De la Pitié à la Mosquée (10). Le déshumain

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le grand puits de Bicêtre

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Avant d’être fous et folles, et internés comme tels, les pauvres furent chômeurs. À partir du XVIIème siècle, toute l’Europe est prise dans des crises économiques qui jettent les ouvriers des manufactures à la rue et font augmenter dramatiquement la pauvreté. Partout des Hôpitaux généraux sont bâtis pour y enfermer les miséreux et en débarrasser les villes  – tandis que parallèlement on les en chasse et on tente de les empêcher d’y rentrer en leur en barrant les accès. La façon de traiter le problème de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants, considérés comme de la « vermine », est toute proche de celle qui se pratique aujourd’hui – que l’on songe au sort fait aux Roms et aux immigrés : fermeture des frontières, reconduites forcées au pays d’origine, détention dans des centres de rétention. Mais leur Enfermement à grande échelle est plus proche encore des univers concentrationnaires soviétiques ou nazis. Sans atteindre l’horreur et la planification meurtrière de ces derniers, les traitements y sont particulièrement dégradants et cruels, la mortalité très élevée, les trafics et les abus courants, notamment sur les enfants.

L’exclusion crée la folie. Au dix-neuvième siècle la Salpêtrière et Bicêtre, de prisons pour pauvres, allaient se transformer en prisons pour folles et pour fous. Si nous prenions des leçons dans l’histoire, nous saurions à quoi nous nous exposons en créant de l’exclusion. Que devient un peuple méprisé ? Les fous y deviennent si nombreux qu’ils ne sont plus enfermables, même si le système pénitentiaire s’est extraordinairement développé dans le monde moderne. La folie change de visage selon les époques, elle crée aujourd’hui des tueurs en série, des terroristes, des désespérés politiques. Et du côté des créateurs d’exclusion, la froide mécanique assassine des grands serviteurs de l’argent.

En 1725, l’architecte Germain Boffrand fut chargé de concevoir un puits pour approvisionner Bicêtre en eau. Foucault dit qu’il s’avéra très vite inutile, mais qu’on continua à le construire, trois ans durant, pour faire travailler les prisonniers. Creusé en 1733, le « grand puits » descend à 58 mètres de profondeur et mesure 5 mètres de large. Deux immenses seaux contenant chacun 270 litres étaient remontés par la force de douze chevaux. À partir de 1781, les chevaux sont remplacés par 72 prisonniers, qui se relaient de cinq heures du matin à huit heures du soir. En 1836, les prisonniers sont remplacés par des fous. Et en 1856, les fous cèdent la place à une machine à vapeur.

Jesenska-M-Nus-Devant-Les-Fantomes-Livre-895441448_MLDe quoi s’agit-il en vérité ? D’évider l’homme de l’homme. De la déshumanisation de l’homme par l’homme. « Nous creusons la fosse de Babel », écrivit Franz Kafka le 12 juin 1923. C’est la dernière page de son Journal. Les phrases immédiatement précédentes étaient : « Qu’est-ce que tu construis ? – Je veux creuser un souterrain. Il faut qu’un progrès ait lieu. Mon poste est trop élevé là-haut. » Il mourut avant de connaître le « progrès » de l’horreur qu’il constatait en marche, mais sa sœur Ottla n’est jamais revenue d’Auschwitz, où elle s’était portée volontaire pour accompagner un convoi d’enfants. Tel est le nulle part où entraînent les chemins de l’homme séparé, désincarné, déconscientisé, quand l’homme moderne se rêve transhumain, surhumain, alors qu’il ne devient que déshumain.

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à suivre

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