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Kaïroï (ou kairi, selon la prononciation en grec moderne), pluriel de kaïros : car il y eut plus d’un Moment, ou d’un it comme dit Kerouac à propos de musique. D’abord celui de la citation. Souvent je commence le cours en écrivant au tableau une citation d’un bon auteur. Les élèves sont habitués, ils la notent (ou pas, je ne vérifie pas, c’est un espace de liberté). Donc ils ont commencé à noter, et puis ils ont vu le nom de l’auteur : l’un d’eux. L’un d’eux, pas du tout le meilleur élève et encore moins le moins bavard, qui m’avait dit, lorsque je leur avais demandé d’écrire sur ce qu’était selon eux le courage de la vérité, et qu’ils trouvaient à juste titre cela difficile : « c’est en accomplissant les choses difficiles qu’on avance dans la vie ». Je l’avais félicité, du coup il l’avait redit dans sa copie, et du coup, en leur rendant les copies, je leur ai donné cette phrase comme citation du jour et cela les a bien amusés, cela leur a même fait un effet bien meilleur encore.
Ensuite, en rendant lesdites copies, j’ai demandé à l’un d’eux, champion du bavardage lui aussi (et qui impressionna fort la tutrice de l’Espé qui y vit un enfer, alors que tous ses profs, y compris moi évidemment, le trouvent très sympathique, le bonheur de vivre incarné) où il avait trouvé l’inspiration pour finir son texte par cette question : « Mais au final, qu’est-ce que la vérité ? » Il n’a pas su que répondre, il avait trouvé ça, c’est tout. Je lui ai dit : c’est bien, c’est une question très célèbre. Un peu plus tard, il m’a appelée et m’a demandé pourquoi cette question était célèbre. Je lui ai expliqué que dans l’évangile de saint Jean, quand Jésus est présenté à Pilate avant d’être crucifié, il lui dit qu’il est né et qu’il est venu pour témoigner de la vérité, et que tous ceux qui sont de la vérité l’écoutent – et qu’alors Pilate lui demande : « qu’est-ce que la vérité ? », et que Jésus ne répond pas.
Toujours en rendant les copies, j’ai eu le bonheur de demander à un autre élève, très « faible » d’un point de vue scolaire habituellement, s’il voulait expliquer oralement pourquoi il appelait « la boucle » sa pensée sur la vérité et le courage de la vérité – il ne l’a pas fait, mais je lui ai dit que son texte était très bien, car il l’était, d’une pensée profonde et assurée, étonnante.
Puis en leur faisant un cours sur le courage de la vérité selon Foucault et sur Socrate qui, leur ai-je dit, apprenait à ses élèves à penser par eux-mêmes, ce qui n’a pas plu du tout aux autorités en place, qui veulent des gens dociles et non pensants, il y a eu un bref débat entre deux élèves : l’une demandant si l’opinion (dont je leur avais donné le sens philosophique) n’était pas une pensée neutre, raisonnable, alors que les pensées personnelles étaient toujours extrémistes ; l’autre (un élève érudit et très réfléchi) rétorquant aussitôt que c’est justement ce qu’on veut nous faire croire.
Tout cela s’est passé dans le bruit de fond habituel du vendredi, et plus d’une fois je me suis fâchée pour leur demander du calme, j’ai même ramassé quelques carnets (façon de menacer d’y inscrire un mot à faire signer par les parents ou une colle) mais à la fin des deux heures j’ai rendu les carnets sans y avoir rien mis, même si les bavardages n’avaient pas cessé, car pourquoi les punir pour des bavardages ? Ils n’en sont pas coupables. Responsables oui, et c’est pourquoi j’ai instauré la note de conduite, en espérant que ceux qui sont maintenant passés au-dessous de la moyenne vont se ressaisir afin de remonter. Mais la faute des bavardages en classe revient d’abord et en tout premier lieu et même uniquement à l’institution, qui ne prend pas les mesures pour que les classes travaillent calmement sans qu’on ait à punir. Moi je suis une lectrice de Nietzsche et de Foucault, entre autres, je ne vais pas me mettre à infantiliser, abêtir, ni à « surveiller et punir ». Le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Je ne fonctionne pas ainsi, c’est tout. Et je sais que malgré le bruit, il y a des kaïroi, des Moments qu’il n’y aurait pas dans des cours ordinaires, et que malgré le bruit aussi, même si certains en sont seulement à moitié conscients, ils entendent ce que je dis, cela pénètre en eux (ainsi que ce que je ne dis pas, comme le fait de ne pas les punir). Ils entendent, comme on entend Jésus, saint Jean ou Don Juan, qui n’ont pas plus besoin de répondre à la question « qu’est-ce que la vérité ? » qu’un éléphant n’a à répondre à la question « qu’est-ce qu’un éléphant ? »
Ensuite nous avons commencé à regarder le formidable film d’Ariane Mnouchkine sur la vie de Molière, et je tremblais de bonheur, à la fois du film et des réactions des élèves, par moments. Ce sont des choses infimes dont je parle, sans doute la plupart des gens ne les verraient pas, ne les sentiraient pas, mais moi je sens, je sais ce qui se passe, par-delà les apparences, et si infime cela soit-il, c’est immense.
L’après-midi, j’ai fait écrire les Première en atelier d’écriture sur la même question à propos du courage de la vérité. Les Première sont calmes, surtout en demi-groupe et surtout en atelier d’écriture, qui a un effet extrêmement apaisant. Comme toujours, chacun.e a lu son texte à voix haute après l’avoir écrit ; et j’ai même eu le temps, dans la même heure, de leur faire ensuite le petit cours sur Foucault et Socrate. Il faut maintenant que je relise leurs copies pour mieux apprécier certaines choses que j’ai entendues. Cette classe de Première techno (ST2S) comprend des élèves qui ont des expériences de vie parfois très, très difficiles ; certain.e.s élèves sont en éveil, ne demandent pas mieux que d’être réveillées, j’ai le bonheur de voir ça ; d’autres sont déjà plus anesthésiés par le système que les Seconde, l’expérience de travail avec ces élèves est autre, mais tout aussi passionnante. Je songeais à tout cela en sortant du lycée, en marchant dans le noir, en regardant les petites lumières de la banlieue défiler depuis le bus, puis depuis le RER bondé, puis dans le métro bondé aussi. Quelle merveilleuse chance de pouvoir vivre une telle expérience.
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