Heidegger, opium des intellectuels

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au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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Plus je contemple la pensée d’Heidegger, plus je vois la radicalité et l’immensité de son erreur, de sa fausseté. Or il faut le faire, la contempler, car elle continue à faire des ravages, qu’il faut révéler. Quand j’ai commencé à le lire, il y a quelques années, j’ai été particulièrement intéressée par son retour aux racines grecques. Je constate pourtant que le fait que je partage avec lui le goût des Grecs, et en particulier des Présocratiques, et aussi de la poésie (quoique mes poètes ne soient pas les siens), et aussi de la langue et de ses racines (quoique mes langues, à part le grec, ne soient pas les siennes), et spécialement l’expérience de la solitude en montagne (quoique ma montagne fût plus haute), dont il a dit comme je peux aussi le dire combien elle est fondamentale dans le travail de la pensée, tout cela n’empêche pas que ma pensée est complètement contraire à la sienne, non seulement dans son moyen d’expression (nous ne partageons pas du tout la même langue, non tant parce qu’il écrit en allemand et moi en français, que parce qu’il écrit en universitaire et en scientifique et moi en prophète et en poète), mais aussi et surtout dans ses conclusions, spirituelles, politiques et pratiques.

Je remarque aussi, avec mon pourtant pauvre bagage philosophique, combien la substance de sa pensée est fondée sur la reprise de pensées ou morceaux de pensée élaborés par d’autres philosophes – ou bien, ce qui est encore plus évident, sur la glose à partir de textes poétiques -, combien en fait il n’invente rien, mais se contente de manier des éléments de pensée pour les faire coïncider avec son fond paranoïaque et nihiliste, les tisser maniaquement, comme un malade ou un meurtrier peut avoir besoin de révéler ce qui l’habite, tout en le cachant habilement dans le tapis. Là réside sans doute l’une des clés de la fascination qu’il exerce. Heidegger est une voie de garage, mais justement c’est ce qui plaît à beaucoup de ceux qui essaient d’échapper à la voie de la vie et de la vérité, qui leur paraît impossible à assumer. D’autant qu’il a pris soin de faire que sa voie, tout en ne permettant pas d’avancer, permette de piétiner et de se gratter autant qu’on veut, comme une drogue qui ne s’épuise pas.

Ces quelques remarques jetées ici, en chemin sur un livre que je prépare.

alinareyes