« Nus devant les fantômes, Franz Kafka et Milena Jesenska » (4)

Je continue à donner ce livre, sans le changer, au fur et à mesure que je le retape à l’ordinateur (voir explications dans la première note de cette catégorie).

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Détenues de Ravensbrück (autres images et article ici)

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Il faut beaucoup d’acharnement pour faire mourir un être humain. Même pour noyer un petit chat, de si longues minutes… Au Revier, la kapo Gerda Quernheim, de son propre chef, noie systématiquement, à leur naissance et devant leur mère, les bébés des femmes arrivées enceintes au camp… Cela se produit, cet indicible. La vie qui se débat en vain sous la main implacable de Gerda, une prisonnière comme les autres. Ce qu’il faut dire, et accompagner de silence, par respect pour les bébés et pour les mères. Milena éprouve des pulsions meurtrières envers l’immonde criminelle. Mais il lui faut éviter le point de non-retour, ne pas basculer. Rester du côté de la vie.

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Nous étions pourtant tellement civilisés, pense Milena. Nous nous nourrissions de culture, nous la dévorions, nous la buvions à grandes goulées. (…) Nous lisions pendant des nuits entières, nous passions des soirées entières à écouter de la musique, nous étions sans cesse sous je ne sais quel charme. (…) Puis les premiers fracas de la guerre ont fait voler nos rêves en éclats…

À force de nous réfugier dans un monde imaginaire, pense-t-elle encore, si raffiné et attrayant fût-il, nous avions fini par nous détacher du réel avec le même égarement jouissif et morbide que des Esseintes, le dandy de Huysmanns, ou l’extravagant Louis II de Bavière… Mais déjà, à propos de la Première guerre mondiale, Max Brod se faisait le même reproche, lorsqu’il écrivait que nous étions une génération perdue, perdue par cinquante années de paix qui nous avaient rendus aveugles à ce qui est le pire fléau sur la planète. Si l’on se respectait, on ne se mêlait pas de politique. Les controverses sur la musique de Wagner, sur les fondements du judaïsme et du christianisme, sur la peinture impressionniste, et autres sujets de ce genre, semblaient infiniment plus importantes (…) Et voilà qu’en une seule nuit, la paix s’était écroulée. Nous étions ni plus ni moins des idiots.

L’histoire doit-elle toujours se répéter ? Saura-t-on toujours tirer des leçons de l’expérience ?

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Milena se souvient qu’un jour Kafka l’a vue en rêve avec un visage décharné. Des joues rondes n’auraient pas permis tant de cruauté de ta part, lui disait-il. C’est le visage qu’elle a aujourd’hui. Mais c’est la cruauté d’autres qui le lui a donné. À moins que… La cruauté ne s’échange-t-elle pas aussi bien que l’amour ? Franz a aussi le visage décharné, au fond de sa tombe.

Le camp l’aurait-il rendue cruelle à son insu ? Malgré ses nombreuses manifestations de générosité envers les autres détenues, son besoin constant d’apaiser, rassurer, consoler, divertir, materner les autres ? Son cœur n’a-t-il pas été secrètement atteint par la pointe de fer de la cruauté ?

Bien avant d’arriver à Ravensbrück, elle écrivait dans un article : Je ne sais pas qui a dit que les souffrances ajoutent à la valeur de l’homme. Mais ce que je sais, c’est qu’il a menti.

Et malheureusement, le camp lui a donné raison. Lâcheté, égoïsme, conformisme, esprit de soumission, traîtrise… L’esclavage et le malheur libèrent toutes les bassesses. Pourtant Milena refuse de sombrer dans la misanthropie. Car les détenues survivent aussi grâce à leur capacité d’entraide, leur compassion les unes pour les autres, et même, souvent, leur dignité et leur sens de la résistance.

Son cœur à elle est-il encore profondément, réellement vivant ? N’aurait-il l’air sain qu’en surface, et ne se révélerait-il pas, à l’analyse, aussi détruit que l’était son rein, rongé par l’abcès ?

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Chaque midi, sa chère Grete réussit à s’échapper, bravant toutes les interdictions, pour lui rendre visite au Revier. Milena lui parle, bien sûr, mais maintenant que toutes les inquiétudes se sont faites plus radicales, elle n’ose lui ouvrir totalement son cœur. Grete serait tellement peinée… À qui confier sa terreur de se voir, malgré tout, administrer une piqûre mortelle, ou simplement mourir d’elle-même entre les murs froids de ce camp de concentration ?

Le mieux serait d’écrire, d’épancher son âme sur le papier, comme elle le fit avec Franz pendant des mois. Écrire, le seul moyen d’entrer votre main dans votre poitrine et d’y saisir le cœur, palpitant et acharné à son travail de vie, afin de l’examiner au plus près, dans sa vérité.

Et comme il lui est interdit d’écrire ici, elle décide d’écrire quand même, chaque jour, chaque nuit, depuis son misérable lit, à Franz Kafka, une longue lettre qui n’aura pas de corps mais qu’il recevra peut-être, pour lui dire, maintenant qu’elle est presque aussi morte que lui, ce qu’elle n’a pas pu dire, avant.

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à suivre

alinareyes