Guantanamo en 2002, AFP/ Shane T McCoy
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Après avoir parcouru l’introduction de ce fameux livre, nous lisons le premier chapitre. L’auteur se rend chez l’une des victimes d’un psychiatre dément, dont les expériences à l’université McGill de Montréal dans les années 1950 ont servi de base à l’élaboration de la torture moderne.
« Le dossier s’ouvre sur l’évaluation de Gail effectuée par le Dr Cameron au moment de son arrivée à l’institut : la jeune fille poursuit de brillantes études d’infirmière à l’université McGill, et le médecin note qu’il s’agit d’une personne « jusque là raisonnablement équilibrée ». Toutefois, elle vit des crises d’angoisse causées, indique sans détour Cameron, par un père qui l’agresse. Cet homme « profondément perturbé » a « exercé de multiples sévices psychologiques sur sa fille ».
À en juger par leurs commentaires des premiers temps, les infirmières aiment bien Gail, qui parle avec elles de la profession. Elles la décrivent comme « gaie », « sociable » et « soignée ». Pendant les mois où leurs soins lui sont prodigués, Gail subit toutefois un changement de personnalité radical. [régression psychologique et intellectuelle, agressivité, passivité, amnésie, schizophrénie]… les symptômes sont beaucoup plus graves que ceux de l’angoisse qu’elle manifestait à son arrivée. » (p.42)
« Selon les articles qu’il fit paraître à l’époque, le Dr Cameron croyait que la seule façon d’inculquer à ses patients de nouveaux comportements plus sains était d’entrer dans leur esprit afin d’y « briser les anciennes structures pathologiques ». La première étape consistait donc à « déstructurer ». L’objectif, en soi stupéfiant, était de faire régresser l’esprit vers un état où, pour reprendre les mots d’Aristote, il était comme « une tablette où il n’y a rien d’écrit », une tabula rasa. Selon Cameron, il suffisait, pour parvenir à cet état, d’attaquer les cerveaux par tous les moyens réputés entraver son fonctionnement normal – simultanément. La technique première du choc et de l’effroi appliquée au cerveau, en somme. » (p.44) « À la manière des fauteurs de guerre qui préconisent que des pays soient ramenés à l’âge de pierre à coups de bombes, Cameron considérait les électrochocs comme un moyen de faire régresser ses patients. » (p.45) [Rappelons-nous que c’est aussi l’objectif ouvertement affiché par Israël bombardant Gaza].
« Même s’il entretenait des relations avec la CIA depuis des années, Cameron n’obtint sa première subvention de l’agence qu’en 1957. Pour blanchir l’argent, on le fit transiter par la Society for the Investigation of Human Ecology. Et plus les dollars de la CIA affluaient, moins l’institut Allan Memorial ressemblait à un hôpital et plus il prenait des allures de lugubre prison.
Cameron augmenta d’abord de façon radicale les doses d’électrochocs. Les deux psychiatres à l’origine de la très controversée machine à électrochocs Page-Russell recommandaient quatre traitements par patient pour un total de 24 électrochocs. Cameron commença à traiter ses patients deux fois par jour pendant 30 jours, ce qui représente la somme terrifiante de 360 électrochocs. (…) À l’étourdissant cocktail de médicaments qu’il administrait déjà à ses patients, il ajouta les drogues expérimentales psychodysleptiques auxquelles la CIA s’intéressait de façon particulière : le LSD et la PCP. Il enrichit également l’arsenal dont il disposait pour faire le vide dans la tête de ses patients en recourant à la privation sensorielle et au sommeil prolongé. » (p. 50)
« Lorsqu’on demande à des prisonniers comment ils ont pu supporter des mois d’isolement et de brutalité, ils évoquent souvent le carillon lointain d’une cloche d’église, l’appel à la prière d’un muezzin ou les cris d’enfants qui jouent dans un parc voisin. Quand la vie se résume aux quatre murs d’une cellule, les bruits venus du dehors et leur rythme – preuve que le prisonnier est encore un être humain et qu’il existe un monde en dehors de la torture – en viennent à constituer une sorte de bouée de sauvetage. « Quatre fois j’ai entendu le pépiement des oiseaux au lever du jour. C’est ainsi que je sais que je suis resté là pendant quatre jours », déclara l’un des survivants de la dernière dictature de l’Uruguay rapportant le souvenir d’une période de torture particulièrement brutale. » (p. 51)
En 1954, la CIA produit un manuel : « L’ouvrage traduit l’avènement d’une ère nouvelle, celle d’une torture précise, raffinée – loin des tourments sanglants et approximatifs imposés depuis l’Inquisition espagnole. » (p. 54) « Le détail qui retient tout particulièrement l’attention des auteurs du manuel, plus encore que les méthodes proprement dites, c’est l’accent mis par Cameron sur la régression – l’idée que des adultes ne sachant plus qui ils sont ni où ils se situent dans l’espace et le temps redeviennent des enfants dépendants, dont l’esprit est une sorte de page blanche ouverte à toutes les suggestions. » (p.55)
« Là où la méthode Kubark était enseignée, on assista à l’émergence de schémas très nets – tous conçus pour induire, optimiser et soutenir le choc : on capture les prisonniers de manière à les perturber et à les désorienter le plus possible, tard la nuit ou tôt le matin, conformément aux instructions du manuel. Aussitôt, on leur bande les yeux et on les coiffe d’une cagoule, puis on les dénude et on les bat, avant de les soumettre à diverses formes de privations sensorielles. Du Guatemala au Honduras, du Vietnam à l’Iran, des Philippines au Chili, les électrochocs sont omniprésents. » (pp 55-56)
L’auteur précise aussi que l’internationalisation de ces méthodes de torture comprennent aussi la visite de haut-gradés français à « l’école de lutte contre la « guérilla » de Fort Bragg, en Caroline du Nord, pour diriger des ateliers et initier les élèves aux méthodes utilisées en Algérie », où les Français faisaient aussi usage d’électrochocs contre les combattants pour la liberté dans les années 50. (p.57)
À partir du 11 septembre 2001, ces « activités que les États-Unis menaient jusque là par procuration, d’assez loin pour pouvoir plaider l’ignorance, seraient désormais prises en charge sans faux-fuyants et ouvertement défendues. (…) En vertu des nouvelles règles [le code de justice militaire ayant été modifié pour cela], le gouvernement des États-Unis était enfin autorisé à utiliser les méthodes qu’il avait mises au point dans les années 1950 dans le secret et le déni. » (p.59)
« Nombreux sont ceux qui croupissent à Guantanamo. Mamdouh Habib, un Australien qui y a été incarcéré, affirme que « Guantanamo Bay est une expérience scientifique qui porte sur le lavage de cerveau ». (…) Pour de nombreux prisonniers, ces méthodes ont eu un effet comparable à celui qui fut observé à l’Institut Allan Memorial dans les années 1950, à savoir une régression totale. Un prisonnier libéré, citoyen britannique, a déclaré à son avocat que toute une section de la prison, le camp Delta, abritait désormais les détenus (ils seraient « au moins 50 ») qui sont aujourd’hui dans un état de délire permanent. » (p.61)
« Le problème, évident avec le recul, réside dans la prémisse sur laquelle reposait la théorie de Cameron : l’idée qu’il faut faire table rase pour que la guérison soit possible. (…) En fait, c’est le contraire qui se produisit : plus il les bombardait, plus ses patients se désagrégeaient. Leur esprit n’était pas « nettoyé ». Les sujets se trouvaient plutôt dans un état pitoyable, leur mémoire fracturée, leur confiance trahie. » (p.64)
à suivre
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