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Dans L’homme sans qualités, Musil ironise sur « ceux qui s’imaginent qu’il faut consacrer à son travail la totalité de ses forces, au lieu d’en gaspiller une grande part pour assurer son avancement social ». Suit un petit développement sur la nature du génie, sans doute chargé d’ironie aussi, mais que je trouve juste à la lettre :
« Si l’on devait analyser un grand esprit et un champion national de boxe du point de vue psychotechnique, il est probable que leur astuce, leur courage, leur précision, leur puissance combinatoire comme la rapidité de leurs réactions sur le terrain qui leur importe, seraient en effet les mêmes ; bien plus, il est à prévoir que les vertus et les capacités qui font leur succès à chacun ne les distingueraient pas beaucoup de tel célèbre steeple-chaser ; on ne doit pas sous-estimer les qualités considérables qu’il faut mettre en jeu pour sauter une haie. Puis, un cheval et un champion de boxe ont encore cet autre avantage sur un grand esprit, que leurs exploits et leur importance peuvent se mesurer sans contestation possible et que le meilleur d’entre eux est véritablement reconnu comme tel ; ainsi donc, le sport et l’objectivité ont pu évincer à bon droit les idées démodées qu’on se faisait jusqu’à eux du génie et de la grandeur humaine. »
C’est que le génie, n’en déplaise aux humains, n’est pas un propre des humains, et encore moins des intellectuels. Le génie est un propre de tout ce qui est, quoiqu’il ne soit pas réparti également dans tout ce qui est. Le génie, c’est la vie. La nature a du génie, et plus encore, elle est le génie. Et plus ce qui est s’éloigne de la nature, plus le génie s’y amoindrit. C’est pourquoi c’est sans doute parmi les hommes que la médiocrité domine et que le génie se fait rare.
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