Une médecin de l’académie de Versailles, où je suis normalement affectée, me téléphonant hier pour une expertise médicale, m’a dit que les cours ne reprendraient pas d’ici la rentrée de septembre. La veille du confinement général, l’hôpital m’avait téléphoné pour annuler mes rendez-vous de suivi et m’avait dit que le confinement durerait sûrement 45 jours (et j’ignore, comme tant d’autres personnes qui y sont suivies, quand les consultations pourront reprendre à l’hôpital). Le traumatisme sanitaire, social, psychologique, économique de cette période laisse cependant quelques requins rêveurs, selon la déjà vieille stratégie du choc.
L’école, notamment, ce gros morceau, est déjà dans leur viseur. « On ne va pas privatiser les structures mais l’éducation. Le pilotage va passer au marché (…) C’est probablement l’offre qui va faire la loi. Les gens sont devenus des consommateurs », salive déjà un certain Alain Bouvier sur le site Le café pédagogique. « Et si la classe, évident lieu de socialisation, était aussi un obstacle aux apprentissages individuels ? », ajoute-t-il, voulant profiter de l’expérience d’école à distance mise en place pendant le confinement. Si la classe disparaît, « Cela suppose que les parents soient informés par chaque enseignant des raisons qui étayent ses choix pédagogiques ». Bref, ce monsieur rêve d’une école détruite et d’enseignants à la botte d’intérêts privés et des velléités des parents. On demande bien à la population ce qu’elle pense de telle molécule pour soigner un virus inconnu, pourquoi pas exiger aussi des professeurs, comme des médecins, qu’ils abdiquent leur expertise ?
Comme on sait, l’école en ligne aujourd’hui est un désastre pour beaucoup d’élèves, qui ne la suivent plus du tout, soit parce qu’ils n’ont pas le matériel nécessaire, soit parce que leurs conditions de vie les décourage de le faire. Poursuivre l’enseignement dans cet esprit serait permettre à une partie favorisée de la population d’accéder aux savoirs, et à une autre partie, celle des pauvres et des néopaupérisés d’après crise, de rester quasiment illettrée. La tiers-mondisation du pays à laquelle nous assistons face à la pandémie, devant laquelle nous nous révélons être parmi les pays les plus démunis (au Maroc par exemple, le port du masque est obligatoire, le pays en produit et en vend à tout petit prix dans les supermarchés et autres commerces), s’achèverait en tiers-mondisation culturelle. Le petit chef de la start-up nation et ses camarades trouvent sans doute judicieux de se diriger vers une école dématérialisée, déshumanisée.
Quand j’ai enseigné, il m’est arrivé d’utiliser de brèves séquences de cours en ligne pendant mes cours, mais c’était évidemment de façon guidée et pour faire noter aux élèves quelques points de savoir qui nous servaient ensuite de base d’approfondissement et de réflexion. Il est faux de croire que tout cela pourrait se faire uniquement en ligne. Rien ne peut remplacer, dans l’enseignement comme dans l’amour, un rapport réel entre les partenaires. Professeurs et élèves sont partenaires dans le complexe et difficile rapport d’enseignement, et je mets bien élèves au pluriel, car ce n’est pas seulement entre un enseignant et un élève que l’enseignement se fait, mais aussi entre un enseignant et une classe.
La classe est un trésor. Au cours des cours, elle forme corps. Je n’oublie pas ce moment où, à la fin d’un atelier, les élèves me dirent : « maintenant, on est soudés ». La classe est un ensemble d’intelligences variées, qui viennent au secours les unes des autres. L’intelligence n’est pas seulement le fait des premiers de la classe, de ceux dont l’intelligence correspond à ce que l’école attend. Des élèves moyens ou mauvais (qui se croient malheureusement souvent idiots parce qu’on le leur a mis dans la tête) possèdent leur propre forme d’intelligence, puissante et admirable aussi. C’est cette circulation des intelligences (qui faisait mes classes souvent plus bruyantes que je ne l’aurais voulu, mais je préférais cela à des classes mortes) qui permet l’ouverture et le développement de toutes ces jeunes et fantastiques intelligences, si elles sont guidées dans ce sens.
Alors certes l’école actuelle a de grandes défaillances, dues à la politique menée en France, à la formation débilitante des enseignants et, souvent (du moins dans ma discipline, le français), des élèves. J’en ai déjà pas mal parlé ici, au cours de mon expérience. Mais il serait criminel de répéter sur elle le crime commis en ce moment sur tant de personnes âgées qu’on laisse mourir sans soins, faute de moyens. Ce qu’il faut ce n’est pas la tuer, c’est la soigner et la relever. Il en va de tout l’avenir du pays.
Et je vous laisse méditer le film que je vous propose aujourd’hui, La Chute de la maison Usher de Jean Epstein, d’après la nouvelle d’Edgar Poe que vous pouvez aussi lire gracieusement dans ma traduction ici.
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