Nous nous sommes arrêtés la dernière fois au moment où je m’apprêtais à quitter l’océan pour partir en ville. Nous y voilà. Changement de vie. Fin du premier couple, nouvelles amours, et surtout reprise des études (journalisme puis lettres). Encore parfois des moments d’épuisement, tout à la fois étudier, travailler pour gagner sa vie, élever ses enfants et s’entraîner à écrire n’est pas de tout repos. Mais finalement, arrive le moment où mon premier texte (hors journalisme) est publié, dans une revue. Je croyais me souvenir qu’il avait été publié dans la revue Schibboleth, mais en fait non, c’était dans Le Bouvier. J’ai commencé le théâtre vers 1982, donc j’ai rétabli la bonne date par rapport au livre papier. Rien de plus dans mon journal pour cette période, deux ans de très grande pauvreté, seule avec deux petits, avec des moments très difficiles mais aussi beaucoup de moments de grâce. Peut-être n’écrivais-je plus dans mon journal, ou bien les pages s’en sont perdues, je ne sais pas. La description d’un repas, plus loin, est le fait d’une gourmande, mais aussi de quelqu’un qui a eu faim pendant deux ans.
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Bordeaux, 1982
Il me faudrait un seau d’eau froide sur la tête. Je viens de passer ma première audition devant le prof d’art dramatique, je jouais Aricie dans l’acte II, scène I, de Phèdre. Combien d’éloges j’ai reçus ! J’aime tellement ça, le théâtre !
1984-85
Première journée de stage à Sud-Ouest. J’ai écrit quelques petits papiers à partir de dépêches AFP, c’était vraiment un boulot de rien du tout, pourtant ça m’a fait très plaisir. Même un minuscule travail d’écriture, ça fait du bien, surtout quand il va être publié, donc lu. Il n’y aura pas mon nom, bien sûr, mais quand même, oui, ça me fait plaisir.
Ce matin, j’ai attendu encore la carte d’Arno, elle n’est pas encore arrivée. Dans vingt-quatre heures, il sera là (demain, ou aujourd’hui, minuit). Tout bronzé, j’espère, et avec une petite étoile de ski. Il m’expliquera pourquoi je n’ai pas reçu sa carte, et je ne serai plus triste ni inquiète.
Ce matin, j’ai aussi téléphoné à David. Mon cœur, il me tarde de lui faire des bises sur ses bonnes joues.
J’ai aussi acheté des cadeaux pour mon père. Pour ma mère, je n’ai encore rien trouvé. Pour moi, une jupe rouge, de grands gros clips en lion rayé rouge et blanc, de petits gants de dentelle rouge. Hier, une ceinture grise à grosse fermeture métallique, à mettre sur les hanches. De tout ça, cet après-midi à Sud-Ouest, je n’ai mis que la jupe rouge. Travail travail.
À midi, je suis allée manger au Nyoti avec Henry, galette de sarrasin aux légumes et tarte à la figue. Ce soir, en rentrant de Sud-Ouest, j’ai trouvé un charcutier-traiteur encore ouvert, je me suis acheté une barquette de poireaux-vinaigrette et une quiche. À la maison, en plus, j’ai mangé un demi-pot de fromage blanc fermier, une pomme, un thé à la vanille, des tranches de croissants grillés, et de la confiture de melons d’Espagne. À la télé, il y avait le premier épisode du feuilleton tiré du Parrain, et puis le film de Depardon que j’ai vu au cinéma l’année dernière, Faits divers. Je l’ai regardé encore. J’ai pleuré quelquefois dans la soirée, comme un enfant se laisse aller à mouiller son lit.
Maintenant, m’y voilà, au lit. Avant de me coucher, j’ai regardé mes bijoux de pacotille, tous mes petits bouts de rien du tout rangés dans de petites boîtes poussiéreuses, et ça m’a procuré un grand plaisir, surtout les petites choses très vieilles, très inutiles ou très laides.
Finalement, mon dialogue radio a été : le Jeune et le Vieux prennent l’ascenseur. L’ascenseur et le temps se bloquent. Le Vieux révèle au Jeune qu’ils sont tous les deux la même personne. Cela après avoir lu Le Livre de sable, de Borges.
Il est tard, j’ai encore du travail. Il faudrait que je finisse Palimpsestes, de Genette. J’ai d’autres bouquins à attaquer ! Alors, ce soir, c’est tout pour le cahier. Dommage, j’avais envie.
J’avais rendez-vous avec une équipe de télé, mais l’équipe n’était pas là, et moi j’ai attendu. En plus, c’est de ma faute, c’est moi qui ai mal pris le rendez-vous, et qui m’y suis mal rendue. Je lis le journal de Miguel Torga, En franchise intérieure, traduit par ma prof de lettres Claire Cayron, et ça me redonne envie d’écrire dans ce cahier. Mais je manque terriblement de temps, et à peine l’année scolaire s’est-elle terminée que me voilà casée dans ce fichu stage d’observation à FR3. Qu’est-ce qu’ils sont ringards ! Quelle misère une télé pareille !
Ceci est mon troisième stage en entreprise de presse et ma troisième déception. Serai-je vraiment journaliste un jour ? À Paris, on doit pouvoir faire mieux. Tout de même, je m’inquiète. Je me dis était-ce bien ma vocation ? Et si je n’avais aucune vocation ? Sinon celle de lire, et, je le voudrais, d’écrire. Par moments, je suis pleine d’ambition, je me vois gravissant hardiment les échelons de l’échelle sociale, à grands coups de travail et de durcissement de moi-même, et puis il suffit que je voie une clocharde, un clochard, et alors je suis prise du sentiment de l’absurdité, et même du tragique de la vie, et alors me voilà complètement désorientée.
Paris
Que je me sens bien ici, où tout est plus grand et plus fort. Où je suis seule depuis une semaine. Un jour, j’irai à New York.
Bordeaux
Quand j’ai relu mon premier papier pour Sud-Ouest, l’histoire d’un vieux qui se remettait au vélo à quatre-vingt-six ans, je l’ai trouvé tellement ringard que j’ai failli en pleurer. D’ailleurs, là-bas, à Libourne, ils m’ont dit que c’était bien.
J’attends avec impatience mes notes de l’IUT. En réalité, ce que j’attends, c’est l’appréciation de la prof de lettres sur mon dernier dossier, un encouragement à écrire…
En ce moment, j’écris pas mal. J’écris, et surtout je réécris les papiers des autres, pour Sud-Ouest bien sûr. C’est loin d’être un travail littéraire, mais ça m’apprend quand même le poids des mots. Qu’ils sont lourds, surtout quand ils sont faux, vains, vaniteux ! Il y a un tas de tels mots dans la presse.
Il y a quelque chose de précieux dans le métier de journaliste, c’est surtout pour moi, à la fois très timide et extravertie, l’obligation de la rencontre, de la découverte. Et puis, dans tous les sens, géographique, social, le mouvement. Dans mon dernier dossier de lettres, j’ai écrit, à propos des écrivains voyageurs, que ce que j’appréciais dans l’écriture, c’est qu’elle soit mouvement. Le reportage aussi, c’est mouvement.
J’ai terminé dans le train le Journal de Kafka. Un peu comme si j’avais vécu avec lui cet été. Dans ses notes de voyage, à la fin, il raconte un fait divers d’une façon désopilante : la voiture qui rentre dans le tricycle. Ah ! Si on pouvait voir ça dans les journaux !
Lu aussi : Pieyre de Mandiargues, La Marge, Pierre Louÿs, Trois filles de leur mère, Jacques Lacarrière, En suivant les dieux, Nathalie Sarraute, Enfance, Alejo Carpentier, Musique baroque. Et puis ? Quelle mémoire… J’ai une passoire à la place de la tête.
Plus on écrit, plus on a envie d’écrire. J’apprends. J’ai envoyé un billet au Monde, comme ils l’avaient demandé pour remplacer Claude Sarraute en vacances. Ils ne le passeront pas. Je suis quand même contente de l’avoir fait. C’était à propos des vacances. Je remarquais qu’on a l’air anormal si on n’en prend pas. Moi qui, en ce moment, ne pense qu’à travailler. Personne autour de moi ne le comprend, je crois. Mais un jour, j’écrirai. J’en suis de plus en plus sûre. D’ailleurs je l’ai toujours voulu, sinon su, sans oser l’avouer (maintenant pas davantage, sauf dans ce cahier). Merci, cahier.
Elsa Morante est morte. Je l’aimais tant.
Cette nuit, rêve où j’accouchais d’une salade « romaine ».
La nuit précédente, je me suis vue mourir plusieurs fois. Je venais de finir Victoria, de Knut Hamsun, juste après avoir relu La Faim, et je me suis mise à regarder L’Heure du loup, de Bergman, à la télé. Angoissée, j’ai appelé Henry à plusieurs reprises. Il a fini par se lever et m’a éteint la télé. J’ai eu une grosse crise de nerfs jusqu’assez tard dans la nuit. (Est-ce que je deviens plus nerveuse, cela ne m’arrivait pas comme ça, avant). J’ai rêvé plusieurs fois à ma mort : dans le canapé en compagnie de trois hommes, en allant danser avec ma sœur…
J’ai décidé d’écrire un roman. Une histoire initiatique inspirée des romans du Moyen Âge, que j’adore. Il faut que j’y pense. Je commencerai sans doute la rédaction en février.
J’adore être à la fac, baigner dans les livres.
Je vais peut-être travailler comme journaliste pour le Parc naturel des Landes. Ça m’aiderait pour mon roman.
Longue émission sur Bach à la télé, et sur France Musique. Magnifique. Terminé sur le Magnificat. J’étais seule, j’ai pu chanter en même temps. Envie de chanter à nouveau dans les chœurs. Tellement beau, poignant. Quelqu’un disait que l’œuvre de Bach n’était faite que de « citations de Dieu ». Glenn Gould dit qu’elle est structurée comme l’univers, ou comme un atome. Comment faire cela en littérature ? Ronsard, peut-être.
Mercredi 1er janvier 1986
Passé la fin de la nuit sur la route, à attendre le dégel, avec Jean-Pierre, Marie, Henry, Bernard. Circulation paralysée, voitures dans le fossé… Super. Nuit blanche, sensible.
Je viens de corriger Rendez-vous, en y ajoutant l’épisode du loup. Comme ça, je l’aime bien.
Dimanche et lundi, nous étions à la montagne, à Licq, chez Jean-Pierre et Marie. Il avait neigé, c’était très beau, l’air était pur, et Arno m’a dit de belles choses sur la vie. Il y a là-bas un mont qui s’appelle le mont du Loup Rouge. La montagne est tellement fascinante.
Pour cette année, je me souhaite de longues heures de travail, de grandes émotions, et de belles pages d’écriture.
« De grandes émotions », j’ai eu peur en l’écrivant et j’ai eu envie de le rayer, mais peut-on rayer ce qui est écrit dans un journal ?
Je continue dans les nouvelles. Il faut que j’écrive l’histoire de la vieille qui demandait l’heure. Et toujours celle du monosandalisme. Et encore… Je manque cruellement de temps. Et réécrire l’histoire des petits hommes, en commençant par les vers qui descendent l’escalier.
Hier soir, chez Jean-Pierre et Marie, j’ai été attirée par un bracelet de cailloux, posé sur le buffet de la cuisine. Comme je l’observais dans mes mains, Jean-Pierre m’a dit que je pouvais le prendre, si je voulais. Il suffisait de demander à Pomme, à qui il appartenait. Et puis il me l’a mis au poignet. Pomme me l’a donné. J’adore ce bracelet. Ce sont des petits cailloux colorés (vrais ou faux ?) d’Amérique latine. Ils s’entrechoquent, j’aime le bruit et le contact sur ma peau. Ce bracelet me donne envie d’écrire.
Si peu de temps. Tant de choses à faire, qui mangent le temps. Et ces violentes migraines, dès que je manque de sommeil.
Plus j’ai envie d’écrire, plus je me sens loin des autres.
La neige a une de ces façons d’envelopper le paysage qui vous en met plein la vue. Comme dit Arno, c’est rare ici, la neige deux hivers de suite, « surtout qu’on est protégés par les fleuves et la mer ». Et comme dit David, « Eh ben dis donc, la nuit doit être longue, pour qu’il ait tant neigé ».
Comme l’hiver 1956… On ne peut pas dire que je sois contente de voir venir mon anniversaire. Quand même, tout ce blanc illumine et adoucit bien les choses.
Je vais être publiée pour la première fois. Ma première nouvelle : Cailloux. Dans une revue régionale, Le Bouvier.