J’ai choisi cette photo de lui car c’est exactement le Roger Grenier que j’ai connu. J’apprends ce matin qu’il est mort hier à l’âge de 98 ans. Il fut mon éditeur chez Gallimard, après que j’eus quitté Sollers (qui voulait que je raconte ma vie, mes amours, et c’est tout – plus tard je l’ai fait chez un autre éditeur et là ça ne lui a pas plus du tout, d’où vengeance, déchaînement de la petitesse). Roger Grenier était une grande âme humble et toujours émerveillée. Tout était sourire avec lui. Il y a plusieurs années que je ne l’ai pas vu, mais j’ai souvent pensé à lui, c’était mon rayon de soleil dans cette maison d’édition devenue mon ennemie. Lui m’a toujours reçue et m’a toujours écrit avec bienveillance, même quand j’ai été en procès avec Gallimard. Je jette ces phrases comme elles me viennent, sous le coup de l’émotion, pour lui dire en quelque sorte merci.
Cela a duré longtemps, toutes ces belles années où de temps en temps j’allais le voir dans son minuscule bureau, montant par le petit escalier en colimaçon sous les combles (hier matin j’ignorais sa mort mais j’ai posté une image du Philosophe en méditation de Rembrandt, avec son escalier en colimaçon, sur le blog que j’ai créé pour mes élèves – voilà comment l’esprit circule et agit, dépasse la mort). Il ouvrait la porte, son chien Ulysse était là (ou bien c’était un autre, qu’il gardait). Roger était un merveilleux conteur. Je prenais un plaisir fou à l’entendre raconter des épisodes de son enfance, de sa vie passée ou présente. Tout ce qu’il disait, il le disait en souriant. Enfant, il lui était interdit par ses parents de lire trop, comme aujourd’hui on interdirait à un enfant de trop jouer aux jeux vidéo (un art sans doute bien plus créatif que la littérature telle qu’elle se vend aujourd’hui sur les étals des librairies). Et bien sûr il lisait quand même, la littérature était en lui aussi naturellement qu’elle est en moi, nous avions cet oxygène en partage qui rend inutile de parler de littérature – il suffit de la respirer. J’avoue ne pas avoir lu ses livres, je ne peux donc pas en parler, mais c’est lui que j’ai lu, sa personne, directement, et c’était une personne hautement littéraire. Cela compte encore plus, je trouve. Nul chiqué en lui. Quand il a lu mon roman Lilith il m’a dit « c’est votre Zarathoustra ». Je ne lui avais pourtant pas parlé de mon amour d’adolescente pour Nietzsche. Il lisait en moi, aussi.
Ce type de relations purement littéraires, humbles, douces par-dessus la violence inévitable – c’est violent, la beauté, la littérature – est si rare.
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Un bel article sur lui, sur sa vie si riche : ICI
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L’image était accompagnée de ces phrases de Bachelard faisant mention d’un grenier :
« Les mots – je l’imagine souvent – sont de petites maisons, avec cave et grenier. Le sens commun séjourne au rez-de-chaussée, toujours prêt au « commerce extérieur », de plain-pied avec autrui, ce passant qui n’est jamais un rêveur. Monter l’escalier dans la maison du mot c’est, de degré en degré, abstraire. Descendre à la cave, c’est rêver, c’est se perdre dans les lointains couloirs d’une étymologie incertaine, c’est chercher dans les mots des trésors introuvables. Monter et descendre, dans les mots mêmes, c’est la vie du poète. Monter trop haut, descendre trop bas est permis au poète qui joint le terrestre à l’aérien.»
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