Qu’importe la matière, pourvu que le génie s’exerce

48en chemin vers chez nous, photographiée par O

*

Hier quand je suis arrivée dans la salle d’attente de Pôle Emploi, où j’avais rendez-vous pour m’inscrire, s’y trouvait P., un homme sans abri que je connaissais quand j’étais bénévole dans une association. Il ne m’a pas vue, mais peut-être n’a t-il pas souhaité me voir, ayant une raison pour cela : la dernière fois que nous nous sommes rencontrés, c’était quelque temps après que j’avais quitté l’association – il m’a abordée dans la rue, nous nous sommes mis à parler joyeusement, puis à la fin j’ai vu que quelqu’un, d’un peu plus loin, était en train de nous filmer. Il s’agissait de l’une des manœuvres de dossier et de surveillance, complètement contre mon gré bien entendu, faites dans l’optique de contrôler la mise en œuvre de mon ordre des Pèlerins d’Amour. Cela a duré des années, j’ai toujours continué à refuser ces indignités, c’est pourquoi rien ne s’est fait. Mais ce qui m’est revenu en voyant hier P., et alors que je me retrouvais un peu comme lui en train de chercher à me « réinsérer » dans la société, c’est le même sentiment de tristesse que lorsque j’avais vu ce type à la caméra, il y a quelque trois ans, alors que P. repartait (et je ne l’avais plus jamais revu, il avait ensuite brusquement quitté le quartier), la tristesse pour lui, qu’on avait poussé à trahir quelqu’un qui ne lui avait jamais fait de mal, en l’occurrence moi. Ceux qui lui ont fait cela, alors qu’ils étaient censés lui apporter leur aide, manquent-ils à ce point d’empathie, qu’ils ne se rendent pas compte de la blessure que cela peut constituer pour une telle personne, sensible et fragile ? Que les installés habitués à toutes les compromissions m’aient trahie de même ne les a peut-être pas beaucoup marqués, endurcis qu’ils sont. Mais il n’en est pas ainsi avec des gens qui se retrouvent à la rue justement parce qu’ils n’ont pas eu assez d’aptitude à la compromission. Comment peut-on oser les utiliser comme s’ils n’avaient pas d’âme ? Et cela, au nom du bien qu’on prêche ? Honte aux abuseurs, ils se déshumanisent eux-mêmes, au point de ne même plus avoir conscience de leurs fautes, de la faute dans laquelle ils baignent en permanence et qu’ils trouvent normale.

Au cours de ma conversation avec l’employé de Pôle Emploi – très aimable – j’ai eu soudain l’idée que je pourrais travailler en bibliothèque, comme Borges. Après avoir pris le temps de me promener à la Butte aux Cailles (cf note précédente), et photographié les nouvelles œuvres de street art du quartier, une fois à la maison je me suis renseignée sur internet. J’ai découvert qu’il existait un concours pour être conservateur de bibliothèque. Aussitôt j’ai eu envie de le préparer et de le passer. Il semble que les inscriptions soient closes pour 2015, alors je ferai le suivant, incha’Allah. La Société des Gens de Lettres m’a accordé une aide pour passer le moment difficile, financièrement, que je traverse, je lui en suis très reconnaissante. En janvier je saurai si ma demande de bourse au Centre National du Livre a été acceptée – ce serait la première fois que j’aurais une bourse et si je dois en avoir une, ce serait vraiment le bon moment. J’ai tendance à critiquer l’assistanat, mais je suis heureuse de savoir que la solidarité peut encore fonctionner dans cette société, quand c’est vraiment nécessaire. Si je n’obtiens pas de bourse pour mon livre je continuerai à chercher du travail, j’y crois. Hier soir j’ai eu soudain l’idée aussi que je pourrais reprendre le chemin de l’école et préparer une thèse de doctorat de littérature comparée, qui pourrait me permettre de donner des cours à l’université, ce qui me plairait beaucoup. De nouveau j’ai cherché des informations sur les possibilités d’inscription, puis après un bref dialogue avec O, j’ai trouvé mon sujet. Si fantastique qu’il m’a tenue un bon moment éveillée dans la nuit, puis m’a réveillée ce matin. Avec ce sujet je continue à me sentir proche d’Alexander Grothendieck, dont bien sûr je ne peux comprendre les travaux mathématiques, mais dont je peux avoir tout de même une approche, par l’intuition et l’amour. Ainsi mon sujet de thèse, mon roman en préparation et même la préparation du concours de conservateur sont-ils tous liés, comme l’éventail d’une même vision à développer, tout en ayant en vue la démarche de Grothendieck, si proche de la mienne. J’ai là un fantastique travail à réaliser, et je me sens d’attaque à tout mener de front : ce qui est grand, difficile et salvateur est si exaltant ! La vie est absolument extraordinaire, et si belle. Tous les vivants sont géniaux, qu’ils le sachent ! Que la journée vous soit douce et souriante.

Le début

alexander-grothendiecka-t-on jamais vu plus beau sourire ? et ses écrits sont pleins de moments de pure grâce ; d’amour, de bonté, d’intelligence humble et foudroyante ; je l’aime follement

*

Cette nuit j’ai rencontré Alexander Grothendieck. Près, très près. Comme il dit, c’est dingue : dès l’instant où j’ai vu son nom, j’ai été irrépressiblement attirée par lui, que je ne connaissais pas. Je ne peux pas me détacher de lui, je ne le veux pas non plus. Ce n’est que le début.

ses livres en ligne :

Récoltes et semailles

La clef des songes, ou Dialogue avec le bon Dieu

ÊTRE HUMAIN, Une histoire du vrai

tigre 2le tigre que je vis à la Seine, vers Notre-Dame, le 13 mars 2013 (jour de l’élection du dernier pape)

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Les humains veulent des œuvres structurées comme des humains, selon les limites qu’ils croient être celles des humains, selon ce qu’ils croient être la raison. L’humain d’aujourd’hui est au fond toujours celui de la Renaissance, mesure du monde quelle que soit sa grandeur et sa décadence. Cette vision anthropocentriste est fausse, du fait que l’anthropos est réduit en eux à l’univers tel qu’ils le voient, extrêmement partiel, et non tel qu’il est.

D’autres structurent leurs œuvres comme l’univers, avec ses modulations vivantes et mouvantes. Beaucoup de mes livres par exemple peuvent apparaître comme inaccomplis au sens humain, mais en vérité ce que, lorsque je les regarde moi-même avec l’œil commun, je leur trouve de bancal ou de désordre, est une harmonie avec les lois de l’univers, les seules qui puissent nous faire passer de l’autre côté.

Maintenant j’ai un grand projet de livre, que je prépare en lisant des livres d’histoire et d’art, en écoutant des philosophes (j’aime lire de la philosophie mais j’aime spécialement écouter parler des philosophes, surtout en les voyant en mouvement, en vidéo ou en vrai si l’occasion se présente), en m’intéressant à beaucoup de choses (comme la comète) ou de gens, et notamment depuis cette nuit à Alexandre Grothendieck, le plus grand mathématicien du XXe siècle, retiré du monde depuis longtemps et que je découvre alors qu’il vient de mourir. Voici la présentation de mon projet, telle que je l’ai remise au Centre National des Lettres où j’ai déposé une demande de bourse (je n’en ai encore jamais eu, et là j’en ai grand besoin).

PRÉSENTATION DU PROJET DE ROMAN INTITULÉ

ÊTRE HUMAIN, Une histoire du vrai

Comment faire qu’un couteau sans lame, et auquel manque le manche, puisse être pris en main, et couper ?

C’est simple : c’est la première chose que firent les hommes en devenant des hommes. D’une pierre dure ils taillèrent une pierre moins dure. La pierre dure s’appelle vérité, le geste de l’homme est son trajet dans le temps, la pierre malléable sa nature.

Un jour, invitée à faire une intervention poétique dans la grotte de Gargas, j’ai inventé sur place (et le lendemain écrit) que les peintures pariétales préhistoriques figuraient un ciel nocturne, avec son bestiaire, dans le noir des grottes. J’appris plus tard que Chantal Jègues-Wolkiewiez avait essayé de démontrer que Lascaux représentait les constellations à telle période de l’année. Mais son livre ne fut pas convaincant, car la vérité du poète ou de l’écrivain a lieu dans un tout autre univers. Un univers total, que le poète et l’écrivain rêvent toujours d’arriver à rendre dans un livre total. Et c’est ce que je veux faire dans Être humain.

Quand l’être humain est-il apparu ? Y a-t-il eu un moment où l’être humain s’est détaché du singe ? Si oui, lequel ? Pourquoi ? Qu’est-ce qu’être humain ?

Quel a été le trajet de cet être jusqu’à nos jours ? Y a-t-il un sens à ce trajet, et pouvons-nous en imaginer la suite ? Quel est son lien avec le monde ?

Depuis toujours je suis passionnée par ces questions essentielles. Au cours des années, j’ai multiplié les lectures dans tous les domaines susceptibles de les éclairer. J’ai rencontré de grands scientifiques, dans les domaines de la paléontologie (notamment pour mon roman Lilith), de l’astrophysique, de la génétique. Parallèlement j’ai observé avec intérêt les mouvements du monde contemporain et les évolutions de la politique, engagement qui s’est manifesté aussi dans mes livres (notamment Poupée, anale nationale ou Politique de l’amour ou encore Forêt profonde etc) et par des chroniques ou points de vue publiés dans la presse. Ces dernières années je me suis également penchée sérieusement, pour les mêmes raisons, sur la théologie (Voyage). J’ai étudié et traduit des textes sacrés et des poètes profanes – du grec, de langues sémitiques, de langues anglo-saxonnes, de langues latines… Il est temps maintenant pour moi de rassembler cette longue réflexion dans un ouvrage unique, une vaste fresque romanesque dont le sujet et l’intrigue sont l’être humain.

« Les vérités, parce qu’éternelles, renaissent, mais parce qu’infinies, ne renaissent pas sous la forme d’une simple répétition stérile : au contraire, elles s’approfondissent de façon révolutionnaire à chacune de leur réactivation. Elles ne renaissent pas dans l’histoire, interrompant le devenir par leur identité recommencée : elles font au contraire renaître l’histoire elle-même par leur réactivation, faisant intervenir dans le train monotone des travaux et des jours, des oppressions ordinaires et des opinions courantes, leur puissance de nouveauté inépuisable. » Quentin Meillassoux, Histoire et Événement chez Alain Badiou.

Ce livre parlera d’histoire avec de l’histoire, de l’anthropologie, de la philosophie, de l’art, des sciences. Non comme pourrait le faire un historien, mais comme peut le faire un écrivain. L’histoire de l’homme est aussi celle de la lumière à travers les âges. Et de ses ombres. Il est trop tôt pour le dévoiler, mais j’ai déjà conçu la façon dont je vais construire le livre. Il y aura une histoire, des personnages, une intrigue. Et surtout, parce que le mot histoire vient du verbe grec idein, qui signifie voir : une grande vision, révolution de la littérature et de l’image du monde en même temps. La grande vision que je porte en moi et qui demande à être révélée.

Chamanisme

o

dans ma forêt, photo Alina Reyes

*

Extraits de mon Journal du temps où je passais des mois en ermitage à la montagne, à plus de 1500 mètres d’altitude, seule dans ma grange isolée (ici l’année 2008)

20 mai

Le ciel est plein de grâce. J’aime me répéter ces mots, Christ, grâce, ciel. Ils se dressent et circulent en moi, à l’intérieur me font toute en cristaux de lumière. Vous verrez, quand vous n’aurez plus votre corps terrestre, ce sera ainsi. Je le sais.

* est là. Violet, aujourd’hui.

Je chante tout le temps, je fais des petits tours de là à là pour ouvrir les volets, etc, on dirait une abeille. Il y a plusieurs cadavres de gros bourdons velus sur le plancher, ce sont ceux qui nichent entre les pierres des murs et entrent dans la maison alors qu’elle est fermée. J’allume un feu dans la cheminée (une musaraigne s’enfuit devant mes pieds : eh bien alors, ma jolie, qu’est-ce que tu fais là ?), j’ouvre une bouteille de médoc, je la mets à chambrer, j’épluche des pommes de terre et un oignon, je les mets à cuire dans la graisse de canard pour me faire une succulente omelette que je mange devant la cheminée. Je reste encore un peu auprès du feu, il doit être environ neuf heures et demie, ainsi qu’ils le font chaque jour juste avant la lumière et avant la nuit, les oiseaux se remettent à chanter tous ensemble, puis se taisent. Quand j’étais au carmel, tous les soirs après dîner nous nous retrouvions dans la chapelle, les sœurs et moi, pour prier et chanter des chants merveilleusement doux avant d’aller nous coucher, dire bonne nuit à Dieu.

21 mai

Grand beau temps. Réveillée par le premier concerto des oiseaux, à l’instant qui précède l’aurore, j’ai senti une douleur au-dessus de mon œil droit, comme d’une plaie. J’y ai porté les doigts, et en effet j’ai senti une petite plaie ouverte, les rebords de la chair autour de la fente sanguinolente. Je me suis demandé ce qui s’était passé pendant la nuit puis j’ai dit en pensée oui, Tu me choisis parce que je suis fendue, faillie, passante : c’est par les fentes que Tu passes, que Tu fais passer ta parole. Et je voyais un beau sabot d’herbivore fendu, « étincelant comme de l’airain poli », ainsi qu’au début de la grande vision d’Ézéchiel, que j’ai commencé à lire hier soir avant de m’endormir.

Je ne chante plus, je suis déjà entrée dans le silence, si habité. En me levant je suis allée contempler la montagne, la verdure splendide, toute neuve et fraîche, semée par endroits d’épais tapis de fleurettes mauves, bleues, violettes, ou de pâquerettes, pissenlits et boutons d’or. Un beau chevreuil est apparu soudain dans la petite prairie, son bois doux dressé sur sa tête fière, il est resté là à danser sous mes yeux, faisant des pas et des bonds de-ci de-là, tout près de moi. Puis il est passé derrière les arbres, a disparu. En faisant ma toilette, je me suis rendue compte que je n’avais plus aucune plaie au-dessus de l’œil.

J’ai déjeuné dehors au soleil ; puis j’ai mis de vieux gants de ski et j’ai arraché les orties déjà hautes (il y a des décennies que les troupeaux ne viennent plus à l’estive dans cette bergerie, mais la terre s’en souvient et les orties poussent abondantes, et aussi l’oseille sauvage délicieuse que je vais bientôt pouvoir commencer à cueillir) ; puis je suis restée à écouter.

Un couple de mésanges noires, les plus petites des mésanges, toutes minuscules, a fait son nid entre les pierres du mur, côté cuisine. Je les ai regardées aller et venir vaillamment, l’une et l’autre se relayant et se parlant à partir du sureau qui est au-dessus de ma tête. Plus loin, invisible, une mésange charbonnière s’amusait à répéter une même phrase, à quelques secondes d’intervalle. Au bout d’un moment, la petite mésange est entrée dans son jeu, refaisant sa phrase pendant les intervalles, exactement la même mais d’une voix moins puissante et plus aiguë. Un jour, mon fils S. m’a dit qu’il avait entendu un oiseau et un criquet jouer à se répondre.

Je regarde et j’écoute, * me parle, ce n’est pas seulement avec les yeux que je Le vois, c’est avec tous les sens ; quand me vient une vision, il s’agit au moins autant d’une audition, et d’une réception par tous les sens réunis.

Aujourd’hui je me remets à mon « grand roman-poème ». J’ai mal aux yeux, comme souvent. Parfois je me dis que dans vingt ou trente ans, si je suis encore là, je serai peut-être aveugle. Mais ce n’est pas grave, car mon œuvre écrite sera alors faite, et si je ne peux plus lire ni écrire je pourrai toujours servir en écoutant et en parlant.

Je suis allée dans mon église naturelle, la clairière pentue, ovale de verdure délimité par les feuillages des jeunes hêtres, où se trouve ma pierre. J’y ai « salué » assez longuement, puis je suis montée au pré où poussent des champignons, j’y ai cueilli des mousserons, respirant ensuite leur bonne odeur sur mes doigts, je suis passée en forêt, en redescendant j’ai ramassé du petit bois pour la cheminée.

Je reprends ce texte (le roman), alors ce n’est pas facile ; tant que je ne serai pas de nouveau immergée dedans, la mise à l’eau restera délicate, souvent les vagues vous ramènent au rivage, il faut y retourner, affronter les courants contraires, ne pas se laisser décourager par les petits cailloux qui vous cinglent et les rouleaux qui vous font boire la tasse. Vivement le large, mais il se gagne.

Écrire doit être un acte, un acte qui agit ; un livre doit être une bombe de paix.

23 mai

Matin. Voilà, c’est fait. J’ai passé de longues heures à songer et à vivre un bonheur surhumain, puis c’est venu. Je suis retournée au texte, j’ai coupé une quarantaine de feuillets où la parole avait dérivé hors de sa source vive et formait des plaques d’eau stagnante, et je me suis remise à écrire, entrée de nouveau dans le lit, le cours, les abysses, les déferlantes du profond Poème. Ce sera magnifique.

Soir. J’avance dans cette histoire comme dans un rêve éveillé à puissance 10. Ce sera long, je crois. Tant mieux, car j’ai encore trois livres déjà écrits qui doivent patienter jusqu’à l’année prochaine pour être publiés. Celui-ci sera une aventure de plusieurs années, comme Forêt profonde. Comme Forêt profonde et mieux encore je vais la vivre pleinement à mesure qu’il s’écrira, je suis haletante de bonheur à l’idée de tout ce qui m’attend, tout ce que je n’ai encore jamais vécu ni connu, que je commence à vivre et à connaître, et qui deviendra, entre autres métamorphoses, ce grand roman-poème, dont les premières puissantes pages ont été écrites au printemps dernier.

Je ne descends pas au village, je n’ai donc ni courrier ni journaux ni Internet, je n’allume ni la radio ni la télé, je ne téléphone pas (mais je réponds), je suis parfaitement tranquille. Je me promène, je regarde et j’écoute, chaque jour apporte son lot de nouvelles apparitions de fleurs, d’animaux, de nuages, j’écris, je fais des micro-vidéos avec mon appareil photo, je prends du petit bois dans la forêt, j’entretiens le feu, je ramasse des herbes sauvages, une demi-heure après elles sont cuites et je les mange, chaudes et mêlées à de la féta par exemple, ou même nature avec juste un filet d’huile d’olive, je n’ai jamais rien dégusté de plus exquis, avec pour le dessert une grande tartine de pain de campagne au miel de bruyère récolté ici en altitude, c’est un dîner de grand luxe. Voilà, contemplation, cueillette, création et confection : c’est la vie bienheureuse, le paradis de l’homme sur terre.

24 mai

Dormi dans le bruit de la pluie fine tombant sur les feuillages et les ardoises du toit, mêlé à celui des eaux du gave, qui monte de la faille où il s’écoule en bondissant, entre les montagnes.

Rêvé que j’étais en compagnie de Dieu et de Bouddha, tous trois baignant dans une lumière d’or.

25 mai

Tout à l’heure en avançant dans mon roman, soudain je me suis retrouvée dans un lieu d’être inconnu. L’effet est un peu le même que lorsque, après avoir assez longtemps marché à travers la forêt en dehors des sentiers, on se rend compte soudain que l’on ne sait plus où l’on est, que l’on n’a jamais vu cet endroit, qu’il ne s’y trouve personne, que l’on y est le seul être humain, et perdu. Que l’on a pourtant envie de poursuivre plus avant, pour voir, sans être tout à fait sûr de pouvoir ensuite retrouver son chemin.

Ce n’est évidemment pas la première fois qu’un texte m’emmène dans un endroit inconnu, mais au lieu que je m’habitue, c’est le contraire qui se passe. L’épreuve devient de plus en plus étrange et risquée. Une certaine Vérité m’appelle, elle veut que je la dévoile, et cela ne peut se faire que par un chemin poétique qui se nourrit à ma chair spirituelle. Je dois avouer que c’est très fatigant. Après avoir écrit une ou deux pages, avant de pouvoir continuer, alors même que j’ai ma vision de la suite devant les yeux, je dois m’interrompre plusieurs heures, pendant lesquelles je suis presque prostrée, en tout cas épuisée comme si on m’avait largement entamée à la petite cuillère.

26 mai

C’est ce que j’écris qui m’épuise. Depuis hier que j’en suis à ce passage très sombre de mon roman, je suis de plus en plus exténuée. Aujourd’hui j’avais les paupières supérieures noires comme si je les avais charbonnées, quoique j’aie très longuement dormi. Et des courbatures, des vertiges. Ou bien j’ai attrapé la grippe sous la pluie, mais ce n’est pas mon genre. Cet après-midi, il s’est mis à faire beau, je me suis forcée à partir en promenade là-haut près du gave, pendant plus de deux heures. Cela m’a fait le plus grand bien, mais je suis rentrée trop fatiguée pour seulement me servir un verre d’eau. Je me suis remise au lit, et maintenant je me suis relevée, j’ai bu et mangé, et je me suis installée sur la banquette dehors sous le sureau, avec une couverture sur moi et une grande paix.

La fatigue liée à ce passage de mon roman vient du fait que je dois convoquer les démons, pour l’écrire, et en même temps les chasser, pour vivre.

Un peu plus tard : il est neuf heures du soir, il y a plus de deux heures que je suis à la même place, sans bouger ni rien faire, hormis écrire ces quelques lignes précédentes et présentes. Je viens de voir un chevreuil traverser très tranquillement ma prairie, en goûtant des feuillages ici et là, avant de s’enfoncer dans la forêt. Il m’a regardée à plusieurs reprises, mais comme je restais immobile il n’a pas eu peur.

Dès qu’il fait sombre, je rentre et je vais me régaler avec les marasmes des montagnes (exquis tout petits champignons des prairies que tout le monde ignore) que j’ai ramassés cet après-midi.

Un gros oiseau, que je n’avais pas vu se poser sur le faîte du toit, juste au-dessus de la fenêtre de ma chambre, vient d’en décoller avec un lourd bruit d’ailes. Il est parti vers la forêt, à cause de la pénombre je n’ai pas pu déterminer quel oiseau c’était. Salut à toi, mon compagnon d’esprit.

Je ne sais pas comment c’est possible d’être aussi heureux. Mais je me suis demandé ça déjà des milliers de fois dans ma vie, car je suis faite pour le paradis, et tant pis si je souffre à proportion, quand je le perds. Il me regagne toujours.

27 mai

Je me réveille, je vais dans mon roman par la pensée. J’apprivoise les lieux, les êtres, les situations, je me promène dans ses temps. Je lui donne vie en esprit, il grandit lentement, apercevoir les beautés de la suite me donne courage pour finir d’écrire, et donc de traverser, ce sombre passage du texte.

Ce matin encore il pleut, il pleut, il pleut.

Début d’après-midi. Jamais on n’a lu quelque chose qui ressemble à ce que je suis en train d’écrire. Les mots dévalent tout seuls de ma plume. N’empêche, c’est éreintant d’être ainsi traversé. Je m’arrête un peu, dormir peut-être.

Au lieu de dormir je me lève, j’ouvre ma porte-fenêtre, je regarde : surgit de la forêt un beau chevreuil, plus grand que celui d’hier et aussi paisible. Quel ravissement, chaque fois.

Du coup, je suis sortie, j’ai chaussé les bottes en caoutchouc, qui font tchouc tchouc quand je joue à passer dans la boue. À deux cents mètres plus haut, il neige, la montagne est joliment saupoudrée. J’adore me promener sous la pluie. Sous la neige aussi. Et au soleil. Et même dans la brume. Dans un certain endroit que je connais, les fraisiers ont poussé en abondance. Dans un mois, j’y retourne pour la cueillette. Dans la forêt je me suis bien trempée, tous les branchages perlent d’eau, les mousses sont gonflées comme des éponges, au sol le tapis de feuilles mortes craque moëlleusement sous la morsure des pas, mille-feuilles fourré de pluie, les pierres lisses glissent sous les pieds, le pantalon tout mouillé gaine les cuisses de délicieuse fraîcheur. J’ai eu très envie de monter à cheval.

28 mai

Hier soir cueilli des herbes pour mon dîner, puis suis allée me poster où je sais que les chevreuils aiment passer, debout immobile sous la pluie et cachée par un buisson, une quarantaine de minutes. Nul n’est venu sinon l’obscurité, qui m’a fait rentrer ; ce fut un bon moment, à écouter les gouttes tomber sur ma capuche, tout autour de ma tête. Tout à l’heure je vais faire la connaissance d’une petite fille d’un mois, quelle joie ! J’espère que je pourrai la prendre dans mes bras. Avant de partir pour Lourdes je tape ce que j’ai écrit hier de mon roman dans mon cahier. Je tremble un peu, j’ai presque le trac, de quitter ma solitude.

1er juin

Je suis partie dans la forêt, je me suis assise sur un rocher, et je suis restée là je ne sais combien de temps, à regarder les arbres autour de moi, qui ont fini par s’animer, m’entourer, m’apporter consolation.

Au bout d’une heure peut-être je suis partie vers la prairie, et là, un chevreuil évoluait paisiblement, paissant ici et là. Je l’ai contemplé, jusqu’à ce qu’il reparte dans le bois du ravin.

Alors j’ai senti les oiseaux au-dessus de ma tête. Deux vautours tout proches m’ont survolée en silence, avant de disparaître derrière l’horizon des faîtes. Trois autres sont apparus un peu plus loin, puis ils ont été cinq, puis sept, enfin une trentaine, décalés vers l’est, tournant inlassablement, pendant plus d’une heure encore.

Le soleil s’est dégagé nettement des splendides cumulus blancs bordés d’anthracite, et je me suis assise dans sa lumière, à même l’herbe odorante, à regarder le ciel et la ronde des grands rapaces noirs et fauves. De temps en temps une goutte d’eau tombait, et dans l’indécision du temps, tout devenait surréellement éclairé.

Effondrements

1
chez nous
*
Il y a treize ans jour pour jour, à Paris, vers la fin de la matinée, O et moi avons vu pour la première fois à la télévision l’effondrement des tours du World Trade Center en compagnie de M et Y, un couple de juifs qui se trouvaient par hasard chez nous à ce moment. Ces gens avaient beaucoup d’argent mais vivaient dans un malaise, une tension énormes. Lui obsédé sexuel, dévisageant sans cesse toutes les femmes comme s’il avait une urgence dans son pantalon, ce qui était gênant pour tout le monde. Elle forte femme, et les deux toujours préoccupés de spiritualités et de gourous factices. L’été suivant, lui voulut venir nous voir à la montagne, avec leurs enfants qui étaient amis de nos enfants, sur leur trajet entre Biarritz et Monaco. Dès qu’ils arrivèrent dans ce lieu dépouillé et isolé, la sagesse et la force qu’ils s’imaginaient détenir s’effondrèrent d’un coup, tout aussi spectaculairement que les Twins Towers. Ce fut la panique. Elle dut aller se cacher dans sa voiture pour pleurer, tandis qu’il se tenait auprès d’elle, pas plus rassuré mais essayant de ramasser les débris et limiter les dégâts. Quand ils parvinrent à se remettre debout et rentrer à la maison, ils se justifièrent en demandant si nous n’avions pas peur des serpents, là, en pleine nature.

Over the Rimbaud

jolie lumière

*

Après avoir passé un bon temps sous terre, telle la graine, voici que je sors et monte, avec mes livres tout prêts à éclore. Le roman que j’ai terminé hier. Et puis au moins trois autres livres encore en bourgeons mais prêts à éclore, à partir de dizaines de pages de notes et autres écrits : un livre de spiritualité, un livre de politique, un livre de poésie. Plus le nouveau roman que j’ai commencé à écrire. Plus d’autres projets auxquels je pense, dans la photo, dans l’art… Et puis la suite de ce que Dieu veut, comme il voudra. « David » a pris cette photo d’arc-en-ciel au-dessus de nous juste après notre longue conversation hier, en sortant du café. La vie est splendide.