Derrière les caricatures, les fantômes

 

« Entre film et caricatures, l’Occident chavire », titre le quotidien libanais L’Orient Le Jour. Tandis que dans Le Quotidien d’Oran, K. Selim écrit notamment, dans un texte intitulé « Fosse septique » : « Tout le monde ne s’exprime pas comme il veut en Occident, c’est un fait, même si les interdits et les bâillons sont plus habilement institués. » J’ai envoyé hier après-midi au Monde le texte que je donne maintenant ci-dessous, très légèrement augmenté. Il y a quelques années, ce journal, comme d’autres, accueillait volontiers les textes d’opinion que je lui envoyais, puis l’un de mes livres déplut – depuis, tous mes textes sont refusés. Je n’ai pas encore leur réponse pour celui-ci, mais je le mets en ligne ici – si d’autres voulaient le reprendre sur d’autres sites, qu’ils le fassent librement en indiquant simplement le lien.

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L’incitation à la haine raciale étant réprimée par la loi, on se sert du Prophète pour représenter en fait le Musulman. Les musulmans ne s’y trompent pas, et si certains réagissent par la violence, c’est parce qu’ils ne peuvent réagir par la parole, et que trop peu le font en leur nom, de façon responsable et raisonnée.

L’acharnement de Charlie Hebdo contre les musulmans à travers leur prophète est une manipulation grossière à laquelle beaucoup sont contents de se laisser prendre. Au nom de la liberté d’expression, et notamment de celle qui fait fureur aujourd’hui, à savoir la liberté d’insulter les symboles sacrés des peuples, c’est-à-dire leur être profond, il s’agit en fait de se défouler du refoulé le plus puant de notre histoire. « Nous ne craignons que la loi de la République », déclarait ce mercredi matin sur Europe 1 le directeur de Charlie Hebdo. Ce n’est pas un hasard si le Prophète est représenté en Brigitte Bardot, notre plus célèbre Marianne, nue, présentant ses fesses. Les pulsions sexuelles malsaines qui président au racisme sont ici compliquées de relents de domination coloniale. En fait ce sont tous les Français de toutes confessions qu’insultent ces dessins, en prenant ainsi la République en otage. Le film auquel il est fait référence s’appelle Le Mépris et comme dans le film c’est à un trouble jeu de trahison, de désir détourné et de mépris, que jouent l’hebdomadaire et ses lecteurs.

Charlie Hebdo dit n’avoir fait que son job en traitant l’actualité. L’actualité c’est la crise. Et comme en temps de crise grave, on cherche des boucs émissaires. Que déclarait encore Charb sur cette même radio, ce même matin ? Que si on commence à dire qu’on ne peut pas dessiner le Prophète, ensuite on dira qu’on ne peut pas dessiner des musulmans, puis des cochons ou des chiens. J’ai pensé en l’entendant au Maus d’Art Spiegelman. Du reste, les caricatures du Prophète par Charlie ne manquent pas d’évoquer celles du Juif dans d’autres journaux satiriques français des années 30. Celle qui fit la couverture d’un précédent numéro semble même directement décalquée de celle d’un juif dans La libre parole de l’époque : même figure allongée à long nez, même sourire fourbe, même barbe, même yeux exorbités. Même registre, même inspiration, même abjection couvrant de sombres fantasmes dans lesquels l’autre est pressenti comme un envahisseur sournois, qu’il faut soumettre, voire éliminer.

Qu’est-ce donc, sinon ce refoulé de pulsions ordurières, qui fait accourir les lecteurs dans les kiosques chaque fois que Charlie s’y livre ? Et pourquoi cela s’arrêterait-il, si tout le monde estime qu’il s’agit simplement d’exercer sa liberté d’expression ? Et ne l’arrêterons-nous pas avant d’en venir à voir de nouveau le monde à feu et à sang ? Qu’est-ce qui pousse les hommes à attiser la haine, sinon un désir de mort ? Or le désir de mort, dans son ultime expression, c’est le désir de toujours, encore, mettre à mort Dieu – ou si l’on préfère l’Amour, la Vérité, la Vie, et tout ce qui est le plus élevé en l’homme, les valeurs qu’il trouve dans Son Nom.

« Le nihilisme, écrit Heidegger à propos du mot de Nietzsche « Dieu est mort », est bien plutôt, pensé en son essence, le mouvement fondamental de l’Histoire de l’Occident. Il manifeste une telle importance de profondeur que son déploiement ne saurait entraîner autre chose que des catastrophes mondiales. »

Cette parole de Nietzsche sur le meurtre de Dieu par l’homme est, dit-il, intimement liée au mot valeur. Le nihilisme est selon lui un processus historique, interprété comme « la dévalorisation des valeurs jusqu’alors suprêmes. » La dévalorisation des valeurs s’accompagne de « l’enthousiasme pour le développement d’une culture, ou pour l’expansion de la civilisation. » À l’heure où l’islamophobie, l’antisémitisme, la christianophobie, le racisme, reprennent obscènement du poil de la bête, cette méditation des Chemins qui ne mènent nulle part interroge les consciences.

Il s’agit, décrypte le philosophe, de réinstaurer les valeurs suprêmes au lieu où elles se dégradent et aboutissent au nihilisme. Mais il ne suffit pas de dire « Dieu » pour restaurer les valeurs. Car le coup final du nihilisme est  « que le Dieu tenu pour réel soit érigé en valeur suprême », c’est-à-dire qu’on « se drape dans l’apparence d’une pensée ».

« Les voyous publics ont aboli la pensée et mis à sa place le bavardage (…) Cet aveuglement de soi face au véritable nihilisme, cet aveuglement qui ne cesse jamais de prendre le dessus, tente ainsi de se disculper lui-même de son angoisse devant la pensée. »

Walter Benjamin notait que « l’expérience a subi une chute de valeur. Et il semble que sa chute se poursuive vers une profondeur sans fond. (…) jamais démenti plus radical n’a été infligé aux expériences que celui de l’expérience stratégique par la guerre de positions, de l’expérience économique par l’inflation, de l’expérience corporelle par le combat mécanique, de l’expérience morale par les détenteurs du pouvoir. » Voyant pour finir « au beau milieu de tout cela, dans un champ de forces traversé de flux destructeurs et d’explosions, l’infime et frêle corps humain. »

Depuis, comme nous le savons, la déréalisation du monde et de l’homme n’a fait que s’aggraver, considérablement, en même temps que leur marchandisation. Ne nous y trompons pas, il est bien question de marchandisation de l’être dans cette affaire de caricatures, et de manipulation de la pensée par une communication coupée de la vérité du réel, et de « l’infime et frêle corps humain ». L’écart entre ce qui est dit et ce qui est réellement devient gouffre, « fosse de Babel » comme disait Kafka. Il est urgent de sortir tout à la fois Dieu, la Pensée, les Civilisations, l’Homme, des langues de bois qui les figent de plus en plus dangereusement, mortellement. Il est urgent d’ouvrir les yeux afin de ne pas retomber dans des bouches d’égout semblables à celles qui marquèrent si indélébilement le siècle passé. Il est urgent d’ouvrir l’esprit, le cœur, la raison. Et de ne pas laisser dire et faire n’importe quoi. Non pas au nom de quelque principe aveugle, mais dans la conscience et le désir éclairés de ce que nous sommes et sommes appelés à être : des êtres pour la vie.

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alinareyes