« Nus devant les fantômes, Milena Jesenska et Franz Kafka » (8)

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Mon père m’a envoyé une deuxième carte postale de Prague. Des vues de « notre petite mère » peintes dans un style romantique. J’en ai pleuré, c’est idiot. Car maintenant j’en ris : je sais que c’est un signe. Prague vient à moi parce qu’elle veut que je revienne à elle.

Je regarde ces images, rien n’est plus merveilleux : je pénètre à l’intérieur, je connais chaque rue, chaque ruelle, chaque façade, chaque pont, je me promène dans ma ville. Un jour je serai de retour.

La mort provoque des mirages, comme la soif. J’en ai vu beaucoup ici, tomber en extase à l’heure de mourir, et prononcer des paroles fantasques, les yeux rivés sur leur vision. Mais je ne délire pas. Ce qu’il faut, pour ne pas mourir, c’est conserver la mémoire, la lucidité. Et aussi de la joie, même si cela semble impossible.

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Quand j’étais au lycée Minerva, avec Stasa et Jarmila, l’un de nos sujets de conversation favoris était bien sûr l’amour, et spécialement l’amour charnel. Quand allions-nous le rencontrer ? Comment cela se passerait-il ? Nous étions toutes les trois hostiles au principe, transmis par nos mères, du devoir de nous garder « pures » jusqu’à notre nuit de noces. Nous étions, comme on l’est à cet âge, toutes vibrantes d’un désir d’absolu et de pureté – mais d’une autre sorte de pureté, celle de nos sentiments, de notre vérité propre, et de notre aspiration à la liberté et à la transcendance.

Les événements de notre vie se déroulent rarement comme on les avait imaginés. Mais l’espoir qu’on avait mis en eux, même s’il se trouve déçu, peut aider, à condition d’être suffisamment positif, à en apprécier l’inattendu, et à y reconnaître une autre saveur, un autre intérêt.

Ainsi en est-il de la première fois où nous nous livrons à l’acte de chair. Pendant des années, nous l’avons volontiers rêvée merveilleuse ou terrifiante. Et puis cette première fois arrive, souvent à un moment où on ne l’attendait pas, et elle n’est ni merveilleuse ni terrifiante, elle est comme la vie, à la fois ordinaire et unique, imparfaite et inaccomplie. Un tempérament enthousiaste y voit de la beauté, alors qu’une personnalité moins indulgente avec son corps et celui d’autrui n’y trouve que confusion, et même honte.

Ainsi en fut-il de ma « première fois ». Elle ne ressemblait pas vraiment à ce que j’avais imaginé – je te raconterai cela -, et sur le moment je n’en fus pas fière ; mais ensuite j’appris à considérer les choses différemment.

C’est ce que j’ai voulu dire l’autre jour en répondant assez rudement à une bourgeoise tchèque qui venait me fatiguer avec un tas de niaiseries à propos du mariage annoncé de sa fille. J’étais malade, étendue épuisée sur ma paillasse, et dans sa rêverie imbécile elle me débitait toutes ces âneries pitoyables sur la virginité de sa fille, le mariage, la fidélité, que sais-je encore – le fatras dont on farcit la tête des filles, comme si on voulait que leur désillusion soit encore plus cruelle, et leur vie amoureuse encore plus malheureuse.

Je manque sans doute de patience ou de diplomatie, mais j’avoue qu’il y a certaines choses, qu’elles tiennent du domaine privé ou de la question politique, que je ne supporte pas d’entendre. L’auto-aveuglement satisfait me fait bouillir. Que faut-il donc faire pour que certaines personnes acceptent d’ouvrir les yeux sur leur propre vie comme sur le monde qui les entoure ? Au bout d’un moment, je lui ai dit franchement ce qu’à son âge elle aurait dû savoir, si elle avait été honnête :

Quand votre filles aura eu une dizaine de bonshommes, elle aura peut-être un peu appris de son expérience avec la gent masculine, et pourra vivre à peu près heureuse avec le onzième…

Cela a beaucoup amusé Grete, qui assistait à la scène.

Sais-tu dans quelles circonstances j’ai donné mon premier baiser ? C’était tout à fait inattendu, aussi bien pour celui qui le reçut que pour moi-même. J’avais quatorze ans. Mon père avait un ami, le conseiller Maltus, un célibataire élégant, sportif, excellent valseur, très séduisant, et avec cela ou malgré cela, honnête et courageux. Un jour qu’il était hospitalisé pour une cataracte, j’achetai un petit bouquet de violettes et lui rendis visite.

Je le trouvai sur son lit d’hôpital, les yeux bandés. Il risquait de devenir aveugle, et ne pouvait pas voir le bouquet que je lui avais apporté. Mue par une inspiration subite je me dirigeai vers son visage, les fleurs à la main, et l’embrassai sur la bouche, avant de me retirer vivement.

J’étais si confuse que je l’avais d’abord embrassé sur le nez, puis sur le menton, avant de lui donner un vrai baiser. Une petite scène aux détails dignes de tes récits, Franz, qui sont toujours illustrés de ces gestes étranges, précis et signifiants que l’on fait bien souvent malgré soi…

Il n’était pas rasé, sa peau piquait. Cela avait été très troublant, mais pas très agréable. J’essayai piteusement de trouver quelques mots pour lui faire comprendre qu’il ne fallait rien voir là de sérieux ni de compromettant, je me sentais si mal que les larmes commençaient à couler sur mes joues, mais il me mit tout de suite à l’aise, avec une délicatesse parfaite.

Quelques heures plus tard, je reçus à la maison un superbe bouquet de lilas – comme il sentait bon ! Avec une carte où était écrit « Mademoiselle » (Mademoiselle, tu te rends compte?), et un mot pour me remercier du « plus beau cadeau que puisse recevoir un malade » ! J’étais fière et folle de plaisir.

Ça, c’est un vrai gentleman, m’avait dit mon père. Exactement ce qu’il aurait aimé être, lui. Mais je crois bien qu’il n’en était pas capable. Jan Jesensky était un homme brillant, doté de prestance et d’un grand pouvoir de séduction, et cependant il lui manquait une certaine sérénité pour être un gentleman.

Depuis toujours mon père courait après le temps, courait si vite qu’il le laissait derrière lui et ne le voyait plus passer. Il se préoccupait tant de son apparence qu’il arrivait à paraître plus jeune que son âge, s’entretenant avec des méthodes spartiates : lever aux aurores, suivi d’un bain froid et d’une promenade de santé avec nos deux grands chiens au jardin Kinsky – où il était bon de se montrer, même s’il y passait peu de monde à cette heure -, vêtu d’une tunique impériale, avec son chapeau claque et le monocle vissé sur l’œil.

Toute sa vie était basée sur l’apparat : nul ne devait ignorer que le Pr Jesensky avait un poste à l’université Charles, et qu’il était un grand spécialiste de la chirurgie maxillaire. Il avait un cabinet luxueux dans la Ferdinandgasse, et il y faisait chaque jour son entrée comme un acteur interprétant un rôle.

Pourquoi tant de vanité ? Peut-être parce qu’il avait dû, comme ton père, travailler dur pour conquérir sa place dans la société. Mais dans le cas de Jan, il s’agissait plutôt d’effectuer une reconquête, puisqu’il venait d’une vieille famille bourgeoise que des revers de fortune avaient ramenée à la pauvreté.

Il y avait donc un désir de revanche dans son attitude, le sentiment obscur d’avoir été spolié et de devoir récupérer son dû, en imposant à la société sa véritable valeur. Là où ton père se gargarisait de son mérite tout en affichant son mépris d’autrui, le mien faisait le paon, jouait le gentleman-né, tout en se parant de vertus aussi rigides qu’improbables. Or, comme bien des goujats de son espèce, il était charmant en société et odieux en privé.

Peut-être y avait-il trop d’amour entre mon père et moi. Trop d’amour entre un père et une fille n’est pas une bonne chose. Mais non, ce n’était pas de l’amour, c’était de la passion. J’ai appris, plus tard, à reconnaître et aimer l’amour, qui est le sel et le sucre de la vie, et à détester la passion, qui est un poison. Jeune ou immature, on exalte volontiers la passion. Mais elle n’est qu’aveuglement, destruction ou autodestruction, vertige facile et dangereux. Et il n’y entre pas forcément de l’amour.

Je l’adorais, autant que je le détestais. Comment un enfant n’aimerait-il pas son père et sa mère, même s’ils lui font du mal ? Les enfants ont besoin d’amour, et s’ils n’en reçoivent pas assez, ils en produisent davantage encore ; leur petit être fabrique comme une sorte de cancer, une prolifération de cellules malignes, l’amour justement dont ils manquent et dont personne ne veut, un amour destructeur, monstrueux, démesuré, chargé de haine de soi et de l’autre. Les parents savent cela, et en jouent. Je comprends ta position, Franz, quand tu estimais que les enfants ne devraient pas être éduqués au sein de leur famille !

Que de douleur. D’affrontements. De colères. De violence. J’étais insolente, indisciplinée ; mon père entrait dans des rages folles ; me frappait.

Un jour, je devais avoir quatre ans à peine, il m’enferma dans le coffre à linge sale. Je crus y mourir. Comme toi lorsqu’au même âge, pour te punir, ton père te boucla dehors sur le balcon, dans le froid, en pleine nuit. Bien sûr nous étions des enfants, et nous avions donné une dimension terrible à des châtiments qui ne durèrent que quelques minutes et qui, du point de vue des adultes, semblaient anodins. Mais il n’est pas d’objectivité dans l’angoisse, et il est des blessures qu’aucun raisonnement ne saurait guérir.

Je pense à mon petit frère, mort en bas âge alors que j’avais trois ans. Je pense à tes deux petits frères, le premier mort avant ses deux ans, l’autre à six mois, alors que tu avais à peine cinq ans. Nos seuls frères, à l’un comme à l’autre. Et le poids du chagrin et de la culpabilité que nous avons dû porter, après leur décès.

D’abord ils avaient détourné l’affection de nos parents, et puis provoqué la douleur générale. Nous laissant seuls alors que nous avions commencé à chérir ces petits êtres dans lesquels nous avions reconnu des rivaux, mais qui s’annonçaient aussi comme de futurs alliés : une échappatoire affectueuse au triangle mortel parents-enfant. Nous laissant seuls avec la honte de n’être pas morts à leur place, et le sentiment exacerbé d’être de trop.

Oui, je pense à nos petits frères. Nous sommes tous comme eux, aujourd’hui. Toi emporté par la tuberculose, tes sœurs Elli et Valli déportées avec leurs maris respectifs au ghetto de Lodz, moi à Ravensbrück, et Ottla… Quand les Allemands ont déporté les juifs de Tchécoslovaquie, Ottla s’est trouvée protégée par son statut d’épouse d’un aryen. Tu connais ta petite sœur : entière, droite, courageuse, déterminée. Elle a refusé de se servir de son mariage comme d’un privilège. Par honnêteté morale, elle a divorcé : elle se mettait ainsi à la merci des autorités. Elle a été enlevée à son mari et à ses deux enfants, déportée à Terezin. De là, elle s’est portée volontaire pour accompagner un convoi d’enfants à Auschwitz. Leur apporter son réconfort, jusqu’au bout. Ils sont entrés ensemble dans la chambre à gaz.

Comment ne pas se laisser broyer par l’horreur du camp ? Ce ne sont ni les privations ni la maladie qui tuent le plus vite, ici. C’est l’abandon de soi. Certaines détenues déclinent si vite qu’elles ne ressemblent à plus rien d’humain, ni physiquement, ni moralement. Ne trouvant rien ni personne à qui se raccrocher, elles se transforment en squelettes ambulants et se laissent mourir de solitude. On les appelle, par antiphrase, Schmuckstük, les « objets précieux »…

Pendant longtemps, Grete et moi avons employé le temps que nous pouvions passer ensemble à nous raconter notre vie, échanger nos souvenirs. Je me rappelle lui avoir demandé : Est-ce que, quand tu étais enfant, les billes de pierre, avec leurs veines de toutes les couleurs, t’ont fascinée autant que moi ? Est-ce qu’elles ne t’apparaissaient pas comme quelque chose de totalement surnaturel ?

J’étais âgée de trois ans, je n’avais rien à faire, on ne m’emmenait pas souvent en promenade, et les journées s’écoulaient, interminables, dans le grand appartement aux meubles sombres.

La vie avait une espèce de saveur mélancolique, qui parfois se transcendait en une vision lumineuse, surréaliste, de mon petit univers. Mon père était un homme absent, qui ne rentrait le soir à la maison qu’après avoir perdu son argent aux cartes. Ma mère était fragile, continuellement malade, et jusqu’à sa mort, qui survint alors que j’avais treize ans, mon père estima qu’il était de mon devoir de lui servir de garde-malade, tandis que lui se distrayait en ville en joyeuse compagnie.

J’aimais tendrement ma mère, qui me le rendait bien. C’était une artiste, quand elle en avait la force elle travaillait de ses mains, inventait et fabriquait des meubles et des objets de décoration, faisait de la gravure sur bois. Mais son anémie ne fit qu’empirer au cours des années, et sa mort, malgré le profond chagrin que j’en éprouvai, me libéra de cette maison où je me sentais depuis trop longtemps prisonnière.

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à suivre (le principe est exposé en première note de cette catégorie)

alinareyes