Bibliothèque Buffon. Andreï Makine, « Au-delà des frontières »

 

Aujourd’hui ce n’est pas comme hier à la magnifique bibliothèque Mazarine, ni comme le plus souvent à la belle bibliothèque des chercheurs du Museum, ni comme d’autres fois à la bibliothèque publique du Jardin des Plantes, ou à la gracieuse bibliothèque universitaire de la Sorbonne, ou à celle de la Sorbonne nouvelle, ou à la grande bibliothèque Sainte-Geneviève, ou à la bibliothèque Mohammed Arkoun, c’est à la bibliothèque Buffon – bibliothèque de la ville de Paris comme la dernière – que je suis allée travailler.

 

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En chemin, rue Buffon, toujours avec mon lourd sac sur le dos (ordinateur, cahiers, tapuscrits, livres), j’ai photographié cette nouvelle œuvre de Street Art :

 

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J’alterne les bibliothèques, je vais de l’une à l’autre, chacune a son esprit, j’y écris et j’y lis, j’y emprunte des livres et aujourd’hui ce fut le dernier roman d’Andrei Makine, que j’avais entendu à midi dans un excellent entretien à l’École des chartes.

b Au-dela-des-frontieresPour évoquer ce livre, je commencerai par un extrait de ce qui est présenté comme le manuscrit du personnage de l’identitaire, une fiction dans laquelle l’opération française dite du Grand Déplacement a envoyé en Libye les migrants non intégrés mais aussi un tas d’intellectuels médiatiques et de politiciens (parmi lesquels se reconnaissent clairement Sarkozy, Hollande ou BHL). Ainsi purgée, la France redevient catholique et mortellement ennuyeuse :

« Le Monde, rebaptisé Gloria Mundi, est devenu, à la stupéfaction générale, un excellent journal d’information. Ses collaborateurs en avaient les yeux exorbités – tant était grand l’ahurissement de ne plus faire de la propagande quotidienne. Libération, fidèle à son esprit soixante-huitard poussivement espiègle, s’est trouvé un nom très « cool » : Libyeration… Quant à L’Obs, sa réussite a été encore plus éclatante. Le journal s’est scindé en deux : un magazine érotique Obsession et une revue humoristique Oups ! On a même vu un célèbre critique littéraire s’engager comme éboueur dans un hippodrome, sur les rivages de Syrte… »

Plus loin dans le roman, le dentiste Pierre Cohen, voisin des identitaires qui le détestent par antisémitisme, murmure en voyant des cartons remplis de livres : « Ce ne sont plus nos lectures qui disent ce que nous sommes, mais notre ordinateur… »

Vivien de Lynden, l’identitaire suicidaire, rappelle Houellebecq, notamment dans ses rapports avec sa mère libertaire. Le roman oppose dans toutes ses composantes, ses divers récits et discours encastrés façon poupées russes – qui finissent par se rejoindre en un seul récit bien mené, les figures d’hommes grands et forts (et sages) à celles d’hommes petits et malformés (et frustrés), ainsi que celles de femmes plantureuses (et désirables) à celles de femmes « maigres » (et laides). Ce partage caricatural de l’humanité interroge sur la pensée de l’auteur, qui semble tout à la fois dénoncer et pratiquer une vision quelque peu eugéniste. Sa chronique n’en reste pas moins une fresque inquiète et sensible de notre temps, qui s’emploie à montrer aussi la voie d’un possible franchissement du désespoir avec la doctrine des trois naissances : la naissance biologique, puis la naissance sociale, marquée par la prédominance du discours – trompeur- sur l’être, et enfin, une souhaitable troisième naissance, « alternaissance » qui n’est pas plus précisément qualifiée mais que l’on pourrait dire spirituelle tout en étant fermement attachée à la vie réelle, qu’elle réinvente. Tel est le vrai « Grand Déplacement », celui qui sauve.

Un jour, à Prague, Andreï Makine me raconta qu’à son arrivée en France, pauvre et sans papiers, il s’était construit une cabane dans la forêt des Landes. Je crois que là fut sa troisième naissance. Je cite encore deux passages de son livre :

« L’un après l’autre, nous collons notre œil à l’oculaire du télescope… Je ne suis pas sûr de distinguer la « supernova » mais c’est le commentaire d’Osmonde qui m’éblouit : « Elle a explosé au moment où l’homme commençait à tailler les silex. Et pendant que la lumière traversait ce gouffre qui nous sépare d’elle, l’humanité a eu le loisir de concevoir ce télescope. Et aussi d’accumuler assez de bombes pour anéantir la Terre. Les survivants devront revenir au silex… »

(…) Quant à ceux qui se croient supérieurs, il faudrait leur expliquer que la seule supériorité est de savoir sortir du jeu, quitter la scène où tout le monde joue faux, tiraillé par la peur de manquer et la panique de la mort… »

Au retour, je suis passée par le jardin des Plantes, où j’ai photographié les scintillements du ciel dans une petite flaque bordée de fleurs de cerisiers.

 

buf-mincet après-midi à Paris 5e, photos Alina Reyes

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