Nymphes et fées, les femmes taboues

chant de la terre,

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Plutarque rapporte que les nymphes pouvaient vivre jusqu’à 9620 ans, toujours jeunes et belles, car elles buvaient l’ambroisie des dieux. Elles étaient si ravissantes dans leur vie naturelle que plus d’un dieu, plus d’un homme rêva de les ravir. Ainsi Daphné, convoitée simultanément par le mortel Leucippe et Apollon en personne. Avant qu’elle ne fût changée en laurier suite à l’entêtement malheureux du dieu solaire, la jalousie de ce dernier donna lieu à un tableau de nu des plus féroces. Le joli Leucippe, pour mieux s’approcher de sa belle, imagina de se déguiser en fille et de se joindre au charmant groupe des nymphes de la montagne. Soucieux de se débarrasser de son rival, le dieu souffla aux jeunes filles d’aller se baigner nues toutes ensemble, afin de vérifier qu’elles étaient bien entre femmes. Aussitôt qu’elles découvrirent l’anomalie flagrante sur le corps de l’éphèbe, ces gracieuses vierges le mirent en pièces. Il est vrai que “Daphné”, même si son allure ne le laisse nullement deviner, signifie “la sanguinaire”…

Nymphes et fées sont par excellence les femmes nues et interdites. Nues en tant qu’émanation directe de la nature, même si elles sont habillées. Évoluant aux environs des grottes et des sources, de tempérament amoureux, ces belles passent leur temps à filer, à chanter. Magiques, bienveillantes parfois, dangereuses souvent. Pourquoi interdites et pourquoi dangereuses ? Parce qu’elles sont l’incarnation de la jouissance féminine. Ce mystère, cette brèche par où elles échappent aux hommes. Et qui les confronte confusément au sacré : “pourquoi pas, dit Lacan, interpréter une face de l’Autre, la face de Dieu, comme supportée par la jouissance féminine ?”

On connaît l’histoire de Mélusine, la très belle fée dont le bas du corps se changeait en queue de serpent tous les samedis. Elle avait épousé le seigneur Raymondin à la condition qu’il n’essaierait jamais de la voir nue ce jour-là. Mais bien sûr, la curiosité du mari finit par l’emporter. Si elle se réfugiait chaque semaine dans sa haute tour où elle refusait toute visite, n’était-ce pas parce qu’elle y recevait un amant ? Un jour donc, en dépit de sa promesse, il ne résista pas à la tentation d’aller épier sa femme. Quand par le trou de la serrure il la découvrit seule et nue dans sa chambre, il ne put réprimer un cri d’horreur au spectacle de la longue queue qui serpentait à partir du ventre de son épouse. Se sachant découverte, la fée déploya ses ailes et, poussant à son tour un cri déchirant, s’envola par la fenêtre étroite, pour ne plus jamais revenir.

Qu’est-ce donc que cette queue de serpent qui périodiquement pousse à Mélusine ? Bien sûr, comme la queue de poisson aux sirènes, le symbole de son rattachement au monde animal, à la puissance et au mystère du monde naturel. Mais cet appendice qui les ferme à l’homme ne serait-il pas aussi une sorte de clitoris fantasmatique, justement rendu géant par le fantasme de celui qui voudrait le voir, en une boucle de cause à effet précisément rendue par la symbolique du serpent ? Ne serait-il pas le signe mortel d’une auto-jouissance de la femme qui renverrait le sexe de l’homme au rayon des objets inutiles, autrement dit le signe de la castration de l’homme ? “Dans les sociétés archaïques, rappelle le psychanalyste et philosophe Roger Dadoun, la femme ne doit pas jouir, c’est un tabou très fort.” D’où découle explicitement la tradition de l’excision. Dans les campagnes françaises, mais sans doute aussi ailleurs, on craignait les vouivres, ces nymphes aquatiques qui attiraient les hommes, prodiguaient aux baigneurs nus une fellation qui s’achevait en noyade. Douceurs trompeuses par lesquelles elles attiraient irrémédiablement leur victime au fond du lac ou de la rivière.

Si fées et nymphes sont partout présentes sur la planète, c’est bien sûr parce qu’elles existent. Universellement, elles existent dans l’imaginaire des êtres humains, quelle que soit leur culture. Le mot “nymphes” désigne les petites lèvres de la vulve, mais aussi la chrysalide. “Fée” en latin veut dire “destin”. Le destin de l’homme ne passe-t-il pas par ces nymphes d’entre lesquelles il est venu au monde, et où l’instinct lui ordonnera de retourner pour à son tour se reproduire ? Et ces fragiles et secrètes portes ne sont-elles pas celles d’un laboratoire mystérieux où la vie se transmue en vie, de même qu’à l’abri du monde l’insecte s’apprête à devenir papillon ?

Or, rappelons-nous la sentence d’Héraclite, “la nature aime à se cacher.” Et c’est pourquoi surprendre une femme dans sa nudité provoque toujours un frisson de sacrilège. Comme si le regard était déjà un viol, et menaçait donc son auteur d’un châtiment majeur. Comme si le regard pouvait même être déjà un meurtre, ainsi que dans l’histoire de Mélusine, condamnée à disparaître en tant que femme, à fuir définitivement le monde humain sous sa forme de démon ailé – en cela semblable à Lilith après son éviction de l’Eden.

Mais le sacrilège attise le désir, et l’histoire indéfiniment se répète. “Tu dois retourner à l’origine”, rappelle Angelus Silesius. “Au lieu où l’eau jaillit, elle est pure et limpide ; Qui ne boit à la source en danger met sa vie.” Mais ce retour à la source, nécessaire pour préserver de la mort spirituelle, est aussi, paradoxalement, une aventure dangereuse. Qui requiert conscience et désir de vivre une initiation qui exclut toute tricherie. Souiller la source serait l’empoisonner, et boire le poison par la même occasion. Vouloir s’en approcher et en jouir par traîtrise, ainsi que le firent Leucippe avec Daphné, Raymondin avec Mélusine, ainsi que le font la Technique et le Marché avec la Nature, c’est encourir une fin tragique. Tel apparaît alors le sens du péché d’Ève et d’Adam : ne pas avoir croqué la pomme comme les autres fruits du Jardin, “naturellement”, mais pour savoir et jouir en transgressant l’ordre naturel. Grandeur et risque de la condition humaine.

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