Je vis un homme poursuivre l’horizon ;
En rond, en rond, ils accéléraient.
Cela me troubla ;
J’accostai l’homme.
« C’est futile », dis-je,
« Tu ne pourras jamais… »
« Tu mens », cria-t-il,
Et il poursuivit, courant.
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Au Paradis,
Quelques petits brins d’herbe
Se tenaient devant Dieu.
« Qu’avez-vous fait ? »
Alors tous les petits brins, sauf un,
Se mirent à raconter, empressés,
Les mérites de leur vie.
Celui-là restait un peu en arrière,
Honteux.
À ce moment, Dieu dit :
« Et toi, qu’as-tu fait ? »
Le petit brin répondit : « Oh Seigneur,
La mémoire m’est amère
Car si j’ai fait de bonnes actions,
Je ne sais rien d’elles. »
Alors Dieu dans toute Sa splendeur
Se leva de son trône.
« Oh, le meilleur des petits brins d’herbe », dit-Il.
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Dans le désert
Je vis une créature, nue, bestiale,
Qui, accroupie par terre,
Tenait son cœur dans ses mains,
Et en mangeait.
Je dis « Est-ce bon, l’ami ? »
« C’est amer, amer », répondit-il ;
« Mais j’aime ça,
Parce que c’est amer,
Et parce que c’est mon cœur. »
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Un homme dit à l’univers :
« Monsieur, j’existe ! »
« N’importe, répondit l’univers,
Le fait n’a pas créé en moi
Un sentiment d’obligation. »
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Un jour vint un homme
Qui dit :
« Rangez-moi tous les hommes du monde en rangs. »
Et sur-le-champ
Il y eut une clameur terrible parmi les gens
Contre le fait d’être rangés en rangs.
Il y eut une bruyante querelle, universelle.
Elle dura des siècles ;
Et le sang fut versé
Par ceux qui ne voulaient pas se tenir en rangs
Et par ceux qui aspiraient à se tenir en rangs.
Finalement l’homme mourut, en pleurant.
Et ceux qui restèrent dans la bagarre sanglante
Ne connurent pas la grande simplicité.
Stephen Crane, traduit par Alina Reyes
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J’ai trouvé ces poèmes de Stephen Crane sur le site Poetry Foundation
Je traduirai peut-être d’autres textes de cet auteur oublié auquel Paul Auster vient de consacrer un livre, Burning Boy
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