De la Pitié à la Mosquée (11) Les musulmans

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hier au Jardin des Plantes, photo Alina Reyes

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Il y a quelque chose qui ne peut pas se dire, c’est la mort. Qui pourrait témoigner de la mort, sinon un mort ? Or, comment un mort pourrait-il témoigner ? Il ne le peut pas. Ce qui ne peut pas se dire, il faut pourtant le dire. Dire qu’on ne peut pas le dire, d’abord. Et disant cela, l’identifier. Et l’identifiant, commencer à pouvoir le dire. Car seuls les morts enterrent les morts. Les Vivants les arrachent à la mort. Le dernier ennemi vaincu c’est la mort, vaincue par la parole.

Dans Ce qui reste d’Auschwitz Giorgio Agamben expose, en convoquant plusieurs auteurs, que l’exception permet de mieux connaître la règle, et qu’une situation d’exception, comme celle du camp de concentration, permet de distinguer ce qui est humain et ce qui est inhumain. Or, dit Agamben, ici « L’intémoignable porte un nom. Il s’appelle, dans l’argot du camp, der Muselmann, le « musulman ». Et, citant Améry : « Celui qu’on appelait le « musulman » dans le jargon du camp, le détenu qui cessait de lutter et que les camarades laissaient tomber, n’avait plus d’espace dans sa conscience où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. Ce n’était plus qu’un cadavre ambulant, un assemblage de fonctions physiques dans leurs derniers soubresauts. » Peut-être les appelait-on ainsi à cause de leur attitude de prostration, on ne sait pas exactement. Mais alors que la soumission du musulman à Dieu est volontaire, qu’elle est même un effort de la volonté, soutenu et animé par la foi en ce que la volonté de Dieu est à l’œuvre à chaque instant, les « musulmans » du camp étaient au contraire ceux qui avaient perdu toute volonté et toute foi. Agamben cite en ce sens Kogon : « Leur soumission n’était pas un acte de volonté, mais au contraire une preuve que leur volonté était brisée. Ils acceptaient leur sort parce que toutes leurs forces intérieures étaient paralysées ou déjà détruites. »

Des « musulmans » de cette sorte, c’est-à-dire en vérité des anti-musulmans, on en rencontre bien au-delà d’Auschwitz. Auschwitz les a révélés, le monde continue à les occulter. Ces « musulmans » d’Auschwitz, ce n’était pourtant pas eux, les morts ultimes. Eux, ces cadavres ambulants, n’ont été que le miroir où auraient pu se voir confusément les âmes de leurs bourreaux, si ces derniers avaient été encore vivants, s’ils avaient encore eu des yeux. C’était eux, les antisémites absolus, les anti-musulmans : ceux qui n’avaient plus d’espace dans leur conscience « où le bien et le mal, le noble et le vil, le spirituel et le non-spirituel eussent pu s’opposer l’un à l’autre. » Et c’est encore ainsi. Voici les morts. Invisibles. Enfouis dans les recoins ou replis de la société, ou bien au contraire tout à fait exposés, propres sur eux et pleins d’autorité et de pouvoir. Au camp on appelait musulmans ceux qui étaient le contraire de musulmans mais pouvaient en avoir une apparence – et cela continue d’arriver dans le monde du mensonge, de même que dans ce monde il arrive qu’on appelle humanistes ceux qui sont le contraire d’humanistes mais peuvent en avoir une apparence.

Et voici que la mort, une fois débusquée là où elle est vraiment, dans la déshumanité des destructeurs d’âmes plus que dans celle de leurs victimes, peut tout à fait se dire, même si le monde interdit un tel témoignage, même si le monde est incapable de supporter un tel témoignage et n’a de cesse de vouloir l’effacer, d’une manière ou d’une autre – y compris en effaçant le témoin. Mais ce n’est pas possible.

Poursuivant son chemin (§ 2.4), Agamben note que la situation extrême, en fin de compte, ne fait pas que définir la limite entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas. Elle la dépasse. Parce que l’homme qui ne s’y fait pas se met à errer, encore vivant, dans la mort ; et parce que celui qui s’y fait, précisément, s’y habitue, renversant la situation extrême en situation ordinaire. Et il cite Karl Barth : « D’après ce que l’on observe aujourd’hui, écrivait-il en 1948, on peut dire avec certitude que, même au lendemain du Jugement dernier, si c’était possible, chaque bar ou dancing, chaque bal musette, chaque maison d’édition avide d’abonnements et de publicité, chaque groupuscule fanatique, chaque cercle mondain, chaque cénacle pieux rassemblé autour de l’inévitable tasse de thé et chaque synode chercherait à se reconstituer le mieux possible et à reprendre normalement ses activités, sans en être autrement affecté, comme si de rien n’était. » C’est bien cela, n’est-ce pas ? Seulement, il y a quelque chose qui ne va pas. Si nous devons, avec Agamben, en déduire que la leçon de la situation extrême est « celle de l’immanence absolue, du « tout qui est dans tout » [et que] En ce sens, on peut définir la philosophie comme le monde vu depuis une situation extrême qui est devenue la règle », alors c’est la preuve que la philosophie ne suffit pas. Car alors, on n’en sort pas. De la mort. Quand Agamben ajoute, entre parenthèses, que « selon certains philosophes, le nom de cette situation extrême est Dieu », il ne va pas assez loin. La situation extrême n’est pas Dieu, mais le lieu où notre ultime volonté peut s’exprimer, et ce faisant, rencontrer Dieu. C’est pourquoi il nous faut apprendre à vivre toute situation ordinaire comme ce qu’elle est en vérité, une situation extrême.

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à suivre

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