Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (17)

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écriture et dessins de Kafka

*

J’aime t’imaginer à cheval. J’aime t’imaginer en train de nager, ramer, marcher, faire de la gymnastique… Toutes ces activités physiques que tu pratiquais avec enthousiasme et bonheur.

Tu t’approches du cheval, flattes son encolure, prononces quelques mots. Le cheval te regarde de côté, fixement, perçoit ta douceur, ta bienveillance. Il tourne la tête, l’approche de toi. Il t’accepte.

*

Tu avais acheté un canot, amarré derrière chez toi sur la Moldau. Tu allais ramer, souvent, longtemps, dans le silence du fleuve. Le dimanche, des amis se joignaient à toi. Vous partiez à plusieurs embarcations sur la Vltava – la Moldau -, naviguiez pendant des heures en manœuvrant acrobatiquement à travers les barrages. Max disait : j’admirais la virtuosité avec laquelle Franz nageait et ramait, il dirigeait avec une dextérité particulière une nacelle. Il était toujours plus habile et plus hardi que moi, et il avait l’art de vous abandonner à votre sort dans les moments critiques, avec un sourire presque cruel qui semblait dire : « Aide-toi toi-même. » Combien j’ai aimé ce sourire, dans lequel il y avait tant de confiance et d’encouragement ! La fécondité de Franz en variantes sportives inédites me paraissait inépuisable.

Cher Max ! J’admire la qualité de l’amitié qu’il te manifesta toute sa vie. Son soutien ne fit jamais défaut, qu’il s’agît de t’encourager à écrire ou de t’aider à ne pas te replier dans la solitude en te faisant fréquenter les cafés et rencontrer du monde. Il fut un écrivain célèbre bien avant toi – qui cherchais si peu à l’être, et jusqu’ici ne le fut jamais vraiment -, et pourtant il n’y eut jamais de rivalité entre vous. Il fut celui à qui tu fis lire ton premier texte littéraire (Description d’un combat), et dès lors, bien que tu n’eusses jamais publié une ligne et fusses un parfait inconnu, il n’hésita pas à te considérer comme l’un des plus grands auteurs de langue allemande, allant même jusqu’à citer ton nom parmi ceux d’illustres contemporains dans un article pour une revue littéraire !

Indéfectible Max… À moi aussi il fut d’un secours précieux lorsque, après que tu m’eus interdit de continuer à t’écrire, je pus épancher ma douleur en lui adressant des lettres où je lui parlais de toi, de moi, et de la façon dont notre amour s’était révélé impossible.

Max est aussi extraverti que tu étais introverti : il était déjà une figure dans le riche milieu littéraire de Prague, couvert de relations, coureur de jupons, engagé dans son temps, amoureux inconditionnel de la vie (malgré une enfance maladive et une déviation de la colonne vertébrale qui le laissa chétif et difforme)… Clairvoyant et généreux, il décela tout de suite ton génie, et n’eut de cesse de le faire savoir – y compris à toi-même, dans tes périodes de doute et de stérilité littéraire.

En tout cela, il agit avec beaucoup de délicatesse, sachant combien tu pouvais être ombrageux. Car tu étais loin d’être aussi docile qu’on l’imagine parfois, à considérer ton doux regard et tes humbles postures. Tu pouvais être au contraire – tu l’étais même presque toujours – intraitable. Spécialement en ce qui concernait tes idées, et plus que tout, la littérature.

C’est d’ailleurs ainsi que tu avais rencontré Max. Après avoir tâté de la chimie, puis de la philosophie, puis des lettres (discipline en laquelle les professeurs te parurent trop stupides), tu t’étais décidé pour le droit – dont tu allais ingurgiter la peu ragoûtante matière jusqu’au doctorat. Max venait de faire, à l’université où vous étiez tous les deux étudiants, un exposé sur Schopenhauer, au cours duquel il avait traité Nietzsche de charlatan. Quand il eût fini, tu l’interpellas et t’engageas avec lui dans une interminable conversation où tu lui reprochais la simplicité de ses jugements par d’assez âpres critiques, se souvenait Max. Mais il ne t’en tint nullement rigueur, et vous devîntes inséparables.

C’est aussi une divergence d’opinion qui t’avait éloigné, avant la terminale, de ton camarade Hugo Bergmann. Il était devenu sioniste, et toi socialiste, antisioniste et athée. Hugo, qui était alors ton ami depuis plusieurs années, était un garçon brillant et solide dans ses engagements, aussi bien intellectuellement que sur le terrain. Pourtant, malgré toute son assurance, il avoua plus tard qu’il lui avait été très difficile d’encaisser tes attaques déterminées et sans concession de ses convictions.

Tu étais un ami dévoué, attentif, plein d’esprit et d’entrain, mais aussi terriblement exigeant. On devrait pouvoir dire qu’on tombe en amitié comme on tombe amoureux. C’est ce qui m’est arrivé ici avec Grete : nous sommes tombées en amitié l’une pour l’autre.

Et c’est ce qui t’est arrivé avec Oskar Pollak, pendant ta dernière année de lycée. Il était la vedette de l’école, un personnage hors du commun, champion de ski et grand amateur d’art. Bien qu’ils eussent son âge, à côté de lui tous les autres élèves avaient l’air de petits garçons. Tu lui vouas un sentiment exclusif et presque jaloux – telle était souvent ta façon d’être, en ce domaine – et si ton amitié avec Max perdura, ce fut sûrement parce qu’il sut te comprendre et te ménager, tout en conservant sa propre liberté.

*

Toutes les fins de semaines, tu organisais des excursions dans les environs de Prague. Avec Max, votre ami philosophe Felix Weltsch, et même une fois Franz Werfel, ce jeune poète qui en garda un mémorable coup de soleil sur les fesses. Vous partiez le dimanche, ou dès le samedi midi, marchiez des heures, nagiez dans les rivières, dormiez dans de modestes refuges, faisant provision de grand air et arpentant infatigablement la campagne. Vous preniez aussi des bains de soleil, dans une espèce de frénésie de rencontre physique avec les éléments. Durant l’été, vous profitiez de vos deux ou trois semaines de congés pour voyager, légers, guidés par le plaisir, et vous dormiez dans les auberges les moins chères… Il vous arriva même de finir la nuit sur un banc. L’important c’était d’être ailleurs, de se déplacer, de s’amuser entre amis, loin, bien loin de toutes les contraintes de votre vie pragoise. Mouvement, fantaisie, liberté, insouciance… Nous devenions des enfants folâtres, dit Max, nous inventions les tours les plus extraordinaires et les plus charmants…

C’est ainsi que tu voyageas avec Max et son frère Otto, puis en Italie du Nord, à Weimar, et par deux fois, à Paris. Les Tchèques étaient très proches de la culture française, alors que vous, les juifs « allemands » de Prague, étiez plutôt tournés vers Vienne, Munich et Berlin. Cependant tu adorais Flaubert, et tu avais de la sympathie pour Napoléon.

Ton deuxième voyage à Paris fut agréable, mais le premier fut un désastre. Vous aviez fait halte à Nuremberg pour une nuit. Au matin, tu t’éveillas couvert de boutons. À Paris, on diagnostiqua une furonculose. Tu laissas tes amis sur place, et rentras seul.

Après cette déception, tu t’intéressas davantage à la culture française, d’autant que Paul Claudel, consul à Prague, employait tout son prestige à la défendre et à la propager. Plus tard, en 1938 – mais tu n’étais plus là pour le voir – l’attitude de la France et de ses intellectuels, hélas !, changea. Tant qu’il s’était agi pour eux de nous exporter leur bonne parole, tout avait été parfait. Mais quand nous eûmes besoin de leur soutien, il n’y eut plus personne à nos côtés. En janvier 1939, dans Pritomnost, j’envoyai cette lettre ouverte à Jules Romains et à ses pairs :

Si en son temps la France a décidé de conclure une alliance avec nous, c’est que la France y trouvait son intérêt (…) Si la France ne s’est pas trouvée à nos côtés, au moment décisif, elle nous a trahis, cela ne fait pas de doute. Mais, ce faisant, elle s’est aussi trahie elle-même (…) Le peuple (…) pardonne plus facilement une hostilité ouverte qu’une trahison enrubannée. Chez nous, aujourd’hui, dans les villages et dans les usines, quand ils parlent des Allemands, les gens disent : « Y a pas à dire, ils savent s’y prendre ! » Et ce qu’ils disent des Français – je préfère ne pas le répéter.

*

À Prague, le rythme de ta vie était bien plus régulier : bureau-repos-Arco, et la nuit pour écrire. De huit heures à quatorze heures, tu t’acquittais avec sérieux et dévouement de ta fonction aux « Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême », une administration dont tu connaissais chaque rouage, et où tu étais apprécié de chacun, tant d’un point de vue humain que professionnel, et à tous les niveaux de la hiérarchie. L’après-midi tu faisais une sieste, puis une ou deux heures de promenade, le plus souvent avec Max. Parfois vous alliez à la piscine, ou bien tu partais ramer sur la Moldau, ou encore monter à cheval.

Le soir, vous vous retrouviez au café Arco, écrivains, philosophes, poètes, artistes, à refaire le monde tout en buvant des bières. C’est dans une dizaine de ces cafés pour tous milieux que se trouvait concentrée la vie des Pragois. Ils pouvaient y passer des journées entières, attablés devant un café, et bavarder à perte de vue dans le brouhaha général, tandis qu’à l’arrière-salle, souvent, on jouait au billard. Comme tu l’avais noté, c’est dans les cafés que l’on pouvait librement discuter avec des inconnus et se sentir proche des autres hommes sans être corseté par des obligations, des conventions ou des hiérarchies rigides.

Si tu appréciais l’atmosphère des cafés, c’est aussi parce qu’ils relevaient de ce que tu appelais « cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun », la seule « contrée » où tu parvenais à vivre malgré son inconfort. En dehors du café, tu pouvais te sentir bien en compagnie de deux ou trois proches ; dès que tu te trouvais dans une société plus nombreuse, tu étais mal à l’aise et désemparé.

Les « Arconautes », comme disait leur ennemi Karl Kraus, faisaient chaque soir leur petite révolution en chambre, élaborant des pamphlets et ne sachant plus qu’inventer en matière d’obscénité et d’ésotérisme bon marché pour choquer le bourgeois – puisque la nouvelle religion du bourgeois était la science. Mais on comptait aussi parmi eux nombre d’intellectuels de grande valeur, qui faisaient de Prague un foyer de culture et de création.

Et puis il fallait bien s’amuser, et plusieurs fois par semaine tu allais au théâtre, et vous terminiez la soirée par des virées entre amis dans les cafés ou au bordel, ou encore en ville, en quelque galante compagnie.

Le mardi, vous assistiez aux soirées de Berta Fanta qui, avec le soutien d’Hugo Bergmann et de Felix Weltsch, organisait des conférences et recevait l’élite intellectuelle de la ville. On pouvait aussi bien y parler de littérature, de philosophie ou de psychanalyse que de relativité et de quantas, puisqu’y vinrent le mathématicien Kowalewski, le physicien Franck, et même Einstein, alors jeune professeur à l’université de Prague.

Tu te passionnas pour le théâtre yiddish. On te voyait au club des jeunes anarchistes, et aussi aux deux réunions mensuelles au café Louvre, avec les disciples de Franz Brentano. Mais tu t’en lassas, ainsi que de l’Arco, ainsi que du cercle Fanta, ainsi que des bordels. Car tu avais besoin de temps pour écrire, ta vie était inconcevable sans l’écriture, elle primait sur tout. Ne pas écrire te rendait malade et, même les périodes de bonheur, quand elles t’enlevaient l’envie d’écrire, finissaient par te paraître insupportables.

Une soirée et la moitié de la nuit, parfois la nuit entière, n’étaient pas de trop pour écrire, convoquer ce fantôme qui était en toi et qui voulait parler. Ou plutôt pour convoquer l’écrivain, l’être vrai, alors que le fantôme, c’était ce Dr Franz Kafka que chacun connaissait, celui qui se rendait à son travail, sortait, faisait des projets de mariage, se conformait aux mouvements des autres comme si lui et eux n’étaient ni plus libres, ni plus conscients, ni plus réels que des ombres sur un écran.

L’ordre qui ne s’adressait qu’à toi était de plus en plus impérieux, de plus en plus irrésistible. À la fois la faim et le gouffre, le désir et la jouissance, l’appel et le départ. Être vivant, c’était être écrivant.

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à suivre, selon le principe exposé en note 1 de sa catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (16)

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couverture de l’excellent recueil des chroniques et articles politiques de Milena Jesenska

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Je crois que tu aspirais à changer de peau.

Devenir panthère au lieu de jeûneur ; ou cet autre animal : une jeune fille qui s’étire, au lieu d’un misérable voyageur de commerce.

L’instinct…

Haine du singe savant.

À force de renoncement, changer de peau.

Moi, j’aspirais à changer de jour (j’étais encore assez animale).

À force de rage, atteindre l’aube.

Dépouillée, mais re-naissante à un autre jour.

Pourtant je vais mourir. Trop tôt, moi aussi. Un de ces matins, je ne te verrai plus passer par la fenêtre ! Et le corbeau ne me verra pas non plus.

Franz, je te voulais vivant !

Au moins, viens en rêve et couche-toi sur moi !

Une fois entré en moi, tu changeras de peau. Et moi, emplie de toi comme un solide bateau, j’atteindrai l’aube une fois encore.

*

Ma mère mourut. Je noyai mon chagrin dans les larmes, et je m’autorisai enfin à sortir de chez moi. J’avais treize ans, je voulais vivre.

Il n’y avait plus que mon père et moi à la maison – c’est-à-dire que la plupart du temps, il n’y avait plus personne. Mon père était bien trop pris par ses activités professionnelles et mondaines pour s’occuper de moi ou seulement surveiller mes allées et venues. Le seul garçon qu’il avait eu était mort en bas âge. Il me considérait donc tour à tour comme son fils et sa fille.

Comme sa fille, lorsqu’il m’avait obligée, pendant des mois et des années, à rester confinée à la maison avec ma mère, et à veiller sur elle quand sa maladie s’était aggravée.

Comme son fils, lorsqu’il m’avait inscrite au lycée Minerva, le premier et très réputé lycée pour filles de Prague, où l’on recevait une éducation égale à celle des garçons – et même supérieure, car l’enseignement y était à la fois moins rigide et plus ouvert que celui qui te fut imposé au lycée de la Vieille Ville.

Comme sa fille encore, lorsqu’ayant eu vent de mes frasques (qui n’étaient autres que ces exercices de liberté et de découverte qu’on pratique à l’adolescence, et pour lesquels on montre ordinairement assez d’indulgence aux garçons), il entrait dans des colères terribles.

J’aurais tant aimé à être la petite chérie de ce père prestigieux, qui, comme il l’aurait fait pour un garçon, n’hésitait pas à me frapper pour me punir. Pourquoi ne cherchait-il pas à se consoler auprès de moi de la perte de ma mère ? Je me cachais ces sentiments, mais j’étais profondément frustrée de constater qu’il continuait à mener sa vie comme avant, comme s’il n’avait jamais eu besoin ni d’elle ni de moi. Tout ce qui semblait l’intéresser, c’était son ambition de me faire mener, plus tard, des études de médecine. Pour le reste, son attitude démontrait que la vie n’avait d’intérêt pour lui qu’en dehors du foyer. Et malgré moi, j’adoptai le même comportement – quoiqu’il pût m’en coûter.

Avec Stasa et Jarmila, nous formions un trio d’effrontées qui défrayait la chronique. D’une manière générale, les « minervistes » étaient émancipées. Rares étaient les filles qui avaient accès au lycée : nous constituions une sorte d’élite. Par la suite, la plupart des filles de Minerva ont obtenu d’ailleurs des postes importants dans la société.

Je me souviens avec émotion de ma première rentrée au lycée. C’était en 1907, j’avais onze ans. Papa et moi, pour une fois complices, avions choisi notre tenue avec un soin particulier, alliant l’élégance et l’originalité. Il m’avait accompagnée jusqu’au portail – j’avais conscience que nous avions tous les deux beaucoup d’allure, et que de nombreux regards se posaient sur nous. Il portait mes livres, avec la plus exquise galanterie paternelle. Maman m’avait fait faire, par notre couturière, un bel ensemble taillé dans un tissu souple aux tons gris, et comme une femme je portais sur mes boucles blondes enfantines un large chapeau de velours sombre qu’illuminait un ruban de couleur.

Un sentiment nouveau se faisait jour en moi : j’allais aimer merveilleusement la vie, l’aventure de la vie ; j’étais faite pour les plaisirs de la vie.

Stasa et Jarmila entraient aussi dans l’adolescence avec une grande intrépidité. Nous étions avides de nous livrer à toutes les fantaisies qui nous passaient par la tête. Nos corps changeaient, nous devenions des femmes tout en gardant l’esprit de jeu des enfants que nous étions encore. J’amenais Jarmila chez ma couturière, et aux frais de mon père – qui n’avait ni le temps ni le goût de vérifier les notes -, elle se faisait faire exactement les mêmes vêtements que moi : par amitié, elle avait décidé de me copier en tout, imitant jusqu’à mon écriture. Stasa avait deux ans de moins que moi, mais une personnalité très affirmée. Elle était déjà rayonnante de beauté, et nous nous aimions toutes les deux si follement que l’on disait partout que nous étions lesbiennes.

Peu nous importaient les rumeurs. Au fond, elles ne faisaient que pimenter encore un peu la vie que nous nous inventions chaque jour, et nous n’avions jamais assez de piment. Munies d’ordonnances et d’argent que j’avais volés à mon père, nous nous procurions toutes sortes de médicaments dont nous usions comme de drogues – je lui dérobais aussi de la morphine. Le désir de vie nous brûlait, il nous fallait expérimenter le plus de sensations possible. Parfois nous étions enthousiastes jusqu’au délire, et parfois sombres jusqu’au désespoir, mais toujours nous nous soutenions, liées par l’amitié comme on peut l’être à cet âge.

Nous nous faisions faire de longues jupes moulantes, des vêtements fluides, et près du corps, qui paraissaient scandaleux et que nous mettions pour passer et repasser, bras dessus bras dessous en riant, devant les cafés remplis d’Allemands du Prikope, une avenue que des jeunes filles tchèques ne pouvaient fréquenter que par provocation. Pourtant, là aussi, nous étions guidées avant tout par un esprit de découverte et un désir d’échange. Prague était si bien partagée entre ses diverses cultures et nationalités que traverser un quartier allemand revenait, pour nous, à nous aventurer en territoire étranger.

Seule, je me livrais aussi à certains actes que les autres appelaient excentricités, mais qui n’étaient pour moi que des pulsions naturelles et innocentes. J’aimais sortir de chez moi à l’aube – toujours mon goût de l’aube -, ou bien la nuit. J’aimais la proximité de la mort et celle de l’érotisme.

Une fois, au lever du jour, je fus arrêtée par la police pour avoir cueilli des magnolias dans un parc public. J’adorais les fleurs, j’en avais toujours sur moi, chez moi, à offrir, à respirer…

À la tombée du soir, la nuit ou même en plein jour, j’allais déambuler dans les allées du cimetière, et je finissais par grimper sur le mur pour m’y asseoir et rêver avec les morts, avec ma mère, rêver à mes malheurs de vivante qui se dissolvaient peu à peu dans la douceur des tombes.

Je ne sais pourquoi, il me revient en mémoire, comme une mélopée, ce passage des Histoires pragoises de Rilke :

C’était une belle nuit d’automne avec des nuages rapides. La lumière incertaine était juste assez patiente pour permettre à Bohusch de reconnaître une plaque de marbre sur laquelle entre les branches foisonnantes il pouvait lire:Bitezlav Bohusch, portier ducal. Et chaque fois que le petit lisait cela, il commençait à creuser avec des ongles avides dans l’herbe et la terre, jusqu’à ce (…) que ses ongles commençassent à crisser sur le bois lisse du grand cercueil jaune. (…) Crac! La planche cède comme une vitre, et Bohusch étend sa main brûlante (…) et ne parvient pas à comprendre pourquoi ses deux mains sanglantes ne retrouvent pas la voix de son père.

*

Je me plongeai dans la découverte de la littérature avec le même appétit de vivre. Je lus Dostoïevski, Hamsun, Tolstoï, Thomas Mann, Byron, Oscar Wilde… Je trouvai dans les livres une réponse à ma soif d’absolu, avec le sentiment d’apprendre la vie infiniment plus vite que celles de mes camarades qui lisaient peu. Parfois j’écrivais un poème, et puis je le brûlais. Deux de mes tantes étaient romancières, et peut-être rêvais-je moi aussi de devenir écrivain. Mais je n’osais me l’avouer, tant je me faisais une haute idée de la littérature. Aujourd’hui je ne l’avouerais toujours pas, et de toutes façons il est trop tard. Être ta traductrice, tel fut mon plaisir d’écrivain – et il fut grand.

D’instinct, je savais que rien ne me serait plus précieux dans la vie que la littérature et l’amour. L’amour m’attirait, mais je me méfiais de ce sentiment. Oh, je ne prétends pas que je ne tombais pas amoureuse ! Je tombais sans cesse amoureuse. Mais quelque chose me disait que ce n’était qu’un effet de mon imagination débordante, et je n’avais pas envie de me laisser gruger par mon propre imaginaire. J’en goûtais les joies et les tourments tout en sachant qu’il ne s’agissait que d’un jeu, un jeu indispensable pour vivre et auquel tout le monde se livre, mais qui peut devenir dangereux si on lui abandonne sa lucidité. Confusément, je me rendais compte qu’on élevait les filles dans l’attente de l’amour pour pouvoir, ensuite, au nom de ce prétendu amour, les sacrifier.

Que ne suis-je restée toujours aussi sage ! Mais si, plus tard, je me suis entièrement donnée à l’amour, c’est parce que j’avais appris à être davantage confiante envers la vie – et cela est encore plus important que le désir de ne jamais perdre le contrôle de soi-même.

En attendant, je n’avais aucun exemple, autour de moi, de ces amours magnifiques que l’on rencontre dans les livres. En revanche, la misère des sentiments humains, que je retrouvais détaillée dans les romans, se révélait partout, aussi bien dans mon entourage immédiat que dans les journaux.

C’est peut-être pourquoi je m’intéressais davantage au sexe qu’au sentiment. Le sexe me paraissait plus innocent, moins dangereux et plus excitant : il était à mes yeux un phénomène physique, naturel, moins porteur de mensonge et plus authentique. Le sexe était une montagne à escalader ; alors que le sentiment n’était qu’un parcours dans la galerie des glaces d’une quelconque fête foraine.

Je voyais, je sentais se transformer mon corps et mes sens s’éveiller, et je savais que mon corps ne mentait pas. Alors que mon imagination inventait de plus en plus de mensonges, afin de me permettre de passer à travers les mailles du filet que le monde tendait autour de moi. Je mentais à mon père, je mentais à mes professeurs, je mentais parfois à mes amies, et, le plus grave – comme je n’allais pas tarder à m’en rendre compte – je me mentais à moi-même.

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À notre âge, il n’était pas question d’avoir une relation charnelle complète avec un homme, et le reste (je devrais dire les restes) ne m’intéressait pas. Je n’avais pas gardé un très bon souvenir de mon premier baiser. L’inachevé, me semblait-il, n’était acceptable que s’il était occasionnel, et non rendu nécessaire par une quelconque obligation sociale. Dans notre milieu de jeunes filles et jeunes gens, l’inachevé était un système, celui de la morale hypocrite qui gouvernait notre monde. Je décidai qu’en ce qui me concernait, ce serait tout, ou rien.

Cependant j’avais envie de connaître ce qui se passait entre un corps d’homme et un corps de femme. Tu sais combien tout était fait pour nous séparer, jeunes gens et jeunes filles. Vous, les garçons, pouviez le moment venu accéder facilement aux « petites femmes ». Toutes ces femmes du peuple étaient mises à votre disposition pour que vous ne vous en preniez pas à nous, jeunes filles de bonne famille. Elles étaient condamnées à la petite vertu, et nous à la vertu tout court, ce qui n’était pas plus enviable. Un soir, je trouvai une idée pour commencer à assouvir ma curiosité sur la question.

Une fois mon père rentré et couché, je ressortis, seule dans les rues sombres de Prague. Les halos jaunes des lampadaires effleuraient, sans parvenir à les trouer, la nuit et le brouillard accrochés à chaque mur de la ville comme des tentures de cuir noir. Les passants surgissaient et disparaissaient de ce théâtre obscur, et j’avançais sans réfléchir dans le labyrinthe des rues au sein duquel je me déplaçais sans la moindre angoisse, me fiant à mon intuition.

J’étais maintenant dans la vieille ville. J’entrai dans un hôtel qui me parut assez louche – ce fut peut-être celui où tu as passé ta « première nuit » ? Je n’avais pas l’intention de me livrer à la débauche, mais de m’instruire. Je passai une partie de la nuit à guetter les allées et venues dans le couloir, à essayer de percevoir à travers les murs quelque chose du commerce sexuel qui pouvait s’y livrer. Le moindre bruit de porte me plongeait dans des rêveries érotiques qui me tenaillaient le ventre. Je finis par m’endormir.

J’étais partie dans l’intention de rentrer chez moi avant l’aube, mais je m’éveillai à huit heures passées. Évidemment, je trouvai mon père hors de lui. Évidemment, j’inventai des histoires auxquelles il ne crut pas, et il y eut encore des cris, des pleurs et du drame.

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J’avais l’impression que quelqu’un cherchait à sortir de moi. J’étais de plus en plus agitée, j’avais des accès de mélancolie, je m’étourdissais avec mes amies, je rentrais moins régulièrement à la maison, pour ne plus voir mon père ni provoquer sa colère quand je le voyais. Je m’affichais dans les rues avec Stasa, sachant les rumeurs qui couraient sur notre amitié pourtant innocente, mais qui rendaient son père malade, au point qu’il faisait tout pour l’éloigner de moi.

Nous arpentions les trottoirs en nous gavant de chocolat et de bananes, ce fruit rare dont nous raffolions et qui semblait nous rendre plus scandaleuses encore aux yeux de la bonne société… Nous portions de longs vêtements flottants et colorés, nos cheveux dénoués caressaient ou fouettaient nos visages au gré des vents, j’achetais des fleurs par brassées, l’argent n’avait pas d’importance, que ce fût le mien ou celui des autres, et l’on pouvait avoir tout ce qu’on voulait à condition de le vouloir vraiment. Beaucoup de minervistes étaient comme nous, faisant souffler sur la ville un désir de liberté, un désir de vie… Nous nous amusions follement, et parfois nous avions envie de mourir.

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Comme le personnage d’un livre que je venais de lire, je tombai amoureuse d’un chanteur, Hilbert Vavra. C’est avec lui, dans sa chambre, qu’eut lieu ma « première fois ». J’étais exaltée, pleine d’adoration, mais je déchantai. Il n’était ni délicat, ni amoureux. Pas très intéressant, comme je le compris trop tard. J’essayai d’y croire encore quelque temps, puis je cherchai mon bonheur ailleurs.

Je fis la connaissance du peintre Scheiner, qui me demanda de lui servir de modèle ; il travaillait alors à l’illustration de contes. Je rencontrai d’autres peintres du même groupe. J’acceptai de poser pour l’un d’eux, nue. Je te l’ai dit, je n’ai pas de pudeur physique. Maintenant que mon corps était tout à fait formé, je m’y étais habituée, il ne m’embarrassait plus, et j’étais ravie d’en faire une espèce d’objet d’art. Je ne trouvais pas indécent de me déshabiller devant un peintre tant il me semblait que c’était pure routine, pour lui. Je m’aperçus que tel n’était pas le cas.

C’est ainsi que je « connus » mon deuxième homme dans un atelier, au milieu des couleurs, des toiles et des pinceaux. J’étais venue là sans arrière-pensée – je n’étais pas amoureuse de ce garçon – et pourtant je me laissai faire sans protester. En sortant de chez lui, j’hésitais entre la joie et la colère. J’étais en colère contre lui, mais plus encore contre moi, car j’avais le sentiment de ne pas m’être assumée dans cette affaire, de m’être menti, abusée. Mais je revins le lendemain, alors qu’il ne m’attendait pas.

Quelques semaines plus tard, j’étais enceinte. Mon père m’envoya chez un médecin de ses amis, qui me fit avorter. Je restai cloîtrée pendant trois jours, en me jurant de n’avoir plus jamais à refaire cela. Mon père, voyant mon état, cessa quelque temps de me harceler avec ses éternels reproches.

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J’ai quinze ans, j’ai l’air d’une femme.

Je parais aussi mûre qu’une adulte, et pas seulement physiquement. Si j’ai vieilli aussi vite, c’est peut-être parce que ma mère n’est plus là ; pour remplacer ma mère en moi. Pourtant, parfois, je me sens encore une enfant. J’aime de tout mon cœur Albina Honzakonva, qui est l’une de mes professeurs. Je lui envoie de longues lettres que j’écris à l’encre violette sur du papier mauve. Je lui parle de musique, de livres et de peinture. Je la remercie de ne m’avoir jamais traitée d’exaltée. Je sais que Mme Honzakonva me comprend, même si elle ne me répond jamais.

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à suivre (voir principe en 1ère note de sa catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (15)

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Ta première véritable relation amoureuse, tu la connus à l’âge de vingt-deux ans, avec une femme plus âgée que tu rencontras au sanatorium de Zückmantel, en Silésie, où tu étais parti te reposer pendant l’été – liaison qui se poursuivit lors de ton retour au même sanatorium, l’été suivant. Tu n’étais pas encore vraiment malade, mais fatigué par tes assommantes études de droit, et sans doute assez tourmenté pour éprouver le besoin de te retirer, la solitude ayant toujours été le lieu où tu puisais le plus de forces.

Après ton doctorat, tu te laissas volontiers entraîner à fréquenter les bordels, dont l’un d’eux, situé près de chez toi, Gamsgasse, fut décrit par l’un de tes amis, Franz Werfel :

Le grand salon avait des allures seigneuriales avec son style Renaissance surchargé de dorures, ses miroirs à couronne, ses rideaux de velours rouge et son plancher marqueté parfaitement lisse (…) Les dames que ne retenaient pas d’intimes obligations étaient à leur poste. Elles traversaient la pièce en balançant les hanches, venaient s’admirer dans les miroirs, la mine ravie, demandaient des cigarettes avec une froideur polie et condescendaient, l’air indifférent, à s’asseoir un instant à une table.

La fréquentation de ces « geishas » et autres petites serveuses et femmes de chambre, ces aventures dont tu parlais d’un ton léger et enjoué, finirent pourtant par te lasser. Au fond, comme les autres, tu méprisais ces joyeuses compagnes qui ne pouvaient t’offrir que des relations mensongères, et dont l’indignité retombait sur toi. Et quand tu étais amoureux de l’une de ces filles, comme Hansi, la serveuse de taverne dont tu ne te privais pas de dire que des régiments entiers lui étaient passés sur le corps, ton malaise n’en était que plus vif.

Et puis, un jour où je te questionnais encore – je devrais dire : où je te torturais ( mais tu te torturais toi-même sur cette question et elle me torturait aussià – sur tes rapports avec la peur et le désir, tu me racontas ta « première nuit ». C’était l’été, tu avais vingt ans, tu révisais tes examens de droit en faisant les cent pas dans ta chambre. Il faisait très chaud, tu te mis à la fenêtre. Sur le trottoir d’en face, devant la porte d’une boutique, se tenait une commise. Vous vous êtes mis à communiquer par signes : rendez-vous ce soir à huit heures.

Quand tu vins la chercher, à l’heure dite, un autre homme était là. Discrètement, elle te fit signe de les suivre. Tu entras dans un bar, bus une bière pendant qu’ils buvaient la leur. Ils ressortirent, se dirigèrent vers chez la jeune fille, du côté du marché à la Viande. Enfin l’homme la quitta et elle t’entraîna dans une chambre d’hôtel.

C’est alors que la petite commit en toute innocence une petite abomination (qui ne mérite pas qu’on en parle) et qu’elle avait dit une petite saleté (qui ne le mérite pas davantage), mais le souvenir est resté, j’avais su à l’instant même que je ne l’oublierais jamais et (…) que cette horreur et cette saleté faisaient nécessairement partie de l’ensemble, non certes extérieurement, mais intérieurement.

J’avais beaucoup vécu, mais pas assez pour comprendre tout à fait cette histoire, je veux dire pour la comprendre vraiment – et surtout pour savoir qu’en faire avec toi.

Il y eut aussi des flirts et des petites aventures, à la campagne, à Prague, ici ou là… Tu faisais parfois mine, devant Max (qui en dépit d’un physique peu avantageux n’était pas le dernier des séducteurs), de te lasser de ces jeunes filles qui tombaient si facilement amoureuses de toi… Ce qui ne t’empêchait pas d’avoir un cœur d’artichaut. Mais aimais-tu réellement ? Toutes ces liaisons, où les femmes se trouvaient être de charmants objets, étaient bien différentes d’une relation soutenue avec un être humain complexe et exigeant. C’est ce que tu découvris en rencontrant Hedwig Weiler.

En août 1907, en vacances à Triesch, chez ton oncle Siegfried, la vie était belle : Je fais beaucoup de motocyclette, je me baigne beaucoup, je reste longtemps couché dans l’herbe au bord de l’étang, jusqu’à minuit je suis dans le parc avec une fille assommante tant elle est amoureuse, j’ai déjà retourné le foin dans les prés, j’ai construit un jeu d’anneaux, secouru des arbres après l’orage, fait paître et ramené le soir à la maison des vaches et des chèvres, beaucoup joué au billard, fait de grandes promenades, bu beaucoup de bière, et je suis même déjà allé au temple. Et surtout, c’est là que tu allais connaître Hedwig. Dix-neuf ans (cinq de moins que toi), juive originaire de Moravie, étudiante en philosophie à Vienne, socialiste engagée. Cette nuit, j’ai rêvé de ses grosses jambes raccourcies, c’est grâce à des détours de ce genre que je reconnais la beauté d’une jeune fille et que j’en tombe amoureux.Votre idylle prit fin, un an plus tard et après des projets inaboutis, sans que tu parusses en souffrir beaucoup. Ce fut pourtant un amour vrai, avec une complicité charnelle autant qu’intellectuelle. Un amour peut-être trop concret pour toi, justement… Ou peut-être pas assez fort.

Franz, t’ai-je assez dit combien je t’aimais ? Mais il n’y a pas de mots pour ça. L’as-tu compris, et cru ? Nous étions inséparables, n’est-ce pas ? au-delà de la chair ? C’est ce que tu m’as prouvé en me donnant ton Journal, trois ans avant de mourir. Je t’y ai trouvé, je me suis laissée étreindre par tes phrases, et je t’ai gardé en moi.

Toutes tes amours étaient dans ton Journal. J’aurais dû être déchirée de jalousie. Et je le fus un peu, même si nous n’étions plus amants. Mais ce sentiment s’envola aussitôt, balayé par l’immense vague de bonheur que constituait ce don de toi.

En novembre 1911, tu évoquais ton attirance pour une actrice de théâtre yiddish, dont tu étais un admirateur assidu. Mme Tschissik, la comédienne principale de la troupe de Yitzhak Löwy, mariée et mère de deux enfants déjà assez grands, te fit beaucoup – et secrètement – rêver. Cet amour te paraissant aussi inconvenant qu’impossible, tu restas très discret, te contentant de lui offrir, à la fin d’une représentation, un bouquet de fleurs que tu glissas par la fente du rideau en train de se refermer… Elle a dirigé toute la représentation comme une mère de famille (…) J’avais espéré satisfaire un peu mon amour pour elle en lui donnant mon bouquet, c’était complètement inutile. Cela n’est possible que par la littérature ou le coït.

Et puis vint Felice Bauer.

Je n’ai jamais pu comprendre tes interminables fiançailles avec Felice – ou je ne les ai que trop bien comprises, et elles ne m’ont pas encouragée à laisser se poursuivre plus longtemps notre propre relation.

Je me dis que, s’il y eut peu de rencontre physique entre nous, exista au moins cette correspondance passionnante et passionnée, cette complicité de nos deux esprits, cette miraculeuse compréhension mutuelle – survenue à un moment où chacun de nous en avait un besoin vital.

Mais qu’échangeas-tu avec Felice ? Sinon, déjà, une correspondance, mais bien plus formelle, une succession d’imitations de lettres d’amour, qui finirent, c’est vrai, par créer du drame. Un drame inventé de toutes pièces par tes soins, un drame imaginaire auquel tu te mis à croire, emporté par la vie de ce qui est écrit mais éloigné de ta vie réelle par toute la puissance du mensonge, un drame qui tortura ses acteurs, et d’abord Felice, torturée pour n’avoir pas décelé le mensonge, torturée du martyre que tu lui faisais subir en même temps qu’à toi-même, par ton indécision et tes perpétuelles reculades.

Longtemps, Felice m’a déplu parce que j’avais du mal à croire que tu avais pu l’aimer. Il faut d’ailleurs voir comment, dans le Journal, tu décris ta première rencontre avec elle. Nous sommes en 1912 :

Quand j’arrivai chez Brod, le 13 août, elle était assise à table et je l’ai pourtant prise pour une bonne. Je n’étais d’ailleurs nullement curieux de savoir qui elle était, je l’ai aussitôt acceptée. Visage osseux et insignifiant, qui portait franchement son insignifiance. Cou dégagé. Blouse jetée sur les épaules. Elle semblait être habillée tout à fait comme une ménagère, bien qu’elle ne le fût nullement, comme j’ai pu le constater ensuite.

Tu fais une parenthèse pour parler de tout autre chose, puis tu reprends : Nez presque cassé. Cheveux blonds, un peu raides et sans charme, menton fort. En m’asseyant, je la regardai attentivement pour la première fois, une fois assis j’avais déjà sur elle un jugement inébranlable. Comme se

Ici s’interrompt brusquement le Journal, et il ne sera plus fait allusion à Felice avant le 12 septembre, c’est-à-dire trois semaines après cette première description, et un mois après votre rencontre. Deuxième mention sur le « sujet », donc :

Si j’écris avec tant de plaisir au Dr Schiller, et des lettres si réussies, c’est uniquement parce que Mlle B. a séjourné à Breslau – il y a quinze jours, il est vrai – et qu’il en reste une odeur dans l’air, pour cette raison que j’avais d’abord sérieusement songé à prier le Dr Schiller de lui envoyer des fleurs.

Troisième et dernière notation de l’année, le 20 septembre :

Lettres à Löwy et à Mlle Taussig, hier à Mlle B. et aujourd’hui à Max.

Finalement, tout était dit dans ces quelques pages.

20 août : dès la première rencontre, malgré la description cruelle que tu fais d’elle, tu as déjà sur elle un jugement inébranlable. Ce jugement, il n’est que trop facile à deviner : cette femme fera une bonne épouse.

30 août : visite de ton oncle d’Espagne. Quelques jours après, tu lui demandes s’il est satisfait de sa condition de célibataire. Ce dernier te raconte une de ses soirées type, et conclut en disant : Puis je me retrouve seul dans la rue et je ne saisis vraiment pas quelle a pu être l’utilité de cette soirée. Je rentre chez moi et je regrette de ne m’être pas marié.

8 septembre : tu te plains d’avoir été chassé de l’appartement familial par le bruit qu’y faisait une foule de femmes et d’enfants invités par ta mère.

11 septembre : Je me trouvais sur un isthme en pierres de taille profondément enfoncé dans la mer… Récit d’un assez long rêve, où il me semble reconnaître à la fois des symboles phallique et maternel, des désirs d’évasion et de stabilité, et qui se termine par un sentiment de profonde satisfaction, conclu par cette exclamation du rêveur : Mais c’est encore plus intéressant que la circulation sur les boulevards parisiens.

12 septembre : deuxième allusion à « Mlle B. ». L’idée fait son chemin, on parle de fleurs et de plaisir, il faut bien y croire, encourager le sentiment amoureux…

15 septembre : Fiançailles de ma sœur Valli. Amour entre frère et sœur – répétition de l’amour entre le père et la mère. Tu vas perdre ta deuxième sœur (qui se mariera au mois de janvier suivant), et c’est un déchirement. À vingt-neuf ans, à défaut de femme, tes sœurs sont un peu tes épouses, ton foyer…

20 septembre : première lettre à « Mlle B. ». En même temps, lettres à Max et à Mlle Taussig, que ce dernier doit épouser. Ce qui t’afflige secrètement, car tu considères qu’un ami marié est un ami perdu.

Et pour couronner le tout, 23 septembre : J’ai écrit ce récit – Le Verdict – d’une seule traite, de dix heures du soir à six heures du matin, dans la nuit du 22 au 23.

Le verdit en question, c’est celui du père. Le fils, Georg (fantôme de ton petit frère mort ?) a décidé de se marier. Il y a une histoire de correspondance avec un ami qui sert d’objet transitionnel entre le père et le fils, mais l’essentiel, ce sont les paroles du père : Prends garde de te tromper. Je suis encore le plus fort de beaucoup. Et encore : Essaie seulement de t’accrocher à ta fiancée et de t’approcher de moi. Tu verras si je saurai la balayer loin de toi ! Et enfin : Tu étais, au fond, un enfant innocent, mais, plus au fond encore, un être diabolique. Et c’est pourquoi, sache ceci : je te condamne en cet instant à la noyade.

Le fils alors s’empresse d’obéir, court vers le fleuve, franchit le parapet – il y a une sorte de joie fébrile dans tout ce passage -, et se jette dans le vide. À ce moment, dit la dernière phrase, il y avait sur le pont une circulation littéralement folle.

C’est ici que je vois une similitude avec l’exclamation finale de ton rêve, douze jours plus tôt : Mais c’est encore plus intéressant que la circulation sur les boulevards parisiens, phrase qui concluait une singulière sensation de bien-être. Or, que confias-tu à Max à propos de la dernière phrase du Verdict ? J’ai pensé en l’écrivant à une forte éjaculation.

Voilà. 20 août-23 septembre, en un mois, les cinq prochaines années de tes fiançailles chaotiques avec Felice, et leur fin inéluctable, se trouvaient expliquées par de petites notes sur ta vie quotidienne, un rêve, un texte littéraire (figurant aussi dans ton Journal) d’une rare puissance.

En résumé : ta sœur bien-aimée, ton meilleur ami, chacun de son côté, vont se marier ; chez ta mère, tu ne te sens pas chez toi ; ton oncle te dit qu’il regrette d’être resté célibataire ; tu as rencontré une jeune femme qui n’est ni une de ces poupées ni une de ces femmes mûres dont tu t’éprends habituellement, mais une femme indépendante, qui gagne sa vie, qui est intelligente et douée d’un grand sens pratique. La solution apparaît d’elle-même : tu as bientôt trente ans, il est temps de te marier.

Un seul obstacle reste, et c’est l’éternel obstacle, celui que constitue le père.

*

Je ne peux penser à ce texte, Le Verdict, sans qu’une grande sensation de vide ne se creuse dans ma poitrine. C’est l’un des premiers textes de toi que j’ai traduits, et quel texte ! C’est à propos de cette traduction que tu m’as parlé de ma main de fée.

La traduction de la phrase finale est excellente, m’as-tu écrit (encore une fois, on voit combien tu tenais à cette conclusion). Dans cette histoire chaque phrase, chaque mot, chaque musique – si j’ose dire – est en rapport avec « la peur » (la plaie s’était ouverte pour la première fois à cette époque au cours d’une longue nuit) ; la traduction rend parfaitement cette corrélation à mon sens ; elle la rend avec cette main de fée qu’est la tienne.

Étant donné l’image que tu associais à ces mots, celle d’une forte éjaculation, je suis tentée de voir aussi une allusion sexuelle dans tes compliments sur ma main de fée. D’autant que quelques mois après l’avoir écrit, tu notais dans ton Journal : ce récit est sorti de moi comme une véritable délivrance couverte de saletés et de mucus et ma main est la seule qui puisse parvenir jusqu’au corps, la seule aussi qui en ait envie. Où l’on peut reconnaître l’image (violente) d’un accouchement et celle (non moins violente) d’une masturbation.

Je pense que l’ami exilé, que tu identifies comme le symbole de ce que tu partages avec ton père, représente ton sexe. Dans cette amitié, ton père t’a doublé. Contrairement à ce que tu croyais, cet ami n’est pas le tien mais celui de ton père qui t’interdit d’inviter, comme tu voulais le faire, cet ami exilé (ton sexe) à ton mariage. Parce que lui-même a tué ses origines, ton père finit par t’interdire de vivre, et te condamne à mort.

Comment se fait-il, alors, que tu t’empresses d’appliquer sa sentence, et que tu y trouves une jouissance ? Ce récit fonctionne comme un rêve : il se peut que la jouissance ne vienne pas de l’obéissance au père, du renoncement à la vie et du plongeon dans la mort, mais plutôt de l’éclaircissement brutal apporté par le texte à un conflit profond et jusque là obscur, qui se trouve soudain révélé et dénoué par un jaillissement de lucidité. (La conscience ne déchiffre peut-être pas tout de suite le sens d’un tel texte, sorti du corps, mais l’inconscient, le corps, oui.) En vérité, en allant se noyer, c’est Georg qui vainc son père : en l’ayant forcé à découvrir son jeu, et en lui prouvant qu’il est un meurtrier.

Eh bien, tes fiançailles avec Felice étaient mal parties, comme les suivantes d’ailleurs, et j’y inclus notre relation. Tout compte fait, j’ai du respect et de la compassion pour Felice. C’est une femme qui avait des qualités, celles qui te manquaient, et peut-être après tout l’avais-tu bien choisie, elle aurait peut-être fait une épouse convenable pour toi. Si bien sûr il n’y avait eu cet interdit du père, qui rend inutile toute conjecture à ce sujet.

Combien de fois répétas-tu que tu ne pourrais jamais avoir d’enfant, ce qui te semblait pourtant le meilleur but du mariage ? Rien ne t’empêchait, physiologiquement, d’avoir des enfants. Ce qui t’en empêchait, c’était le verdict : il t’est interdit d’être père, d’être père à la place de ton père, père à ton tour. L’histoire prend fin avec toi.

Tu l’exprimas d’ailleurs, plus tard, dans la Lettre à ton père : Le mariage m’est interdit parce qu’il est ton domaine. Et : C’est du reste partiellement cette relation étroite avec toi qui m’attire aussi vers le mariage.

A-t-on fait des études sur les pères moralement abusifs et castrateurs ?

Si tu estimais que le mariage t’éloignerait de la littérature, c’est aussi parce que la littérature était ton seul domaine réservé, le seul que tu ne partageais pas avec ton père. Et ce précieux domaine, tu n’avais pas envie de le « souiller » en le mêlant à cette chose triviale qui appartenait à ton père.

Cinq années de fiançailles, de ruptures et de re-fiançailles… Des rencontres assez rares… Des tourments quotidiens… Et au bout du compte, rien. Rien, sinon Le Procès. L’histoire d’un homme qui est jugé pour une faute qu’il ignore et qu’il a pourtant bien dû commettre, puisqu’il est finalement exécuté. Et que c’était comme si la honte dût lui survivre.

*

à suivre, selon le principe énoncé en première note de sa catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (14)

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*

J’avais commencé à te parler des dessins de Kubin parce que je voulais évoquer tes amours. Et puis j’ai si bien dérivé que me voici retournée au camp. Comment l’oublier ?

Mais parlons d’amour, Franz. Bien avant de te connaître, je savais quelle sorte d’amoureux tu étais. Grâce aux indices que tu semais dans tes textes. J’aurais pu le deviner à cette bouche du jeûneur avancée vers l’oreille de l’inspecteur comme pour donner un baiser. Tes textes sont truffés de semblables détails, à première vue anodins mais qui dénotent une sensualité aiguë, d’autant plus en éveil qu’elle prend ses racines dans un être à tous égards sensible, émotif, attentif.

Bien sûr j’y voyais aussi l’angoisse sexuelle, comme chez Kubin et, avant lui, chez tous les peintres symbolistes qui avaient fait de la femme un objet de luxure et de terreur – une femme fatale qui reflétait l’intense refoulement de l’époque, mais aussi la peur diffuse, souvent inconsciente, de l’avenir. Chez les expressionnistes – et chez toi – cette peur est toujours là, mais consciente cette fois, et transcendée par la révolte.

Franz, comment puis-je croire, malgré tout ce que tu en as dit ou écrit, que tu n’aimais pas la chair ? Tu l’aimais, je pense, même si tu détestais l’aimer. Dans ton Journal, cette phrase m’a frappée : Impression sensuelle que cela me procure et que j’ai du reste toujours éprouvée inconsciemment en présence d’enfants au maillot, qui sont serrés dans leurs langes et dans leurs lits et ficelés avec des liens, exactement comme pour l’assouvissement d’une volupté.

Une remarque qui venait juste après cette observation, faite le jour même en ville : Les filles sanglées dans leur tablier de travail, surtout derrière. L’une d’elles ce matin, chez Löwy et Winterberg, avait un tablier fermé sur le derrière, dont les pans ne se rejoignaient pas de la façon habituelle, mais passaient l’un par-dessus l’autre, de sorte qu’elle était emmaillotée comme un poupon.

N’aimais-tu pas la chair avec l’innocence d’un enfant ? N’y avait-il pas en toi un combat entre l’adulte et l’enfant ? N’était-ce pas l’adulte, en toi, qui rejetait l’aspiration au plaisir de l’enfant – comme, enfant, d’autres adultes te l’avaient déniée ?

J’étais amusée aussi de lire, dans ce même Journal, le compte-rendu de ton principal sujet de conversation avec Kubin… Des histoires de constipation que vous sembliez tous les deux prendre avec le même sérieux, j’allais dire avec le même tragique et la même complaisance qu’une mère pourrait le faire avec son jeune enfant… Ne sois pas fâché – je ne pense pas que tu veuilles être toujours considéré avec gravité, sans le moindre sourire. Tu m’es plus cher au contraire tel que tu es, tel que tu fus pour moi et sans doute pour les autres femmes : (éphémère) amant, et enfant.

…Toi qui m’écrivais, au tout début de notre relation : vous savez tout faire, mais gronder peut-être mieux que tout ; je voudrais être votre élève et faire tout le temps des fautes, rien que pour pouvoir être tout le temps grondé par vous…

Ainsi sont tant d’hommes : cherchant la mère dans la femme, et ne supportant pas de l’y trouver. Je ne suis pas, je n’ai jamais été ta mère, Franz.

J’étais trop jeune quand nous nous sommes rencontrés. Mais à bien des égards, parce que j’avais déjà beaucoup « vécu », malgré tes treize années de plus que moi, c’était moi la plus âgée de nous deux. J’étais aussi la Frieda du Château, n’est-ce pas ?

Quand ce regard tomba sur K., il lui sembla que ces yeux avaient déjà réglé certaines choses qui le concernaient, qu’il ignorait encore lui-même, mais dont ils lui imposaient la conviction qu’elles existaient.

Si j’avais été un peu plus âgée, j’aurais su donner moins de science à mon regard. Il t’aurait fallu une femme à la fois très jeune et très âgée… Assez jeune pour être ton « bébé », toute ficelée pour ton désir – mais je t’avais interdit de m’appeler nemluvne… Assez âgée pour savoir t’aimer, physiquement, et te soutenir… Peut-être une femme telle que la veuve qu’épousa Kubin, et qui sut apporter du repos à son âme agitée… Ou encore Dora qui, malgré ses dix-neuf ans, eut la force d’être la compagne de tes derniers mois…

*

D’abord il y a eu Mlle Bailly. Elle était encore jeune, coquette et dotée de rondeurs des plus avenantes. Outre la cuisinière, la bonne d’enfants et « la demoiselle », ton père avait voulu, pour marquer votre ascension sociale, engager une gouvernante française. Ce fut donc Mlle Bailly, qui resta chez vous dix ans, de ta petite enfance au début de ton adolescence.

Du français qu’elle devait t’apprendre, tu ne retins pas grand-chose, mais tu découvris avec elle tes premiers émois sexuels. Un jour où tu étais malade, elle vint te faire la lecture, assise au bord de ton lit. Le parfum de son corps, ses formes prêtes à déborder de la robe fine, ses yeux brillants, ses joues roses, ses petites lèvres qui bougeaient, te jetèrent dans un état d’excitation d’une intensité jusque là inconnue de toi. D’autant qu’il te paraissait clair qu’elle le voyait, et en jouait, et en jouissait. Près de vingt ans plus tard, tu regrettais encore amèrement d’avoir manqué là une « occasion » – mais tu n’étais alors qu’un enfant…

Mlle Bailly fut ainsi longtemps l’objet de tes fantasmes, celle par qui tu entras dans cette manière d’attirer au-dehors des forces qu’on laisse ensuite improductives… Et quand tu la revis, vieille, obèse, et le menton orné de poils, avec ton habituelle franchise tu soulignas ces détails peu flatteurs dans ton Journal, et tu notas aussi, avec admiration – et une fidélité certaine -, son calme, son contentement, son naturel, sa transparence. Au fond, Mlle Bailly avait tout pour faire une bonne mère, et une maîtresse désirable.

*

L’année de ta naissance, une jeune fille de la petite ville de Tiszaeslar, en Hongrie, disparut. S’ensuivirent un procès retentissant et, dans tout le pays, une grande vague d’antisémitisme. Car la rumeur avait eu tôt fait d’accuser – sans le moindre début de preuve – les juifs de la ville d’avoir sacrifié la jeune fille lors d’une orgie rituelle. L’antique hystérie antijuive resurgit, relayée par August Rohling, professeur de théologie à l’université de Prague, qui se livra, en tant qu’ « expert », à des déclarations outrées sur le prétendu devoir du juif de souilles et d’assassiner le non-juif de toutes les manières possibles.

L’année de tes seize ans, éclata une affaire similaire. Le 1er avril, une jeune fille, Agnès Hruza, fut retrouvée morte sur le bord de la route, près de Polna, en Bohême. Une fois encore, la rumeur accusa les juifs d’avoir violé, tué et saigné une vierge chrétienne pour préparer la Pâque juive. Un journal pragois accusa un cordonnier, Hilsner, d’avoir été dans ce crime le bras armé de la communauté juive du village. Le procès fut encore une fois l’occasion d’un déchaînement antisémite. Les plaidoiries de Karel Baxa, chef des Jeunes Tchèques et avocat de la famille de la victime, ces plaidoiries chargées d’élucubrations obscènes et rapportées dans la presse au-delà des frontières nationales, achevèrent de faire des juifs l’incarnation du mal. Hilsner fut condamné à mort. C’est alors qu’intervint Tomas Masaryk, futur « inventeur » de la République tchécoslovaque. À cette époque, il était professeur de philosophie à l’université tchèque de Prague. Alors qu’en France se nouait une passion nationale autour de l’affaire Dreyfus, Masaryk publia un pamphlet dans lequel il relevait froidement et précisément les nombreuses irrégularités du procès, et demandait un pourvoi. Bien que désigné aussitôt comme traître à son peuple, il finit par réunir assez de soutiens pour obtenir la réouverture du procès. Hilsner fut de nouveau condamné, mais sa peine fut commuée en dix-huit ans de prison.

Une poussée de croissance avait fait de toi le plus grand de ta classe. À quinze ans, tu mesurais 1,75 mètre (tu allais encore prendre sept centimètres), et tes notes chutaient : schéma classique du passage à la puberté. C’est à ce moment qu’était survenue l’affaire Hilsner, comme une condamnation retentissante de la sexualité des juifs, partout présentée comme perverse et destructrice. J’ignore si tu pris pleinement conscience de cette malédiction et s’il faut la mettre en rapport avec l’horreur et la terreur de la chair que tu exprimas si souvent par la suite.

Je sais en tout cas que la haine des juifs, dans laquelle tu grandis, te pénétra aussi, comme la plupart de tes coreligionnaires. Tu m’écrivis même, évoquant l’affaire Hilsner, ta conviction que les juifs sont obligés de tuer comme des bêtes fauves, avec épouvante, car ce ne sont pas des animaux, mais des gens au contraire particulièrement lucides, et qu’ils ne peuvent s’empêcher de se jeter sur vous. Et tu ajoutais aussi : J’exagère à nouveau, ce ne sont que des exagérations. Ce sont des exagérations, parce que tous ceux qui cherchent leur salut se précipitent toujours sur les femmes et que celles-ci peuvent être aussi bien des chrétiennes que des juives. Et quand on parle de l’innocence des jeunes filles, cela ne concerne pas l’innocence corporelle, au sens habituel du mot, mais l’innocence de leur sacrifice, qui n’est pas moins corporelle.

Ainsi je compris qu’au plus profond de toi, aimer une femme présentait le risque de te rendre, au sens figuré, un assassin, l’acte d’amour s’apparentant à un « meurtre rituel ».

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à suivre, selon le principe exposé en première note de la catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (13)

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Epidemic, par Alfred Kubin

*

Un homme nu, minuscule, le menton sur la poitrine, plonge vers le sexe d’une géante couchée sur le dos, également nue, genoux relevés, cuisses écartées. La fente est sombre, poilue comme un animal, à l’arrière-plan les seins et la gorge évoquent des montagnes, au premier plan l’intérieur des cuisses, jusqu’aux fesses, trace les contours d’un énorme entonnoir de chair. C’est Le Saut de la Mort.

Une jeune fille nue, repliée sur elle-même dans un coin de la pièce, refuse de voir la grande bête qui la regarde et dont le sexe démesuré, en état d’érection, laisse échapper une flaque de sperme. C’est La Lubricité.

Une femme enceinte, nue, avance, bras tendus en avant, longue chevelure flottant comme un étendard, semant (ou conduisant?) derrière elle un chapelet de crânes humains. C’est Notre mère à tous, la Terre.

Des femmes-araignées, des femmes-œufs, des femmes nues livrées à des singes, des femmes portées en sacrifice, des femmes qui mutilent des hommes… Telles sont les visions cauchemardesques d’Alfred Kubin, peintre que tu fréquentas lors de ses séjours à Prague et dont tu étais un admirateur.

Comme toi, Kubin, né dans les Sudètes, avait beaucoup souffert de l’autoritarisme du père et de l’absence de sa mère, comme toi il s’était particulièrement bien entendu avec l’une de ses sœurs mais s’était toujours senti, et de plus en plus, comme un poids mort dans la famille, un étranger. Comme toi et moi, il avait vécu cette époque où nous avions des comptes à régler non seulement avec nos propres pères, mais avec tous les « pères » de la société, les bourgeois, les notables, tous ceux qui « marchaient » dans, ou faisaient marcher le système capitaliste en plein essor ; tous ceux qui, du petit commerçant au grand industriel, des fonctionnaires aux militaires, tout en ressentant le monde comme décadent, s’acharnaient à le perpétuer dans ses objectifs les plus médiocres.

Notre révolte personnelle, familiale et sexuelle, était aussi et d’abord une révolte politique et philosophique. Une contestation du conformisme, de la bureaucratie, et d’un ordre extrêmement figé malgré les bouleversements économiques. Un refus ardent, mais non désespéré – ou au-delà du désespoir – qui n’était sans doute pas étranger au fait que nous étions tous des lecteurs de Nietzsche.

Quelle était la place des femmes dans ce monde ? Celle d’obscurs objets de désir, intouchables ou vénales, souffrant ou jouant perversement de leur soumission. Ou bien, sujets et désirantes, réduites aux tourments et à la faillite d’Emma Bovary. Entraves, insatisfaction, dévaluation de soi… En somme, le statut des femmes n’était que la caricature, le miroir inversé mais juste de la condition des hommes.

La société a faussé les rapports des sexes : la femme est prisonnière de la convention, tandis que l’homme ne connaît plus de bornes, écrivait avec justesse Karl Kraus. Tout n’était décidément que fausseté et antagonismes dans les rapports humains, aussi bien entre les différentes cultures, nationalités, classes sociales, qu’entre les sexes et les générations.

Les femmes étaient aussi du côté de la mort. Succombant fréquemment, comme ma propre mère ou celle de Kubin, à des maladies qui étaient l’expression de dépressions mentales graves, dues à leur enfermement et à leur impossibilité de se soustraire à la tyrannie masculine. L’Assassin, espoir des femmes, comme l’écrit Kokoschka… La mort rôdait aussi autour des femmes en couches, les frappant elles-mêmes ou enlevant leurs enfants en bas âge (comme tes frères et le mien), encore étroitement liés à la chair maternelle. Et de toutes ces morts dont elles étaient victimes, elles devenaient coupables aux yeux des hommes : la femme étant celle dont on attendait bonheur et consolation, et par laquelle venaient le malheur et la douleur.

Quant à celles qui ne mouraient pas physiquement, elles mouraient quand même. Elles mouraient à l’amour, devant s’accommoder des frasques de leur mari sans pour autant être autorisées aux mêmes libertés. Elles mouraient au plaisir, un continent dont l’accès leur était dénié, sinon dans la honte. Et parfois, elles mouraient à la maternité, comme ta mère qui, sacrifiant sa vie à ton père, te sacrifia aussi – c’est du moins ainsi que tu le ressentis.

La mort sournoise était du côté de la femme, la mort violente du côté des hommes et de leurs perpétuels affrontements. La mort pesait sur les épaules de nous tous, et de nous toutes, comme un monstrueux désir de fuite, et nos corps pleins de vie se révoltaient contre elle en la décrivant sous ses plus grossières manifestations. Nos arts et nos lettres s’ingéniaient à donner corps à ce fantôme pour mieux l’identifier et, cela fait, passer outre, passer au-delà et transformer l’être en cri à la manière de Munch ; ou transformer ce fantôme en vermine – l’essentiel étant la métamorphose et le seul salut possible, le passage de l’homme à une autre humanité : celle du surhomme de Nietzsche ou celle de l’animal, dans l’abandon du corps humain socialisé.

C’est bien ce mouvement qui anime toute ton œuvre, ce travail de mue, cette aspiration de l’homme à se dépouiller de sa défroque sociale – celle d’une société moribonde et mortifère – pour renaître dans une nouvelle peau, éclatante de vie. Et même si le combat, par trop inégal, entre l’individu et l’ordre auquel il appartient trouve toujours une issue tragique, le combat, signe de vie, continue.

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Des employés métamorphosables en vermine, c’est exactement ce que nous sommes devenus à travers l’idéologie nazie. Pourtant ce que tu as décrit – et ce qui a eu lieu – comme notre malédiction et notre indignité, à savoir notre passage à l’anonymat, voire à la désincarnation (celle du Champion de jeûne), tout cela est aussi notre seule dignité et notre seule révolte possibles, le seul travail qu’il nous reste à accomplir.

Voyez-moi ça, dit l’inspecteur, pourquoi ne peux-tu faire autrement ?

Parce que, répondit le jeûneur (en relevant un peu sa petite tête et en parlant avec la bouche en o, comme pour donner un baiser dans l’oreille de l’inspecteur, afin qu’aucune de ses paroles ne se perdît), parce que je n’ai pas pu trouver d’aliment qui me plaise. Si j’en avais trouvé un, crois-m’en, je n’aurais pas fait de façons et je me serais rempli le ventre comme toi et comme tous les autres.

Si j’avais trouvé l’idéologie nazie consommable, je ne serais pas ici en train de mourir d’épuisement.

Pour les SS, nous ne sommes que de la vermine. Optimiste, je dirais que la façon dont ils nous anéantissent nous rend tragiquement humaines, et les rend insoutenablement inhumains. Plus lucide, que si la façon dont ils agissent et se comportent est humaine, alors je préfère changer de nature et devenir un animal. Ou disparaître.

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à suivre (selon le principe exposé dans la première note de la catégorie)

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (12)

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Nus devant les fantômes en édition grecque

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Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Europe avait entraîné de profonds bouleversements : des dizaines de millions de personnes émigrèrent pour le Nouveau Monde, et plus nombreuses encore furent celles qui eurent à quitter leur campagne pour les villes et les banlieues. Partout cette mutation suscita une grande misère. Dans les rues de Londres, les enfants abandonnés se comptaient par milliers.

L’Autriche fut bientôt en proie à une montée fiévreuse des nationalismes. Déracinés, déculturés, les paysans partis en masse travailler en ville se réfugiaient dans une quête identitaire basée sur la reconnaissance de leurs origines ethnique et linguistique.

À l’indépendance de la Hongrie, au sein de la nouvelle monarchie austro-hongroise, la lutte des autres nations s’intensifia. Toujours réprimée, et toujours plus violente. La question de la langue se cristallisa autour du système scolaire, dont la germanisation déjà ancienne, loin de remplir son rôle d’unification, exacerbait les rivalités nationales.

En Bohême, où depuis longtemps les cultures tchèque et slave étaient revendiquées et valorisées par les intellectuels, les avancées de l’esprit national se concrétisèrent par le rétablissement d’une université tchèque à Prague (notre langue avait été autorisée dans les écoles primaires dès 1864) et la création de lieux de culture destinés à un plus large public, comme l’école de gymnastique Sokol, le Théâtre national ou les chorales de Smetana. Les Jeunes Tchèques, puis le Parti social-démocrate, et le Parti socialiste-national contribuèrent à diffuser au cœur de l’important prolétariat urbain et rural les idées nouvelles d’indépendance nationale, mais aussi de lutte des classes.

Je ne peux m’empêcher de penser avec rage combien ces belles idées et ce juste combat se trouvent finalement bafoués, anéantis. Pendant la guerre les affaires continuent, et de plus belle. Parqués comme nous dans des camps de concentration, des millions d’hommes et de femmes servent de main d’œuvre idéale aux industriels qui les louent aux SS pour quelques marks. Ici, les prisonnières peuvent être envoyées à travers toute l’Allemagne, ou bien employées près du camp dans différentes entreprises, dont l’usine Siemens. Entre les deux appels de la journée – des heures à stationner debout, dehors, quel que soit le temps -, elles travaillent de l’aube à la nuit tombée, sous-alimentées, maltraitées. Et celles qui meurent d’épuisement à la tâche, le camp les remplace gratuitement. Que vaut une personne ici ? Rien, sinon la valeur de son corps, c’est-à-dire de sa capacité de rendement – c’est-à-dire encore rien, puisqu’on la remplace à volonté.

Est-ce là que nous a menés l’industrialisation qui devait faire notre bien-être ? Y aura-t-il un jour une autre issue ? Je ne parle pas du communisme, auquel naïvement, aveuglément, croient tant de mes codétenues compatriotes. Les communistes tchèques me détestent, parce que j’ai dénoncé les mensonges et les trahisons du régime stalinien, dans Pritomnost. Elles ont sans doute envie de m’assassiner quand je leur prédis qu’après Hitler, c’est Staline qui entrera chez nous.

Il y a bien longtemps, révoltée par la condition ouvrière, moi aussi j’ai été tentée par le communisme. Mais j’ai rapidement compris ce qu’il en était : la réalité n’avait rien à voir avec nos fantasmes irresponsables. Et mieux que quiconque, Grete sait de quoi elle parle : après avoir été avec son mari au service de Staline, elle fut envoyée au Goulag – tandis que son mari était exécuté, sans procès.

Parfois il me semble que nous nous débattons face au cours de l’histoire avec la même impuissance que tes personnages face à une loi incompréhensible. Mais aussitôt cette idée me révolte. Tu sais combien je suis combative et combien me fait horreur la tentation de s’abandonner aux événements et au mouvement général en abdiquant ses responsabilités, son propre sens de la justice et de l’intérêt commun. Cest exactement cela que Joseph K. dans Le Procès ou K., dans Le Château, cherchent inlassablement à obtenir : la reconnaissance et la maîtrise d’eux-mêmes, qui leur sont refusées. Même si l’adversaire, cet arbitraire désincarné qui prétend réglementer leur existence, parce qu’il est insaisissable se dérobe à tout combat. Rendant de la sorte le combat de plus en plus désespéré, et la personne de plus en plus impersonnelle, impuissante, privée d’elle-même.

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À la fin du siècle dernier, dans les rues de Prague, rassemblements et agitation sont de plus en plus fréquents. Les revendications ouvrières sont rattrapées et débordées par les haines inter-ethniques. Les juifs en font les frais. Détestés par les Tchèques parce qu’ils sont généralement de langue allemande ; par les Allemands parce qu’ils ne sont pas vraiment allemands ; par tous, parce qu’ils sont juifs.

En décembre 1897, une de ces rixes habituelles entre étudiants tchèques et allemands dégénéra en une émeute qui s’étendit à toute la ville, jusqu’aux faubourgs. Pendant trois jours, après avoir saccagé les établissements allemands les plus en vue, les émeutiers s’en prirent aux juifs, à leurs commerces, à leurs maisons, à leur personne.

Tu avais quatorze ans. La boutique de ton père fut épargnée, les vandales ayant considéré ce dernier comme tchèque plutôt que comme juif. Il est vrai qu’Hermann, en bon commerçant, avait toujours été habile à ménager les uns et les autres. Bilingue et, par instinct de survie, peu soucieux de s’identifier trop précisément à telle ou telle culture, il s’était adapté au problème, montrant selon les circonstances l’un ou l’autre de ses visages.

En dépit, ou en raison, d’une appartenance communautaire incertaine, entre une judéité peu revendiquée (tu ne reçus pratiquement pas d’éducation religieuse, et te déclarais athée, une ascendance tchèque et une intégration dans la bonne société de langue allemande, je sais combien douloureusement tu éprouvas l’antisémitisme ambiant, combien tu dus souffrir aussi de toutes les haines qui déchiraient alors notre « petite mère ». Toi, à la fois juif, allemand et tchèque, à la fois fils de bourgeois et petit-fils de miséreux, comment ne te serais-tu pas senti, viscéralement, à la fois victime et bourreau, plein d’une faute indéfinissable et inqualifiable à force d’être multiple, à la fois responsable et impuissant, coupable et innocent ?

Nous étions nés dans la violence et la haine, qui partout jetaient leurs ombres menaçantes, et nous ne savions pas qu’elles allaient encore s’exacerber, proliférer et nous dévorer.

Tous les après-midi maintenant, m’écrivais-tu en novembre 1920, je me promène dans les rues ; on y baigne dans la haine antisémite. Je viens d’y entendre traiter les Juifs de Prasive Plemeno [race de galeux]. N’est-il pas évident qu’il faut partir d’un pays où on est haï de la sorte ? (Pas besoin pour cela de sionisme ou d’appartenance nationale). L’héroïsme qui consiste à rester quand même ressemble à celui des cafards, qu’on n’arrive pas à chasser de la salle de bains.

Je viens de regarder par la fenêtre : police montée, gendarmes baïonnette au canon, foule qui se disperse en hurlant, et ici, à ma fenêtre, l’horrible honte de vivre toujours sous protection.

L’horrible honte, c’est la violence qui s’infiltre partout, jusqu’à l’intérieur des corps, une guerre généralisée, de tous contre tous et même de soi contre soi.

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à suivre (voir le principe en première note de la catégorie)

« Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes » (11)

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Ce n’est pas moi qui t’écris, puisqu’on ne peut écrire qu’avec les mains, avec le corps. Écrire, c’est passer à l’acte, et laisser une trace concrète de cet acte.

Un jour, une femme libre d’écrire me prêtera sa main, et je lui prêterai mon amour de toi pour tracer d’autres signes entre toi et moi, entre nous et ceux qui, ayant survécu à ce qui nous tua, auront conscience d’être des survivants menacés.

Oui, j’ose croire qu’un jour l’une de ces survivantes sera saisie par mon envie impuissante d’écrire, que les phrases inconsistantes emmêlées dans mon cerveau en sortiront comme des colonnes de fourmis pour aller s’installer dans sa chair, descendre le long des veines de son bras et s’aligner sur du papier. Pourquoi ne le croirais-je pas ? Ne connaissons-nous pas, toi et moi, le pouvoir magique de l’écriture ?

Je me souviens d’une des dernières lettres que tu m’écrivis deux ans avant ta mort. Comme les lettres arrivaient maintenant chez moi, où Ernst risquait de les trouver, tu m’appelais alors Chère Madame Milena, et tu avais recommencé à me dire vous. Quelle tristesse, n’est-ce pas ? Si tu prenais cette distance, c’était aussi parce que l’amour entre nous était resté si vif qu’il rendait nécessaires ces précautions : ne presque plus se voir, éviter de demander trop de nouvelles l’un de l’autre à nos amis communs, ne presque plus s’écrire… Et quand il devenait inévitable de le faire, tenter désespérément de se prémunir contre cette sorcellerie épistolaire

Dans cette lettre, tu me parlais d’un ami avec lequel tu ne correspondais plus depuis longtemps, et auquel tu avais pensé la nuit précédente. Ces heures de nuit, qui me sont si précieuses à cause de leur hostilité, je les ai employées à lui écrire dans ma tête une lettre où je ne cessais de lui répéter sans fin avec les mêmes mots des choses qui me paraissaient d’une extrême importance. Et, de fait, j’ai reçu de lui une lettre ce matin.

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À force de t’écrire dans ma tête, cher Franz, de te répéter, avec les mêmes mots, les mêmes choses que tu sais déjà et qui ne m’en apparaissent pas moins importantes, peut-être recevrai-je une dernière lettre de toi ? Même si nous savons tous les deux ce que tu pensais de ce genre d’échange dont nous étions comme drogués :

Écrire, c’est se mettre nu devant les fantômes ; ils attendent ce moment avidement. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le péril ; elle a cherché à éliminer le plus qu’elle le pouvait le fantomatique entre les hommes (…) l’adversaire est tellement plus calme, tellement plus fort ; après la poste il a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne mourront pas de faim, mais nous, nous périrons.

Comment avons-nous pu, nous, Tchèques, Allemands, Européens, laisser se dresser ces autres fantômes qui bientôt allaient nous chasser de notre propre histoire pour nous anéantir ? Et comment aurions-nous pu les chasser avant qu’ils n’eussent pris notre place d’humains, avant qu’il ne fût trop tard ?

Les fantômes erraient autour et à l’intérieur de Prague bien avant ma naissance, et j’eus très tôt dans mon enfance l’occasion d’éprouver leur terrible menace. C’était un dimanche matin. Comme tu le sais, chaque semaine les Tchèques et les Allemands de la ville se retrouvaient sur le Graben, chacun d’un côté. De nos fenêtres, nous assistions à ces rassemblements rituels. Parfois l’un et l’autre groupe se contentaient de flâner, séparés par la largeur d’une rue. Mais souvent la tension montait, étudiants allemands et tchèques se jaugeaient, s’invectivaient, sur le point de s’affronter. Tu as connu quelque chose de semblable au début des années 1890 déjà, quand les enfants de l’école tchèque qui faisait face à ton école primaire, sur le marché aux Bouchers, traversaient la rue pour venir se battre avec vous, pour la plupart petits juifs de langue allemande, et donc ennemis tout désignés.

Ce dimanche matin-là, j’étais trop jeune pour comprendre ce qui était en train de se passer, mais je garde un souvenir très vif du profond sentiment d’inquiétude qui m’envahit alors. Les « Allemands », c’est-à-dire les étudiants germanophones, arrivèrent soudain en rangs serrés et disciplinés d’un bout de la rue. On aurait dit une armée, ils avançaient en chantant, leur pas cadencé résonnait, leurs casquettes bariolées dansaient dans la lumière. De l’autre côté, surgirent les Tchèques. Eu aussi, au lieu de leur trottoir habituel, occupaient toute la rue, et marchaient, déterminés, vers l’autre troupe. Je l’ai raconté dans Pritomnost : Ma mère qui se trouvait à la fenêtre avec moi me serra la main (…) Dans les premiers rangs des Tchèques qui approchaient, il y avait mon père.

La police déboucha d’une autre rue et s’interposa entre les deux groupes prêts à se rejoindre. Face à face, ils continuaient à avancer. Les Tchèques se trouvèrent bientôt aux prises avec la police. Confusion, coups de feu, une clameur aiguë monta de la foule. En quelques instants, le Graben fut déserté. Il ne restait que les policiers, arme à la main, et debout face à eux, mon père. Calme et droit, il regardait la dépouille d’un homme qui gisait à ses pieds. Quand il se pencha vers le corps, ma mère me prit dans ses bras et me serra contre elle. Elle pleurait.

C’est ainsi que dans les chants, les cris et le sang, se délitait sous nos yeux le vieil empire autrichien, mosaïque de nationalités, de langues, de cultures et de religions diverses, qui paralysait toute velléité d’indépendance par un absolutisme arc-bouté sur la bureaucratie, la police, l’Église et l’armée.

J’ai dit un jour qu’un article politique doit être écrit comme une lettre d’amour. J’ajouterais aujourd’hui qu’une lettre d’amour doit aussi être politique. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’elle doive parler de politique. Mais si une lettre d’amour n’est pas porteuses des enjeux politiques les plus élevés, alors elle n’est que vent. « Je t’aime » n’est politique que s’il implique une remise en question de soi et du monde. Partir par amour ; se libérer, se transformer, agir, entreprendre par amour… cela est politique. Le reste n’est que sentimentalisme, sensualité ou conformisme.

Je me rends compte que cette lettre n’est pas seulement une lettre d’amour, Franz. C’est une sorte de puzzle que j’essaie de rassembler, en quête d’un tableau de notre amour. Et c’est aussi une lettre ouverte, comme l’étaient mes articles, car j’ai toujours voulu m’adresser aux hommes et aux femmes dans la perspective d’un échange de réflexion aussi bien que de compassion. Tu es mort, Franz, et je le serai bientôt. Comment pourrais-je n’écrire que pour toi et moi ?

Au-delà de toi, j’adresse cette lettre aux vivants, pour les inviter à te lire, à creuser avec nous jusqu’aux racines de notre histoire commune – la petite et la grande histoire -, enfin à m’aider à assembler le puzzle, afin que nos efforts ne restent pas lettre morte.

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à suivre (voir principe en première note de la catégorie)