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Je suis allée visiter Nuit Debout un matin place de la République, vers le début, et je n’y suis jamais retournée, parce que cette place est morbide. J’ai suivi attentivement ce qui s’y passait par Internet. J’en ai eu aussi des témoignages de vive voix par quelqu’un à qui il arrivait d’y aller, et dont des amis étaient coutumiers de s’y rendre. Mais je n’ai jamais désiré y remettre les pieds, je ne l’ai pas fait et je suis heureuse de ne l’avoir pas fait, de n’avoir pas cédé à ses sirènes. Car j’aime Nuit Debout, et je ne voudrais pas l’avoir encouragée un tant soit peu à rester dans cet endroit de mort, qui, avec son mémorial encore frais, pour ne pas dire encore puant, me faisait penser tout à la fois au cimetière des Innocents, débordant de cadavres et de peuple, tel que Philippe Muray le décrit au début de son Dix-neuvième siècle à travers les âges, et à l’aire Saint-Mittre, cet espace-cimetière sur lequel s’ouvre La fortune des Rougon, le roman de Zola sur l’insurrection qui précéda le coup d’État du 2 décembre 1851 (roman publié au moment de la Commune)… et sur lequel il se termine, après le massacre des insurgés. Je ne voulais pas qu’en moi le roman de Nuit Debout commence également dans un cimetière où il se verrait contraint de s’achever.
Et aujourd’hui, alors qu’après les infectes violences policières d’hier et de ces derniers jours Nuit Debout se voit réduite à peau de chagrin place de la République, je peux dire que dans mon esprit, dans mon cœur, dans mon roman, dans mon poème, elle n’est pas morte. Elle commence. Cette petite part du peuple qui à Paris s’était bâti un pauvre refuge dans les jupes de la République où le chef de l’État et son gouvernement l’avaient menée, avec mot d’ordre, le 11 janvier de l’année précédente, ce peuple dit de bobos qui comme un enfant terrorisé par le terrorisme s’était vu intimer de déclarer avec les politiciens les plus cyniques « Je suis Charlie » et « Même pas peur » ou encore « Paris est une fête » alors que régnaient très légitimement la peine, le désarroi et la frayeur, ce mouvement qui a porté le refoulé de toute une population pour le défouler sur la place-cimetière, pour y faire exister son désir de vivre-ensemble, d’utopie et de renversement de l’ordre inique, fût-ce par la violence ou par la paix, le voici maintenant privé de son refuge. Et sans doute aurait-il dû s’en priver lui-même avant qu’on ne l’en prive, prendre son envol lui-même bien plus tôt. Mais rien ne sert de revenir en arrière, cela s’est passé ainsi, et si maintenant la sagesse l’emporte, le mouvement trouvera la force de laisser derrière lui son enfance et de s’engager dans son âge adulte. Ce qui ne signifie pas se défaire de son esprit d’enfance, mais se défaire de sa puérilité, de sa peau devenue trop étroite pour une grande personne.
La place de la République est une peau bien trop étroite pour une Nuit Debout adulte. Une Nuit Debout adulte est autonome, elle sait se déplacer, aller de place en place et de lieu en lieu, ne pas rester centrée sur son seul jeu. Telle est la Nuit Debout que j’attends maintenant, et je l’attends sans inquiétude car en vérité elle est déjà là, active et neuve, dans tous autres lieux que cette place-cimetière où elle aurait pu finir enterrée si d’autres elles-mêmes ne s’étaient dans le même temps mises à vivre ailleurs, dans des quartiers, des banlieues, des villes, des villages, des pays divers. Ce n’est qu’un début. Les temps de l’Histoire sont longs, ses chemins font souvent des lacets comme en montagne, mais ils arrivent où ils doivent arriver. Rien ne naît de rien, Nuit Debout naît de bien d’autres révolutions avant elle ou ailleurs et elle ne sera pas la dernière, mais elle fera sa part du trajet, sur cette voie où je marche, où nous sommes si nombreux à marcher.
C’est maintenant le temps du rêve, le vrai. Pour les aborigènes d’Australie, le Rêve est à la fois la carte du territoire et leur histoire. Rien de moins abstrait que ce rêve. Il en va de même pour les nomades du Moyen Orient et sans doute du monde entier. Le rêve n’est pas une seconde vie, comme chez Gérard de Nerval, il est la vie même, incarné qu’il est dans les vivants et dans tout le vivant et même l’inanimé. Il en est ainsi quand le monde n’est pas une place où chacun est assigné à une place, où chacun doit aussi gagner sa place et où nul ne veut laisser « sa » place. Il en va ainsi dans un monde non fixé par la valeur des biens matériels et des positions sociales, il en ira ainsi dans le monde que veut réaliser Nuit Debout. Non plus seulement une démocratie, pouvoir du peuple, mais aussi une démosophie, sagesse du peuple, de peuples ayant renoncé au pouvoir de l’argent et sachant reconnaître celui du rêve comme projection, réalité et droit de l’humain.