« Un spectre hante l’Europe, et même son excroissance américaine : le spectre de la BHLophobie», écrit sérieusement Laurent Dispot dans La Règle du Jeu, revue de BHL, en 2010. Lors du vingtième anniversaire de la revue, le Café de Flore où se fête la chose est plein à craquer de vieux de la vieille médiatiques, de riches, de célèbres, d’influents et de clinquants, de ministres rassis, surtout socialistes, de présidents d’associations vendues (Ni putes ni soumises, SOS racisme) et d’associations juives, de communicants, de banquiers, d’héritiers, de directeurs de journaux, de radios nationales, de télévision, de rédactions de toute la presse, de Elle à Médiapart en passant par Ring. « Mais de jeunes auteurs et penseurs découverts par La Règle du jeu, nulle trace. Et pour cause : il n’y en a pas.
Après avoir évoqué cette fête où tous les pouvoirs sont présents, manifestant l’étendue du réseau BHL (faisant dire aux auteurs que ce dernier « règne sur un territoire beaucoup plus vaste que le Vatican), les auteurs rappellent la construction médiatique du couple Lévy-Dombasle, et comment lui « agit, se démenant sans compter pour favoriser la carrière de sa femme », louant des salles pour qu’elle y donne des concerts et rameutant ses amis et amis d’amis pour son public. Quant à sa fille Justine, à deux ans et demi, en 1977, elle « sautait déjà sur ses genoux dans Paris Match ». Côté édition, son poste chez Grasset lui permet de s’assurer la fidélité d’ « auteurs » qu’il publie, tels Nicolas Sarkozy ou Xavier Couture, directeur d’antenne de TF1 puis président du directoire de Canal Plus, etc, qui ne font certes pas avancer la littérature ni la pensée mais font partie du puissant gotha à avoir dans sa poche. Côté presse, son bloc-notes au Point (dont le patron, Pinault, est cet industriel peu encombré de scrupules à qui il a vendu son entreprise de bois, voir notes précédentes), lui permet de flagorner chaque semaine en vantant les journalistes et autres personnages influents, dont des hommes et femmes politiques de droite comme de gauche, dont il lui faut entretenir « l’amitié ». Il y aura notamment l’épisode Ségolène Royal dont il sera très proche pendant toute sa campagne présidentielle, et qui selon le témoignage écrit de BHL, l’ « écoute avec un air d’humilité ». Quand, trois ans plus tard, le conseiller de la princesse qui l’écoute humblement se ridiculisera grave en citant le « philosophe » Botul, elle viendra à son secours.
BHL défend les puissants dont il est l’ami, comme Alain Carignon, lorsqu’ils ont affaire à la justice, « toujours plus prompt à prendre la défense des responsables politiques, droite et gauche confondues, qu’à se demander pourquoi ils sont attaqués ». C’est sans doute ce qu’on appelle le sens de la démocratie. Selon BHL, lors de sa première rencontre avec Sarkozy, ce dernier passe son temps « à essayer -déjà !- de comprendre comment un homme comme moi peut n’être pas d’accord avec lui ». Selon BHL, Sarkozy en fêtant sa victoire sur son yacht a probablement eu la noble ambition « de nous déculpabiliser du luxe, du succès, de l’argent ». Qui ça, « nous » ? « Et si, poursuit-il, notre jeune président voulait réconcilier la France, sinon avec le vrai bonheur, du moins avec les signes du bonheur que notre puritanisme, notre dépression et notre crainte des paillettes et du succès ont longtemps discrédités et réprimés ? »
En 1993, avec le soutien personnel de François Mitterrand, BHL est élu président du conseil de surveillance d’Arte. En 2009, il est réélu pour un cinquième mandat consécutif, avec une lettre de soutien de Nicolas Sarkozy. « Bernard-Henri Lévy, c’est l’intellectuel rêvé du politique. Bien sûr, il ne prendra pas sa carte dans un parti, bien sûr il pourra ruer dans les brancards. Mais que se présente une petite mission, un petit poste, et il poste et il se taira un moment. Un déjeuner et il s’assouplira. Car, au fond, Bernard-Henri Lévy veut être reconnu par ceux dont il admire la puissance. »
Nous ne reviendrons pas sur la Becob, l’entreprise qui a initialement fait la fortune de BHL, nous en avons parlé dans la note précédente de cette série. Mais aujourd’hui, BHL dirige quatre sociétés financières. Alors « il y a surtout ce qui ressemble à un réflexe de classe. Comme si le respect de la puissance financière et l’admiration pour les grands capitalistes – qui marquent, semaine après semaine, « Le Bloc-notes de Bernard-Henri Lévy » – étaient déterminés par des conditions de vie et des fréquentations évidemment peu favorables à la prise en compte des questions sociales et de la « misère du monde », à nos portes. Plus grave, ces postures déterminent à leur tour des prises de position qui semblent assez difficilement compatibles avec l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs. Bernard-Henri Lévy accompagne le mouvement et, quand cela lui est utile, lui prête sa voix. »
« Bernard-Henri Lévy jouit de connexions entretenues dans des milieux très divers et d’une grande puissance. À cela, il faut encore ajouter des types de sociabilités qui s’ancrent dans une réalité très française. À titre d’exemple, les classes préparatoires aux « grandes écoles » (…) où les élites françaises se rencontrent et se lient dès leur jeunesse. (…) Ensuite la question géographique. La France est un petit pays, qui fonctionne autour de Paris. Et dans Paris, certains quartiers comptent plus que d’autres. « Je vis dans un espace extrêmement clos, extrêmement limité, un minuscule village à l’intérieur du village de Saint-Germain-des-Prés », expliquait Bernard-Henri Lévy en 1977. De fait, c’est bien d’un petit monde qu’il s’agit. On s’y croise entre éditeurs, auteurs, journalistes, politiques, acteurs, réalisateurs. (…) Cela fait plus de quarante ans que Bernard-Henri Lévy hante les lieux. »
En 2004, les auteurs du livre sont allés voir Jacques Derrida, peu avant sa mort. Ils rapportent les propos du philosophe sur celui qui fut son élève, et qu’il vit évoluer dans « la représentation de soi, narcissique et promotionnelle, qui se sert d’une cause plutôt qu’elle ne sert une cause ». Ces intellectuels médiatiques, leur dit-il, « ne veulent pas être considérés comme des gens du spectacle médiatique. Mais ils savent qu’ils le sont, qu’ils font tout pour l’être en le déniant. C’est là qu’il y a punition, je pense, qu’il y a châtiment. En tout cas un prix à payer. » – « Qui est aussi le prix de la postérité, répliquent les auteurs. Parce que leur postérité intellectuelle et politique fait question. Elle n’est pas assurée… » – « Vous avez raison, répond Derrida. Il n’y a pas de disciples de Bernard-Henri Lévy, de Sollers ou de Glucksmann. En même temps, parce qu’ils sentent – et ils sont assez intelligents pour cela – le jugement critique et sévère dans leur propre milieu de gens comme moi et d’autres, ils les haïssent. (…) Tout à coup, on s’aperçoit que Sollers défend Lévy, pourquoi ? Que Lévy défend Sollers, pourquoi ? Que tout à coup Finkielkraut, qui a toutes les raisons de ne pas être d’accord avec Bernard-Henri Lévy, fait alliance avec Lévy. […] Il y a là une configuration de tous ces intellectuels-là, ensemble, mécanique. Et je crois qu’ils se serrent les coudes, parce qu’ils sont à la fois combatifs et acculés. »
Le livre reprend ou complète des éléments de la première édition sur les errements politiques de Bernard-Henri Lévy, les nombreux arrangements volontaires ou involontaires avec la vérité dans ses actes et dans ses livres. Depuis, il y a eu le Darfour, dont les auteurs montrent que BHL a fait l’emblème d’un combat entre l’islam modéré et l’islamisme, alors que bien d’autres facteurs étaient en jeu dans cette guerre. Que par idéologie il a protégé Abdelwahid, un chef de guerre qui s’est avéré être un obstacle à la paix. Ainsi, « par sa binarité, le discours autour du conflit au Darfour prolonge celui de la guerre contre le terrorisme initié par George W. Bush et les néo-conservateurs. La mobilisation autour du Darfour est ainsi un jalon essentiel entre deux événements historiques : la guerre en Irak et l’intervention occidentale en Libye en mars 2011. »
L’agitation de BHL est désolante, même à lire, résumée. Maladive. L’Iran, où il veut faire la révolution, mobilisant le gotha pour une condamnée à mort sans se soucier du sort des autres prisonniers, exécutés pendant que le régime profite comme d’un écran géant du bruit fait autour d’une seule pour accélérer la fréquence des mises à mort pendant cette période, et hospitaliser de force les prisonniers politiques qui espéraient attirer l’attention du monde par leur grève de la faim.
En Libye au moment de l’insurrection contre Kadhafi les journalistes peuvent observer le manège de BHL, logé au même hôtel qu’eux, passant ses journées à la cafétéria à attendre d’être interviewé et à organiser sa publicité pour Paris. Finalement racontera BHL, « Impuissant devant tant de détresse, j’appelle, à tout hasard le président de la République de mon pays ». Ce serait comique si ce n’était pas terrible. Surtout quand, avec le recul, nous connaissons la suite. Ne rions pas, le héros est à l’œuvre. « C’est sur le site de sa propre revue, La Règle du jeu, qu’on a pu lire les éloges les plus transis : « Il est inscrit une fois pour toutes, quoi que l’on dise et fasse, que, de tout l’engagement mondial pour la Libye, BHL a été et restera le ‘premier moteur’ au sens de la physique d’Aristote. » En fait les choses ne sont ni aussi simples ni aussi grandioses, mais Sarkozy trouve son intérêt à faire croire qu’il en va selon la légende colportée par celui qui devient « le premier de ses porte-parole », BHL. L’instrumentalisation est réciproque. Lévy, qui a « complètement raté le coche des révolutions arabes » organise le cinéma en Libye, avec simulacre de sommet, séance photo etc, et « le storytelling fonctionne à merveille. À gauche comme à droite, presque personne ne critique l’entrée en guerre de la France contre la Libye, à l’exception des députés communistes. Quelques rares personnalités mettent en cause ses motivations et ses méthodes, mais leur isolement les rend quasiment inaudibles. Il faut dire que Bernard-Henri Lévy et ses proches mettent en œuvre de véritables méthodes d’intimidation symbolique pour faire taire leurs adversaires.»
« Il est saisissant de voir à quel point, une fois parti en guerre, il choisit d’abaisser sa vigilance sur le pedigree démocratique de ses nouveaux amis » écrivent les auteurs en 2011. Quatre ans plus tard, nous connaissons le résultat de cet aveuglement. « Prendre la défense de certains opprimés là-bas (…) pour ne pas s’attaquer à l’ordre établi ici… On pourrait appeler cela le « caporalisme humanitaire » (…) Contrairement aux apparences, le caporalisme humanitaire prospère sur l’étiolement de l’autorité politique. Contrairement à ce qu’il voudrait faire croire, il est un aveu de faiblesse.»
« Il a toujours fait l’impasse sur le « social » : l’économie, le chômage, l’école, la pauvreté, le travail, les revenus, la famille, ça ne l’intéresse pas. (…) Il n’en parle ni dans ses livres, ni dans ses interviews, ni dans ses « bloc-notes » du Point, pourtant consacrés à ses commentaires de l’actualité. Il fait preuve d’une ignorance tout aussi magistrale des questions requérant un minimum de connaissances techniques : les nouvelles technologies, l’écologie, le droit d’auteur, le commerce international… »
BHL au secours de DSK ose écrire : « J’en veux, ce matin, au juge américain qui […] a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre ». Qui, selon lui, est victime dans cette affaire de viol ? « Strauss-Kahn, d’ores et déjà. Il est d’ores et déjà victime de cette espèce de cirque infernal. » Et cela à cause du « préjugé révoltant » des pauvres contre les riches, qui porte à croire la parole de Nafissatou Diallo. Cela dit, si DSK a les mêmes goûts que BHL, on comprend qu’il se soit jeté sur la femme de chambre : selon le « philosophe », « l’argent va mal aux femmes » – tandis que d’après son épouse, Arielle Dombasle, « il est un fauve, c’est un grand prédateur ». Après avoir étayé leur observation de plusieurs autres déclarations tout aussi misérablement sexistes, les auteurs résument : « Bref, objets sexuels dépourvus de sens de l’abstraction, qui ne doivent surtout pas avoir trop d’argent ni trop de pouvoir, les femelles sont aussi de grosses jalouses », à en croire BHL. Lequel raconta dans une interview de GQ en 2009 : « Autrefois, d’ailleurs, j’avais un test que j’appelais le « test de la pouffiasse » : si je dînais avec une fille qui hésitait pendant des plombes avant de décider ce qu’elle allait prendre, c’était assez mal barré. Et si je lui disais : « Prenez donc de la morue aux épinards » et qu’elle s’abîmait dans une contemplation encore plus sidérée de la carte en me demandant d’une voix éteinte « Ouchais, j’voispas », ça devenait carrément rédhibitoire. » BHL ne songe au respect des femmes que lorsque cela lui permet de s’attaquer à l’islam. Selon lui c’est Polanski, lui aussi, qui est victime d’une « infamie » -non l’enfant de treize ans qu’il drogua et viola. Et il lance une pétition, et il organise la propagande internationale pour défendre, comme toujours, le vieux mâle blanc et célèbre.
Les auteurs démontrent comment, par ses actes et ses paroles, BHL est « un zélé porte-parole de la hiérarchie militaire israélienne », « au point que l’on peut parler d’une véritable collaboration établie au fil des ans entre l’écrivain et l’état-major. » « Il y a un grand absent des discours de BHL sur Israël, c’est le peuple palestinien. (…) comme si les Territoires occupés n’existaient pas. » « C’est au nom des droits de l’homme qu’il défend des positions au fond militaristes et coloniales. Au prix d’un incroyable retournement de sens qui paralyse la critique. »
L’affaire Botul achèvera de ridiculiser Bernard-Henri Lévy. Je me souviens avoir lu, quand il est sorti, le petit livre signé Botul, et avoir tout de suite compris, sans rien en savoir, qu’il s’agissait d’une grosse blague, au demeurant très amusante. Et lui, BHL, qui a fait des études de philo, ne s’est rendu compte de rien ! Le plus sérieusement du monde, il a cité dans l’un de ses livres ce philosophe imaginaire ! Qu’en conclure, sinon qu’il révélait ainsi, comme par lapsus, le propre néant de son être et de sa pensée – être et penser étant mêmes, d’après le premier philosophe de l’histoire.
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