« Au dix-septième siècle, le « bienheureux Joachim » est à l’apogée de sa gloire dans l’Église catholique.
Jamais son charisme prophétique n’a paru plus éclatant. » (p.205)
« Les biographies édifiantes n’entretiennent pas seulement la ferveur du souvenir dans certains cloîtres ; elles propagent une vénération chez de nombreux hommes d’Église. » (p.207)
La « légende joachimite » enfle. « L’abbé de Flore aurait prédit non seulement les Dominicains et les Franciscains, mais encore les Carmes, les Augustins, les Théatins, les Jésuites ; il aurait après sa mort accompli de très nombreux miracles, dont un choix copieux nous est raconté. Gregorio n’a pas ménagé sa peine ; il a compilé des documents d’archives, recueilli sans critique des éléments fabuleux. » (pp 209-210)
« La plus éclatante fortune survenue, posthume, au saint abbé de Flore, de toutes la plus extraordinaire, ce fut, presque au terme du grand siècle où régnait apparemment un catholicisme immobile et triomphal, en méfiance contre toute ombre de hardiesse novatrice, l’hommage que lui rendirent les savants les plus critiques en même temps que les plus orthodoxes qui fussent : les Bollandistes (…) devant le grand prophète, le grand Papebroch est tout admiration. Son esprit critique s’est évanoui. » (pp 210-211)
Lubac repère aussi chez Campanella des éléments joachimites. Chez lui, « l’histoire de l’Église et celle de la Synagogue se déroulent à travers une série de « status » successifs ou d’ « âges » qui sont autant de « millénaires » et « dont les commencements des uns se confondent avec les fins des autres, comme Joachim l’enseigne ». Selon le dixième des Articuli prophetales il fut révélé à Joachim, comme plus tard à Catherine, à Brigitte et à Vincent, que le Saint-Esprit doit être répandu d’abord sur quelques hommes, de qui sortiront la rénovation de l’Église et la conversion des infidèles. Le livre vingt-septième de la Theologia précise davantage : cette rénovation devra être précédée d’une « désolation » terrible ; Rome et l’Italie seront particulièrement ravagées, la papauté sera détruite. Telle sera l’oeuvre de l’Antichrist. Lorsqu’il aura été vaincu, ce ne sera pas la consommation céleste, car il faut assurer d’abord au christianisme une consommation terrestre pour que soit pleinement manifestée l’énergie (virtu) qui est en lui. Ce Plérôme encore temporel sera le « sabbatisme » ou le « siècle d’or » de l’Église, dont le siège central aura probablement été transféré de Rome à Jérusalem ; là aussi sera le siège du Saint-Empire universel, dont les princes seront des cardinaux. Ainsi interprétée par les oeuvres postérieures, la Cité du Soleil elle-même pourrait être comprise, ainsi que le suggère Romano Amerio, comme déjà réalisée en miniature dans les couvents fidèles à l’idéal monastique. » (pp 216-217)
Et puis Jacob Böhme, dont on sait la très grande postérité chez les poètes et les philosophes. « Il mettait en rapport avec la Trinité divine une mystérieuse Sophia, « Vierge éternelle », qui occupe un rôle central dans sa doctrine et qui séduira dans la suite nombre de ses lecteurs. »
« À diverses reprises, il rappelle avec une audace étonnante que par lui « le temps est venu où se révèle ce qui jusqu’alors était resté caché : la naissance du monde, la naissance de ce qu'(il) appelle Dieu et, avant tout, la naissance d’une humanité nouvelle qui sera l’effet d’une nouvelle Menschwerdung ou homification par laquelle l’homme devient Homme-Dieu. En donnant à son premier ouvrage le titre d’Aurore naissante, Böhme veut indiquer d’une part que la lumière s’est levée dans son propre esprit, et d’autre part que « le grand jour de la révélation de Dieu est maintenant arrivé » et avec lui « un temps nouveau pour l’humanité entière ».
Joachim de Flore avait écrit, dans un passage à la fois didactique et lyrique de la Concordia…, pour caractériser les trois âges :
… Le premier état fut placé sous les auspices de la dépendance servile ; le second sous ceux de la dépendance filiale, le troisième sous ceux de la liberté. Le fouet pour le premier, l’action pour le second, la contemplation pour le troisième. Successivement, la crainte, la foi, la charité ; l’état d’esclaves, l’état d’hommes libres, l’état d’amis ; de vieillards, d’adultes, d’enfants. La lumière des étoiles, l’aurore, le plein jour. L’hiver, le début du printemps, l’été. Les orties, les roses, les lys…
Ce troisième âge qu’il entrevoit, Böhme le baptise aussi « temps des lys », Lilienzeit. « Voici, dit-il, qu’un lys fleurit sur la montagne et dans la vallée, en tous les coins de l’univers… Il est venu, le temps, et bientôt il se manifestera… Sachez qu’un lys fleurit pour vous, pays de minuit ! » Le mot symbolique lui viendrait-il de Joachim, et par quels intermédiaires ? ou ne serait-ce qu’une rencontre ? » (pp 218-219)