Séquestrée ?

Mont Saint-Michel. Photo Alina Reyes

 

Avant de monter, j’avais vu une bouteille de vin entamée sur la table. Je me suis demandé s’il ne buvait pas un peu tout seul le soir. Je me souviens de l’odeur de la vie triste, dans cette maison. C’était si gênant. J’avais pitié de lui. Je ne le connaissais pas. Je dormais chez lui, j’étais prisonnière chez lui.

J’ai monté l’escalier, fermé la porte à clé derrière moi, en espérant qu’il entendait la clé tourner dans la serrure. Qu’il comprenait.

J’espérais qu’il entendait, j’espérais aussi qu’il n’entendait pas. C’était si humiliant, pour lui encore plus que pour moi. Pour les voisins, pour les paroissiens, pour toute la ville. Le presbytère était en fait une maison comme les autres, au milieu d’un quartier résidentiel. Je n’étais jamais venue ici.

Il me semblait entendre la mer. La nuit. Sûrement, elle n’était pas loin. Si j’ouvrais la fenêtre, je ne voyais que des maisons toutes plus ou moins pareilles, des maisons vieilles de quelques décennies à peine, des maisons à un étage, étroites pour occuper le moins de terrain possible. Comme les gens qui y vivaient.

Peut-être était-elle au bout de la rue, la mer ? Ou bien, en admettant que j’arrive à quitter la maison sans qu’il s’en aperçoive, aurais-je dû marcher sans fin dans le labyrinthe du quartier résidentiel, avant de ne jamais la trouver.

Je dormais dans son lit, à côté de la télé à très grand écran. Un grand lit confortable, avec des coussins et une couette épaisse. On n’aurait pas dit le lit d’un curé. Du moins ce n’était pas ainsi que je l’aurais imaginé. Est-ce que ça lui plaisait de me faire dormir dans son lit ? En tout cas je dois dire tout de suite qu’il n’est pas monté.

Je l’avais rencontré six mois plus tôt, à Paris. Il était venu m’interviewer pour une radio chrétienne. Oui, il y a des curés qui font du journalisme, aussi. Il aimait ça, dire qu’il était journaliste et curé. Pas seulement curé, donc. Comme si c’était mieux, d’être journaliste. Moi il me semblait qu’il n’y avait rien de plus beau au monde que d’être prêtre.

Ça me rappelait le premier curé que j’avais rencontré. J’étais en train de me convertir, donc malgré toute ma méfiance à l’égard de l’Église, au bout d’un moment j’étais allée voir le curé de ma paroisse. Enfin, je devrais dire : j’avais demandé à le voir.

J’étais allée à l’église, tout enthousiaste de mon audace. Il n’y avait personne. Sauf, à l’accueil, une dame. Elle m’avait fait écrire mon nom et mes coordonnées sur un papier, et elle avait dit qu’elle transmettrait ma demande.

La semaine suivante, comme j’étais sans nouvelles, j’avais cherché le site de la paroisse sur Internet et j’avais envoyé un mail. Puis, quelques jours après, j’étais repassée à l’église. Bref, plusieurs semaines s’étaient écoulées avant que je n’obtienne un rendez-vous. J’avais contourné l’église, trouvé l’entrée discrète de son bureau, dans une petite rue adjacente. C’était un gros homme à la voix douce et au regard un peu fuyant. S j’avais dû attendre tout ce temps avant de pouvoir le rencontrer, m’avait-il dit, c’était parce qu’il y avait eu la période des examens. Il me déclara fièrement qu’il était professeur dans je ne sais plus quelle institution catholique d’études supérieures. Ses cours, ses étudiants lui prenaient beaucoup de temps.

Le curé dans le lit duquel je dormais maintenant n’était pas du même genre. Je veux dire : lui n’était pas un intellectuel des beaux quartiers de Paris. Juste un pauvre gars qui, dans le salon de son si ordinaire presbytère, cultivait ses bonsaïs. Il me les avait montrés avec beaucoup de passion, ces petits arbustes horriblement torturés. Je n’avais rien dit, mais je n’avais pu m’empêcher de penser qu’ils étaient comme une image de la castration qu’il s’était imposée.

Aussi, n’était-ce pas de sa faute, si j’avais de telles pensées ? Lors de notre première rencontre, à Paris, il avait une allure extrêmement sobre, tout de noir vêtu et sérieux comme un pape. Il m’avait demandé de venir témoigner de ma conversion auprès de ses paroissiens, voilà pourquoi je me retrouvais là maintenant. Mais pourquoi était-il venu me chercher à la gare dans une décapotable qu’il avait empruntée, et avec une allure de play-boy, chemise à rayures bleues entrouverte et lunettes de soleil ? Pourquoi, alors que nous roulions sur une route déserte, m’avait-il précisé d’un drôle d’air qu’il n’allait pas me faire le coup de la panne ? Et surtout, pourquoi ne m’avait-il pas prévenue que c’était chez lui que je dormirais ? Certes j’étais une femme libre, mais justement, cette situation ne me semblait pas convenable.

Le lendemain matin, quand je suis descendue, il était déjà parti. Un peu après, une dame a sonné à sa porte. Il l’avait fermée à clé, j’ai eu du mal à l’ouvrir. « Vous étiez séquestrée ? » a-t-elle dit en souriant, quand j’ai enfin pu respirer l’air du dehors. C’était une grand-mère très gentille, elle m’a emmenée en voiture. Nous avons rejoint le groupe des paroissiens, nous sommes partis pour le petit pèlerinage prévu. Puis le curé m’a accompagnée dans l’église où je devais parler. Il était redevenu tout à fait normal et sympathique, et j’ai eu l’impression qu’il était comme un petit frère que je ferais bien de protéger.

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Cette nouvelle est traduite en anglais par Élise de Warren ici.

 

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