Grecs et Romains vus par Lawrence Durrell

athenesen Grèce en 2007 avec deux de mes fils, photographiés par leur père, Olivier :)

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La frugalité et la modération grecque contrastaient, tout comme dans l’Antiquité, avec le mode de vie romain plein d’imagination dont l’épouse était le centre de gravitation. Les Grecs, quant à eux, évoluaient sur la corde raide, mus par une improvisation à la fois brillante et inventive. Les Romains développaient une discipline élaborée sans hâte, un sens de la dignité et de l’ordre dépourvu de toute panique. (…) La Grèce est par essence une créature marine et Rome un produit de la terre.

Jérôme aimait à dire que tout cela venait du paysage environnant qui détermine le caractère inhérent : les Grecs, nés sur une terre aride, étaient aguerris aux privations. Les connaissances grecque et romaine s’orientaient différemment. Le Romain, bien qu’homme de la terre, venait d’une région fertile et pleine de contrastes. Rien à voir avec le roc à nu des îles égéennes à la violente lumière améthyste à moitié aveuglante ; les plaines verdoyantes ondulaient, porteuses de toutes les récoltes imaginables : forêts et moissons, rivières et collines. Une curiosité débordante alimentait l’esprit grec, plus affamé de vérité que de profit, et superstitieux dans l’âme. De plus tout cela se retranchait derrière la syntaxe compliquée, à la fois allusive et abstraite, mais difficile à apprendre, d’une langue complexe et féconde en idées scientifiquement exploitables. L’impétuosité des Grecs se faisait jour dès qu’il s’agissait d’exploration ou d’aventure. Sans craindre les erreurs de jugement ils se laissaient entraîner par la curiosité. Leur courage allait jusqu’à la témérité : les navigateurs et les explorateurs donnaient libre cours à une soif de nouveauté. Bien sûr, ils plantèrent quelques arbres, des arbres fruitiers de toute sorte et – comme une note sur la portée – les premiers oliviers ! Ils furent les premiers à planifier le déboisement et l’agriculture, mais ils n’étaient pas fondamentalement des continentaux. Les pays où ils séjournèrent ne furent ni colonisés ni pacifiés pas plus que civilisés ; les Grecs voyageaient, simplement satisfaits d’assurer la sécurité des chemins maritimes, de faire la reconnaissance des ports et des estuaires, et d’établir solidement des comptoirs sur les réseaux de communication navale (…)

[Quant aux Romains] Leur caractère était paresseux, leur langue sérieuse et lapidaire, et leur tempérament moins celui de poètes que de grammairiens, juristes, législateurs ou moralistes. Ils montraient des dispositions pour les inventaires et le culte des ancêtres. Au fond, ils étaient des codificateurs et des géomètres, ils vénéraient les relevés cadastraux et étaient le produit de bornes milliaires ! L’infanterie de ligne se nourrissait du dévouement à l’idéal romain profondément enraciné dans sa conscience. Idéal dont la forme artistique s’exprimait dans une poésie de l’utile (le Pont du Gard). (…)

Les combats de gladiateurs sont une chose, mais que des prisonniers sans aucun secours ou des esclaves soient donnés en pâture aux fauves dans le but de se complaire de leur souffrance, c’est autre chose. Il est plus que probable que le côté philistin du caractère romain devait provoquer chez les Grecs un tiraillement de tristesse et de dégoût, de même que la grossièreté et la brutalité qui entouraient ces spectacles proposés à une assistance de citoyens moyens. Tout cela mettait manifestement en évidence la différence de mode de vie entre Romains et Grecs, illustrée au départ par les syntaxes incontestablement dissemblables des deux langues. Le tempérament romain était par essence juridique et moraliste, profondément porté sur la jurisprudence et l’instruction civique. Le tempérament grec, moins pointilleux, présentait plus de profondeur. (…)

On a pu, sans doute, discerner les mêmes variations au travers des différentes conceptions des deux théâtres. La production grecque s’inquiétait de l’identité de l’être humain dans son face-à-face avec Dieu ou de son comportement lors de confrontations avec ses penchants naturels. Une communauté tout entière s’efforçait de prendre conscience de sa personnalité mystique dans le but de purger toutes ses frayeurs en même temps, l’absolution reposant dans la purification. Le thème de préoccupation des Romains résidait dans un comportement opportun et dans la destinée du genre humain. Cela s’ancrait solidement dans la notion du temps et du moment ; le souffle de l’idéalisme d’une parfaite conduite civique. On sondait le bien et le mal avec constance et avec une rectitude immanente. Le registre d’intérêt romain, plus superficiel, plus bourgeois au sens moderne du terme, trouve son expression la meilleure dans l’attention accordée à l’attitude individuelle. (…)

Le contraste se reflète dans la composition même de leurs théâtres : le grec, abstrait à en couper le souffle, sophistiqué dans sa subtilité intellectuelle et sa quête sans fin d’une vérité métaphysique, alors que du côté de Rome on semble se satisfaire des aspirations poussant à un arrangement entre la vertu du bon citoyen et sa valeur morale selon la conjoncture humaine.

Lawrence Durrell, L’ombre infinie de César, traduit de l’anglais par Françoise Kestsman

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