Vérité nue et idéologies falsificatrices

oh,

*

Le poète Horace le premier parla de “la vérité nue”. Mais la question du voile d’Isis, de la nature qui “aime à se cacher”, selon les mots fameux d’Héraclite l’Obscur, a occupé les philosophes depuis la plus haute Antiquité. Toute femme est une Isis dans l’idéologie de l’Eternel féminin, un mystère dont l’homme rêve de soulever le voile… et que tout dénudement, paradoxalement, rend encore plus « mystérieux ».

La vie humaine n’est que désirs, l’homme (ou l’animal)ne peut vivre sans désirer, car il ne peut vivre sans s’aimer, et cet amour étant infini, il ne peut jamais être satisfait”, écrit Leopardi. Singulière remarque… Sans amour de soi, pas de conservation possible ? Et qu’est-ce que cet amour de soi qui implique le désir ? Désirer à l’infini… Ou désirer l’infini… Mouvement de l’âme qui implique l’insatisfaction, condition du retour du désir, croit-on, donc de la poursuite de la vie.

Voilà ce qui rendrait nécessaire et même vital le tissage mental d’un voile autour de l’objet du désir, afin que jamais il ne puisse tout à fait s’atteindre. Et dans la double pulsion de vie et de mort à l’œuvre dans tout être, voilà ce qui rendrait fatale la tentation de la mise à nu comme échappatoire à l’épuisant éternel retour, modalité de l’infini à laquelle on rêve de substituer une lucidité définitive, un arrachage du voile une fois pour toutes. Rêve de repos du guerrier, trouver l’infini dans le fini.

Or toujours le désir passe, et revient. Tant qu’il revient, la vie demeure. Tant qu’il ne s’apaise, la guerre reprend. Cercle vicieux. Ainsi était-il fatal que la femme, objet du désir, devienne fatale. Pas d’insatisfaction sans culpabilisation de la femme.

Le Seigneur Dieu appela l’homme et lui demanda : “Où es-tu ?” L’homme répondit : “Je t’ai entendu dans le jardin. J’ai eu peur, car je suis nu, et je me suis caché.” –“Qui t’a appris que tu étais nu ? (…) “C’est la femme…” (Genèse, 3, 9)

Voilà. L’homme est nu, lui aussi. Et lui aussi se cache. Parce qu’il a vu, et qu’il pressent le danger d’en savoir trop. Sa nudité soudain lui est apparue. Sujet de lui-même, il découvre que le roi est nu. Choc violent, aussi violent qu’une vision, une révélation venue de l’autre monde. Aussi compacte et pourtant surréelle qu’une statue. Aussitôt sa nudité il s’en décharge sur sa femme. Premières Vénus préhistoriques, taillées dans la pierre, à même la grotte et résumées en symbole, telle la vulve rouge géante de Gargas. Ou sculptées en statuettes, dont un paléontologue a émis l’idée qu’elles aient pu servir d’objets sexuels, de supports visuels aux fantaisies solitaires des hommes.

Déjà la statue de la déesse n’est pas seulement un objet solide et figé, mais une manifestation de la divinité, un éphémère à chaque instant perpétué par l’exultation créée par la rencontre des deux mondes, celui-ci et l’autre, soudain matérialisés, réunis en une figure à la fois étrange et familière, cette statue, ce corps, cette image que nous n’en finissons pas de ne pas pouvoir étreindre, et qui n’en finit pas de nous sidérer.

Après le siècle des Lumières, au cœur duquel Sade et la guillotine figurèrent l’appel du trou noir, le XIXe, siècle des Ombres, fit naître chez les poètes une quête d’”illuminations”, pour reprendre le terme de Rimbaud. Et manifesta un besoin répété de lueurs qui prirent, selon les sphères sociales, la forme d’appel aux esprits – les tables tournèrent beaucoup – ou d’apparitions insistantes de la Vierge. Laquelle s’annonçait très souvent sous la forme de statuettes que l’on trouvait miraculeusement, un beau matin, près d’une source ou dans l’église du village… Et que l’on s’empressait de croire venues du ciel.

La bonne dame en ses blancs voiles consolait bien des peines et faisait naître bien des rêves. L’homme, la femme, l’enfant, écrasés par une société qui leur interdisait tout moyen d’échapper à leur condition, pouvait du moins vénérer une image féminine généreuse, capable de parler directement dans le cœur de chacun, aimant chacun comme s’il était unique, jusqu’au plus humble.

Puis vint le siècle des Ténèbres. “En termes historiques, nous vivons à l’âge de fer, dont le dernier acte est la barbarie… en termes moraux, nous vivons à l’âge de la boue”, écrit Octavio Paz. “Le déclin de notre image de l’amour serait une catastrophe plus grande que l’effondrement de nos systèmes économiques et politiques : ce serait la fin de notre civilisation.” Et il précise : “Je ne me réfère pas au sentiment mais à une vision du monde… une éthique et une esthétique.”

Et Denis de Rougemont : “Toute idée de l’homme est une idée de l’amour.”

Pour savoir si les ténèbres gagnent en vous-mêmes, regardez les corps et demandez-vous ce qu’est la beauté, et ce qu’est une âme.

alinareyes