomètres encore jusqu’à Marrakech, et le soir tombe. Un peu après El Kelâa, nous nous arrêtons sur le côté de la route pour nous désaltérer. Deux Arabes nous observent depuis un moment. L’un d’eux vient nous demander une cigarette, et aussi notre adresse. Yannick lui donne l’une et l’autre de bonne grâce. El Arâbi nous fait alors comprendre qu’il veut nous inviter chez lui ce soir. Surprise agréable ! C’est parti : nous suivons sa motocyclette.
Nous avons vite quitté la route, pour rouler sur la terre argileuse. On devine à peine le chemin, plein de trous. Où sommes-nous ? Longtemps nous cahotons, mal éclairés dans cette nuit noire par les phares de la voiture. Enfin, nous apercevons les premières maisons de terre rouge du village.
Nous sommes à peine arrivés qu’une multitude de voix féminines nous accueille, avec de grands bonjour ! bonjour ! Je descends, je serre des mains, je suis conduite dans une salle éclairée à la bougie. On me fait déchausser, asseoir sur des nattes et des tapis, on me met des coussins derrière le dos, sous les bras… On parle, on rit beaucoup. Chacune de nous ne connaît qu’une seule langue : la sienne.
Yannick et El Arâbi reviennent du « garage » (une grange) où ils sont allés ranger la voiture, à grand-peine. D’autres hommes arrivent, serrent nos mains, et s’assoient sur les nattes, pieds nus. Les femmes et les enfants sont agglutinés, debout, à l’entrée de la pièce. Les présentations se font dans la bonne humeur. On est bien. Les femmes posent sur la table basse un plateau d’amandes, de noisettes salées, une profusion d’œufs durs tout chauds, du Coca et du Fanta orange. Mohammed, patiemment, moud son kif à l’aide d’un couteau. Il fume beaucoup pour supporter le travail, qui est très dur.
Nous avons maintenant un interprète, Moisli, un étudiant du village qui s’est joint à nous, et nous permet d’avoir des conversations plus suivies. Il semble déjà que nous nous connaissions tous depuis toujours.
Un peu plus tard, nous dégustons un tajine au poulet, avec un pain rond et plat tout tiède encore, le kessara. Délicieux. On pioche dans le plat avec les doigts. À la fin du repas, l’une des femmes propose à chacun l’eau pour se laver les mains. Un peu plus tard encore, on nous laisse cette pièce pour la nuit, où nous dormons sur les tapis. Toute la nuit, je tiens enlacés, d’un bras Moïra (la chienne, berger briard), de l’autre Arno, car j’entends tout près de nous des souris, peut-être même des rats, mener grand train. C’est la première fois que je dors accrochée à la fourrure d’un chien.
C’est le chant du coq qui nous réveille. Nous sortons dans la cour intérieure, que les femmes sont déjà affairées à nettoyer. Nous découvrons ce que nous n’avions qu’entrevu la veille au soir : dans cette cour plutôt réduite, il y a un poulailler et des lapins en liberté, une vache et son veau attachés, des moutons retenus derrière une haie piquante, et deux ânes à l’abri. On trait la vache, on en laisse un peu pour le veau.
Puis nous prenons le petit-déjeuner, riz au lait et thé à la menthe. Les tout-petits, dans le dos de leur mère ou de leur sœur, sont calmes, gentils.
Toute la matinée, nous nous promenons avec El Arâbi, Mohammed, Moisli, Mustapha. Nous sortons du village, qui nous paraît un vrai labyrinthe. Toutes les maisons se ressemblent, même couleur rouge de la terre dont elles sont faites, mêmes cubes opaques (une seule porte, pas de fenêtre sur l’extérieur), posés les uns à côté des autres. Les chiens aboient sur notre passage, nous suivent à distance, et finissent par se battre entre eux. Les enfants aussi se rassemblent pour nous observer. On ne voit pas souvent des étrangers, ici.
Nous visitons la grande propriété qui s’étend autour du village, et où tous travaillent. On nous explique qu’elle appartient au frère d’Hassan II. Plusieurs cultures donnent du travail toute l’année. En ce moment, de janvier à fin mars, c’est la cueillette des oranges. Bientôt ce sera le blé. Toutes les familles du village possèdent une basse-cour et un troupeau de moutons plus ou moins important (de cinq à deux cents moutons). Mais presque tous, hommes et femmes, doivent aussi travailler à la propriété, où ils touchent la somme dérisoire de dix dirhams par jour, pour dix heures de travail – alors qu’un kilo de viande dix-sept dirhams. Aussi, plusieurs de ces ouvriers agricoles souhaitent venir travailler en France, pour aider leur famille. Nous sommes tristes et honteux de penser à la façon dont nous accueillons chez nous les Arabes, alors qu’eux nous reçoivent avec tant de gentillesse.
Dans la journée nous découvrons les puits d’irrigation, les champs de blé, de fourrage, les orangeraies pleines d’hommes et de femmes au travail – bien que nous soyons dimanche. Nous allons voir paître les moutons. Nous roulons, nous marchons, nous suons, nous avalons des tonnes d’oranges, nous sourions, surtout. Et avec cela, nous avons pris le temps de faire la sieste sur les banquettes, dans la maison de Moisli. Nous avons pris le petit-déjeuner chez El Arâbi, le déjeuner chez Mohammed, le thé et les œufs durs chez Mustapha, le dîner chez Moisli… Nous avons été comblés de cadeaux, fleurs, fèves, oranges, sac doré, chapeau et chasse-mouches tressés pour Arno, bonbons, panier… Sans oublier l’adresse d’un cousin qui nous recevra à Marrakech.
Nous sommes partis avec l’impression de quitter les meilleurs amis du monde, la paix et la gentillesse. Désormais, pour nous, les oranges du Maroc auront une saveur toute particulière, et une couleur bien lumineuse pour les jours pluvieux de France.

Soulac
Il y a bien longtemps que je t’ai abandonné, cahier, et j’ai négligé de te raconter bien des choses.
… Mon amour pour Abdeljaghni, qui m’a fait tout remettre en question. Cette grande blessure de le quitter si tôt, sans avoir eu le temps de le connaître, de me baigner avec délices dans sa vie, à peine entrevue, mais avec quel émerveillement. Quelle aventure de l’esprit ce fut pour moi, comme du cœur et du corps !

Le mur était bleu à mi-hauteur,
et blanc jusqu’au plafond,
et moi je contemplais sans me lasser,
comme un horizon serein,
cet attouchement sans larmes
d’une bande de mur bleue
et d’une bande mur blanche
C’était l’heure de la sieste, un chaud dimanche,
dans une longue salle marocaine,
tranquillité des corps étendus
paroles rares
douceur aux cœurs,
lenteur de l’esprit qui s’en allait,
paisible,
comme une longue ligne droite,
bleue en bas et blanche en haut,
immobile, immuable,
qui s’en allait.

C’est le matin, il fait beau, je suis derrière mon comptoir, à attendre les mangeurs de glaces. C’est assez intéressant, de rester là plusieurs heures tous les jours, à regarder passer les gens. Il y en a vraiment de toutes sortes, de tous genres, et pour tous les goûts. Il y en a même, je crois, qui ne conviendraient à aucun goût.

Hier soir, j’ai regardé à la télé une émission sur la Grèce. Ce qui m’a le plus touchée, c’étaient les manifestations et les chants religieux. J’ai vraiment ressenti, dans ce christianisme orthodoxe, une vision pathétique du monde, et j’ai compris aussi pourquoi on cherche joie et paix dans la religion. Je suis vraiment attirée par les orthodoxes, j’ai l’impression de les comprendre bien mieux que les catholiques. Je me souviens du grand bonheur que j’avais éprouvé, dans cette cour d’un monastère des Météores.
J’ai envie de la Grèce tout entière, je n’y suis pas chez moi, mais j’en suis tellement amoureuse.

Il y a un vieux couple qui passe souvent (au moins quatre-vingts ans chacun), main dans la main, tout frêles et branlants. Lui porte un short, une chemise et un chapeau coloniaux, avec des lunettes de soleil et des nu-pieds en cuir. Elle, une jupe gitane noire à volants, avec des bandes multicolores, et un petit débardeur de coton moulant, rose vif, sur sa poitrine libre (d’ailleurs pas si vilaine). Cela fait plusieurs années que je les vois, lui toujours vêtu à l’identique, elle arborant de nombreuses toilettes, toujours à la pointe de la mode des teen-agers…

Pink Floyd, Money, à la « radio-vacances » de la rue de la Plage. J’ai tant écouté ce disque dans le minibus, sur les routes tortueuses de Grèce. J’en étais saoule, du vin bu au restaurant, de la musique plein les oreilles, et surtout de l’Aventure !

Tous ces gens qui passent, indifférents. Et puis un grand Arabe, des tapis sur les bras, avec un large sourire : « Adieu, ma sœur ! Ça va, là-dedans ? »

L’animateur d’Europe 1 aussi me salue, mais on dirait que c’est parce qu’il se sent obligé d’être toujours gai et gentil, jusqu’à la bêtise.

Passe aussi une fille, allemande, magnifique, minuscule short en jean, longue parure de très beaux cheveux blonds, visage adorable. La Lorelei…
Il y en a une autre, très jeune, très fine, et longue, brune, la peau mate, les cheveux tirés en arrière, dans une robe blanche légère, ample et transparente, gracieuse.

La belle Allemande, qui est française, est venue m’acheter une glace pour sa petite sœur. Quel choc ! Qu’elle est belle ! Voilà que je tombe amoureuse des filles, maintenant !

J’ai reçu une réponse de Marc Torralba en personne, des éditions du Castor Astral. Très gentille lettre, qui me fait nager dans la joie depuis deux jours. Il me propose de nous rencontrer à Soulac un de ces jours.

Pourtant je me sens bien loin d’égaler les auteurs qu’ils publient, comme Safran dont j’adore Le Chant de Talaïmannar :

Aujourd’hui je pense à toi

Aux biches de Neuchâtel
Aux lacs bleus de neige épaisse
Aux papillons bleus de Bâle

Aujourd’hui je pense à toi

La lourde chaîne au cœur
De pierre et de pavé de rue qui monte
Aux soleils des Pakistans…

Je vois passer A., son beau corps et son beau visage sont mangés par l’alcool, et cependant, et peut-être même à cause de cela, il m’attire.
Si je me décidais à aimer charnellement tous les hommes et toutes les femmes qui me font frémir, je crois que je mourrais de désespoir, car je n’y arriverais jamais.

*

à suivre

Journal intime d’une jeune femme libre, 1 : prologue

Les éditions Zulma m’ayant rendu mes droits sur mon livre Ma vie douce, j’ai décidé de le donner ici au fur et à mesure que je le recopierai, sans en changer un mot ni une virgule. Témoignage intime d’une jeune femme libre et écrivaine entre 1979 et l’an 2000, qui peut encore aider, à mon sens. Aujourd’hui en voici le prologue, écrit donc en 2000, présentant les textes qui vont suivre, écrits à partir de mes vingt-trois ans.

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MA VIE DOUCE
Journal (1979-2000)

– Et pourtant elle est dure, réplique Serge, mon éditeur, quand je lui annonce le titre de mon livre.
Hey, Galileo, ça va. Je sais qu’elle tourne. Ça m’empêche pas
– De la voir douce, dis-je.

Après tout, qu’est-ce qui lui fait croire que ma vie est dure ?
Le fait que je cherche sisyphement de quoi payer mon loyer ?
Mon côté auteur maudit ?
L’angoisse se lit-elle à ce point sur mon visage ?
Lectrice, lecteur, votre vie n’est-elle pas dure aussi ? Dure et douce à la fois ?

Je faisais souvent ce rêve, où il me fallait escalader une dune taillée comme une falaise. Plutôt que de m’épuiser à la tâche, je finissais par chercher un chemin de traverse, un endroit où le sable offrait une pente plus douce, que je prenais en biais. Le pied s’enfonçait dans la masse tiède, granuleuse, semi-liquide, l’ascension devenait un plaisir.
Si je porte en moi Sisyphe, que son rocher soit une balle à jongler !

Pourquoi se souvient-on davantage du châtiment de Sisyphe que des ruses qui le lui valurent?Sisyphe n’en faisait qu’à sa tête, ni les autres hommes, ni Dieu ni la Mort ne pouvaient l’intimider. Bien sûr il est le père d’Ulysse – et moi je suis la fille du voyageur. Je suis solaire, sans ignorer le chant fatal des sirènes je fais en sorte de ne pas y succomber, j’aime la vie comme un fruit vert, mordu à l’arbre. (Même si je vis dans un pays de déprimés, où une certaine élite se complaît dans la morosité, la haine de soi, l’ennui congénital, le ressassement maladif, le renoncement, l’amertume, la défaite annoncée, le repli salvateur, au mieux les délectations morbides, au pire les planques de toutes sortes, les « milieux », les clans, les postures comme autant d’impostures, de vies et de pensées préfabriquées, désespérées, désespérantes.)
Pousse ton rocher, pauvre Sisyphe, c’est le spectacle qu’ils aiment!Avec quelle complaisance ils trimbalent encore, sous leur peau de grisaille, les douleurs abjectes d’un Christ portant sa croix!Nietzsche m’a appelée dans la montagne car il est entré dans ma chair, quand ils ne faisaient que le caser dans la mémoire qui leur tient lieu d’intellect.
Leur crime : avoir lu Nietzsche – pour mémoire. Lu et enterré. In memoriam. Avoir lu Rimbaud, avoir tout lu – et n’en rester pas moins pourris de compromis. Façon de faire passer l’obscénité de la vie par une gestion prudente de leur capital. Kapital ! Financier, social, culturel, comme disait mon prof de psycho-socio, n’importe quel capital (il y en a même qui doivent prendre soin de leur « capital sympathie »), l’essentiel c’est de capitaliser ! Ne rien perdre, garder, accumuler. Désherber son coin de terre, mettre sa vie sous cloche et en faire une grosse laitue pleine d’engrais.
Ce crime me guette, moi aussi. Si je n’écris pas. Hop ! Je suis l’Alice de Lewis, le K. de Kakfa, d’un bond hors du rang des meurtriers !
Écrire, une deuxième vie. J’ai eu, et je garde, cette vision de mon activité d’auteur : un ruban-route lumineux qui se déroule et se déploie à l’infini à partir du milieu de mon corps. C’est une sensation très physique, à la fois un peu inquiétante parce que ce ruban a une dimension mystérieuse, et rassérénante parce qu’il est là, ce chemin clair qui sort de moi comme un autre moi-même, cet ange en forme de ruban qui s’en va en flottant et ondulant dans l’espace, et me garde du vertige.
Ma mère me rappelle souvent que je fus un bébé très précoce. Aussitôt née, je me mis à ramper, soulevant ma tête avec curiosité – un phénomène qu’en vingt ans de carrière la sage-femme n’avait encore jamais vu. Âgée de quelques semaines, je dansais frénétiquement, en riant aux éclats, accrochée aux mains de mon père qui me faisait sauter en chantant. Rapidement, je sus chanter aussi, et je ne me lassais pas d’entonner : « La crème au chocolat du bon lait Mont-Blanc / c’est le bonheur des gourmands… ». J’étais un petit être dodu mais tout en muscles, au regard noir et brillant, manifestant un sensationnel appétit de vivre. J’aurais pu devenir artiste de cirque, une nomade trouvant son plaisir à faire des cabrioles au son du tambour ou à dresser des fauves – je suis écrivain. Je veux dire : voilà quelle sorte d’écrivain je suis.
Dès que j’ai su lire, j’ai voulu écrire. Le meilleur moyen de canaliser (dans le ruban) mon trop-plein de vie ? Désormais les livres et les cahiers n’allaient jamais cesser de m’accompagner, aussi nécessaires et naturels que le besoin de respirer.
Ce qu’un écrivain offre à ses lecteurs, ce sont ses livres. Si j’écris un livre après l’autre, c’est que j’ai le sentiment de ne m’être jamais assez donnée. Avec Ma vie douce, j’ai voulu me montrer nue. La nudité physique est un bonheur très important pour moi. Nue, je me sens mieux, autrement belle, sans souci des canons esthétiques en vigueur.
Pour se dénuder mentalement, il faut adopter la même démarche d’acceptation de soi, y trouver la même sérénité et le même bien-être. En livrant ici de larges extraits des manuscrits qui m’ont accompagnée comme une seconde nature au cours des années – journaux intimes, récits de rêves, notations diverses -, j’ai tenté de révéler mon âme dans sa nudité : avec ses faiblesses, ses obsessions, ses joies, ses désarrois, sa volonté farouche de s’en sortir. Et surtout, de s’en sortir libre… Tout en laissant s’organiser et se répondre ces signes accumulés comme s’articulent les membres et les organes d’un corps, afin d’esquisser un autoportrait où l’identité se lit dans la pluralité, la correspondance, l’inachevé. Un autoportrait comme une éthique, une façon de dire que la réalité ne se perçoit jamais qu’à travers un kaléidoscope, et que même si l’on nous fige, si l’on nous catalogue, si l’on nous enferme dans tel ou tel ghetto, notre vérité et notre chance sont ailleurs : dans l’incertitude, l’imperfection, le mouvement.

Les premières pages du chapitre intitulé Écrire sont tirées des cahiers que j’ai tenus pendant des années. Ils n’étaient destinés qu’à moi. Si j’en donne ici quelques extraits, c’est pour témoigner de l’évolution d’une jeune femme hantée par le désir d’écrire. Malgré son milieu, malgré son immaturité. Les Rêves montrent aussi les travaux herculéens que je dus et dois accomplir pour passer de l’autre côté de moi-même, avec mon stylo en guise de machette, et ma vie en pierre à aiguiser.
Le but de tous ces efforts est moins d’obéir au connais-toi toi-même de mes quinze ans que de communiquer avec les autres par un langage supérieur à celui du quotidien. L’écriture établit entre deux personnes, l’auteur et le lecteur, un lien et un échange d’une profondeur qu’on ne peut atteindre dans la « vraie vie » que par la promiscuité physique.
Je n’ai pas cherché à romancer ce livre, ni sur le fond, ni dans la forme. S’il devait pourtant produire un effet romanesque, ce dernier surgirait de son caractère brut, authentique. Parce que toute vie finit par imiter le roman, et chaque personne par devenir un personnage.
À la rencontre du monde, mon livre tâtonne comme moi. Beaucoup des textes qui le composent sont extraits de mes journaux intimes, ou de mes « travaux d’approche » de la littérature. En quelque sorte, le petit labyrinthe des coulisses de mon théâtre. J’y suis, je suis dedans, et c’est une façon de dire que l’être humain a encore tous ses masques, une fois jeté le masque. De dire notre diversité et notre transversité, notre aptitude à traverser et être traversé.
Sauter du quai pour traverser les voies : le cœur qui bat ou qui s’arrête, les pieds qui se tordent sur le ballast, l’allure mal assurée même si on fanfaronne… et l’angoisse de savoir comment on va remonter dignement sur l’autre quai, d’où la foule vous regarde avec un sentiment général de réprobation. Cependant il y a quelqu’un sur cet autre quai que vous vouliez rejoindre de toute urgence, et vous espérez que cette personne (celle qui va vous lire) saura apprécier la valeur de vos jambes encore tremblantes, de la poussière sur vos chaussures et de la sueur à votre nuque.

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à suivre