photo trouvée dans cet article sur le comportement du pape actuel pendant la dictature argentine
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Nous voici au chapitre 3 de ce fameux livre. Retour sur le Chili, puis l’Argentine. Les cortèges de Mercedes Benz couleur or de Pinochet, l’explosion du prix du pain, les piranhas et l’ « orgie automutilatrice ». Poursuivons…
« En 1982, l’économie chilienne, en dépit de la stricte application de la doctrine de Chicago, s’était effondrée : explosion de la dette nationale, retour de l’hyperinflation et taux de chômage de 30 % (dix fois plus élevé que sous Allende). C’est que les piranhas, les maisons financières à la Enron affranchies de toute réglementation par les Chicago Boys, avaient acheté les actifs du pays à crédit et accumulé une dette colossale de quatorze milliards de dollars. L’instabilité était telle que Pinochet fut contraint d’agir exactement comme Allende l’avait fait : il nationalisa bon nombre des entreprises concernées. (…) Si le Chili échappa à l’effondrement économique total au début des années 1980, c’est uniquement parce que Pinochet n’avait pas privatisé Codelco, société minière d’État nationalisée par Allende. L’entreprise spécialisée dans l’extraction du cuivre générait 85 % des revenus d’exportation du pays. Au moment de l’éclatement de la bulle financière, l’État bénéficiait donc de rentrées de fonds régulières.» (p. 109)
« À l’origine, le mot « corporatisme » ou « corporativisme » désignait justement le modèle mussolinien d’État policier reposant sur une alliance des trois grands pouvoirs sociaux – le gouvernement, les entreprises et les syndicats -, lesquels s’entendent pour défendre l’ordre établi au nom du nationalisme. Ce que le Chili expérimenta sous Pinochet constituait une évolution du corporatisme : l’alliance d’un État policier et de grandes entreprises qui se liguèrent pour livrer une guerre sans merci au troisième secteur – les travailleurs – afin d’augmenter la part de la richesse nationale qui leur revenait. (…) En 2007, le Chili demeurait l’une des sociétés les moins égalitaires du monde – sur 123 pays où les Nations Unies mesurent les inégalités, il se classait au 116e rang. » (pp 109-110)
« Le Chili sous la férule de l’école de Chicago donnait un avant-goût de la nouvelle économie mondiale. Le modèle allait se répéter souvent, de la Russie à l’Argentine en passant par l’Afrique du Sud – en milieu urbain, une bulle de spéculation frénétique et des pratiques comptables douteuses génèrent des mégaprofits et un consumérisme effréné, alors que s’effondrent les usines fantômes et les infrastructures pourrissantes du développement de naguère ; environ la moitié de la population est carrément exclue de l’économie ; la corruption et le favoritisme échappent à tout contrôle ; les petites et moyennes entreprises d’État sont décimées ; la richesse passe du public au privé et les passifs du privé au public. En dehors de la bulle de richesse, au Chili, le miracle avait plutôt des airs de Grande Dépression. » (pp 110-111)
« Au milieu des années 1970, les disparitions étaient devenues, dans tout le cône sud, le principal instrument des juntes de l’école de Chicago pour imposer la loi et l’ordre. À cet égard, les généraux qui occupaient le palais présidentiel argentin firent preuve d’un zèle inégalé. On estime à 30 000 le nombre de personnes qui, à la fin de leur règne, avaient disparu. Nombre d’entre elles furent, comme les Chiliens, jetées du haut d’avions dans les eaux boueuses de la Plata.
La junte argentine possédait à merveille l’art d’établir un juste équilibre entre horreur publique et horreur privée : ses exactions étaient suffisamment visibles pour que chacun sût de quoi il retournait et, en même temps, assez secrètes pour lui permettre de tout nier. » (p. 114)
« La dimension publique de la terreur ne se limitait pas à l’enlèvement initial. Les prisonniers argentins étaient conduits dans l’un des camps de torture du pays, qui en comptait plus de 300. Bon nombre d’entre eu avaient pignon sur rue dans des quartier résidentiels densément peuplés. L’un des plus célèbres avait pour siège un ancien club sportif dans une rue passante de Buenos Aires. On en avait aménagé un dans une école du centre de Bahia Blanca et un autre dans une aile d’un hôpital en service. Autour de ces sites, des véhicules militaires roulant à vive allure allaient et venaient à des heures incongrues. Les murs mal isolés laissaient passer des cris. On transportait d’étranges paquets aux formes humaines. Les voisins enregistraient ces détails en silence. » (p. 115)
« L’opération latino-américaine s’inspirait des dispositions « Nuit et brouillard » prises par Hitler. En 1941, ce dernier décréta que les résistants des pays occupés par les nazis devaient être conduits en Allemagne, où ils « disparaîtraient dans la nuit et le brouillard ». Des haut gradés nazis se réfugièrent au Chili et en Argentine, et certains pensent qu’ils initièrent à ces méthodes les services du renseignement des pays du cône sud. » (note p. 116)
« Il est impossible d’établir le nombre exact de personnes qui passèrent par les salles de torture du cône sud, mais il se situe vraisemblablement entre 100 000 et 150 000. Des dizaines de milliers d’entre elles sont mortes. » (p.119)
« La vaste majorité des victimes de l’état de terreur furent non pas des membres de groupes armés, mais bien des militants non violents travaillant dans des usines, des exploitations agricoles, des bidonvilles et des universités. C’étaient des économistes, des artistes, des psychologues et des militants de gauche. Ils sont morts à cause non pas de leurs armes (la plupart n’en avaient pas), mais de leurs convictions. » (p.123)
à suivre
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