« Le courage de la vérité », par Michel Foucault (4). La démocratie à l’épreuve de la vérité

hier à Paris, photo Alina Reyes

 

Continuons notre lecture du dernier cours du philosophe, prononcé au Collège de France entre février et mars 1984, quelques mois avant sa mort, et publié par Gallimard/Seuil dans la collection Hautes Études.

Foucault retrace maintenant l’histoire de la parrêsia, du dire-vrai, dans la démocratie athénienne.
« Dire son mot dans les affaires de la cité, c’est ce droit qui est désigné par le mot parrêsia. Et à travers plusieurs texte d’Euripide, on avait pu voir, premièrement, que cette parrêsia, ce droit de donner son mot, c’est un droit que l’on ne possède pas si on n’est pas citoyen de naissance. (…) Deuxièmement, (…) on ne possède pas ce droit de parrêsia lorsque l’on est exilé dans une cité étrangère. Vous vous souvenez du dialogue dans Les Phéniciennes, entre Jocaste et Polynice. Jocaste rencontre Polynice revenant d’exil et lui demande : Mais qu’est-ce que l’exil, est-ce quelque chose de si dur ? Et Polynice lui répond : Bien sûr, c’est la chose la plus dure que l’on puisse supporter car, dans l’exil, on ne possède pas la parrêsia, on n’a pas le droit de parler, on se trouve donc être l’esclave (le doulos) des maîtres, et l’on ne peut même pas s’opposer à leur folie. Troisièmement enfin, (…) cette parrêsia, même si l’on est citoyen, même si l’on est dans sa propre ville, même si on la détient par droit de naissance, on peut la perdre si, d’une manière ou d’une autre, une tache, un déshonneur, une honte quelconque vient marquer la famille. (…) La parrêsia était un droit à conserver à tout prix, c’était un droit à exercer dans toute la mesure du possible, c’était une des formes de manifestation de l’existence libre d’un citoyen libre». (pp 33-34)

Or, à la fin du Ve siècle et surtout au IVe siècle, se développe « une méfiance à l’égard de la parrêsia ». « Athènes, cité démocratique, fière de ses institutions, prétendait être la cité dans laquelle le droit de parler, de prendre la parole, de dire vrai, et la possibilité d’accepter le courage de ce dire-vrai étaient effectivement réalisés mieux qu’ailleurs. C’est cette prétention, de la démocratie en général et de la démocratie athénienne [en particulier], qui est remise en cause. Les valeurs semblent se retourner et la démocratie apparaît, au contraire, comme le lieu où la parrêsia (le dire-vrai, le droit de donner son opinion et le courage de s’opposer à celle des autres) va devenir de plus en plus impossible, ou en tout cas dangereuse. » (p. 35)

« Et c’est ainsi (…) que Platon dans La République (au livre VIII, en 557b) évoque cette cité pleine de liberté et de franc-parler (eleutheria et parrêsia), la cité bariolée et bigarrée, la cité sans unité dans laquelle chacun donne son opinion, suit ses propres décisions, et se gouverne comme il veut. Il y a, dans cette cité, autant de politeiai (de constitutions, de gouvernements) qu’il y a d’individus. C’est ainsi également qu’Isocrate, au début du Discours sur la paix (paragraphe 13), évoque les orateurs que les Athéniens écoutent avec complaisance. Et quels sont ce gens qui se lèvent, qui prennent la parole, donnent leur opinion et sont écoutés ? Eh bien ces gens sont des ivrognes, ce sont des gens qui n’ont pas leur esprit (tous noun ouk ekhontas : ceux qui ne sont pas sensés), ce sont également ceux qui se partagent entre eux la fortune publique et les deniers de l’État. (…) discours vrai et discours faux, opinions utiles et opinions néfastes ou nuisibles, tout cela se juxtapose, s’entremêle… » (p 36)

« Le second aspect qui inquiète, à propos de la parrêsia démocratique ou de la démocratie comme lieu prétendument privilégié pour la parrêsia, c’est que, dans la démocratie, la parrêsia est dangereuse, non seulement pour la cité elle-même, mais pour l’individu qui essaie de l’exercer. (…) En effet, parmi tous les orateurs qui s’affrontent, dans ce tohu-bohu dont Platon parle ([c’est] l’image du bateau dans le livre VI de La République), dans ce tohu-bohu de tous les orateurs qui s’affrontent, essaient de séduire le peuple et de s’emparer du gouvernail, quels sont ceux qui seront écoutés, quels sont ceux qui seront approuvés, suivis et aimés ? Ceux qui plaisent, ceux qui disent ce que le peuple désire, ceux qui le flattent. Et les autres au contraire, ceux qui essaient de dire ce qui est vrai et bien, et non ce qui plaît, ceux-là ne seront pas écoutés. Pire, ils susciteront des réactions négatives, ils irriteront, ils mettront en colère. Et leur discours vrai les exposera à la vengeance ou à la punition. (…) Un homme par conséquent qui parle pour des motifs nobles, et qui, pour ces motifs nobles, s’oppose à la volonté de tous, celui-là, dit Socrate, s’expose à la mort. » (pp 36-37)

Foucault expose ensuite que l’on trouve les mêmes constats chez Isocrate et chez Démosthène. « Du moment qu’il y a parrêsia comme latitude pour tout le monde, il ne peut pas y avoir de parrêsia comme courage de dire-vrai. Et qu’en résulte-t-il ? Eh bien, dit Démosthène, il en résulte que, dans les assemblées, vous vous délectez à vous entendre flatter par des discours qui ne visent qu’à vous plaire. Mais ensuite, quand les événements s’accomplissent, votre salut même est en danger. » (p. 39)

« La démocratie ne peut pas faire appel au discours vrai. C’est à cela que s’opposera, dans le livre VII, la fameuse redescente des philosophes dans la caverne, lorsque, après avoir effectivement contemplé la vérité, on leur dira : Quel que soit le plaisir que vous ayez pu éprouver à contempler cette vérité, quand bien même vous y avez reconnu votre patrie, vous savez bien qu’il vous faut redescendre dans la cité et devenir ceux qui la gouvernent. Vous imposerez votre discours vrai à tous ceux qui veulent faire gouverner la cité selon les principes de la flatterie. Après la critique de la parrêsia démocratique, qui montrait qu’il ne peut y avoir de parrêsia au sens de dire-vrai courageux dans la démocratie, le retournement platonicien montre donc que, pour qu’un gouvernement soit bon, pour qu’une politeia soit bonne, il faut qu’ils se fondent sur un discours vrai, qui bannira démocrates et démagogues. » (pp 45-46)

Or, « si on suit le schéma général d’Aristote », « une démocratie où commanderait l’intérêt de tous est bien une possibilité formelle, (…) mais elle n’a pas, et elle ne peut pas avoir d’existence réelle parce que, dans une démocratie, la différenciation éthique ne joue pas. » (p. 49) C’est-à-dire, la démocratie, par définition, ne peut pas imposer la parole des meilleurs, des plus vertueux. « … Après cette discussion où il a été question de fonder la démocratie sur le principe de la rotation et de l’alternance gouvernants/gouvernés, où Aristote s’est confronté à ce problème tout de même très difficile, très paradoxal, ce véritable défi politique que constituaient les mesures d’ostracisme [à l’encontre d’hommes trop au-dessus des autres citoyens], après avoir dit que finalement l’ostracisme peut se justifier, voilà que, dans le cas d’une certaine différence éthique particulièrement marquée où il y aurait des individus qui dépasseraient vraiment par leur valeur éthique tous les autres, [dans ce cas, Aristote, se demandant] quelle place on peut leur faire dans une cité démocratique, [répond] : On ne peut pas leur appliquer l’ostracisme, on ne peut même pas leur appliquer les lois qui valent [pour] tout le monde. Bien plus, on est obligé de se soumettre à eux de bonne grâce, de leur obéir et de leur donner une place – place qui a tout de même, dans sa formulation, quelques résonances platoniciennes puisqu’il s’agirait de donner à ces hommes plus sages que les autres la place de roi dans la cité. La royauté de la vertu, la monarchie de la vertu, c’est cela qui trouve sa place, et s’impose dès que la démocratie essaie de poser la question de l’excellence morale. » (p.51)