Autour de la manifestation de ce 11 janvier

Mon instinct de reporter photographe me poussait à y aller, mais je suis encore fragilisée physiquement par l’intervention chirurgicale, et je suis plutôt restée à regarder le direct sur mon ordinateur. Ce matin j’ai pensé au moment où nous avons dû voter Chirac parce qu’il n’y avait pas d’autre choix si nous ne voulions pas de Le Pen comme président, le dilemme devant cette manifestation très récupérée ressemblait à cela : y aller quand même, ou non ? Mon état de santé a décidé pour moi, je suis restée à la maison.

Au début de la manifestation, j’ai entendu que des gens chantaient la Marseillaise et répondaient en chœur « Charlie ! » aux meneurs qui demandaient : « Vous êtes qui ? » J’ai pensé aux foules de Paris qui avaient acclamé Pétain, puis quelques années après, De Gaulle. Quel esprit restera de cette manifestation, qu’est-ce qui va suivre ? L’esprit de rassemblement, ou l’esprit de division, la chasse aux musulmans, la stigmatisation accrue, l’esprit de guerre ? J’ai pensé aussi que cet été, plus de deux mille innocents sont morts à Gaza, et qu’on nous a interdit dans un premier temps de manifester.

J’ai entendu sur France 24 le premier ministre albanais, Edi Rama, rappeler que dans son pays, musulmans et chrétiens vivent ensemble, et que ce qui menace le vivre ensemble, partout, ce sont les problèmes sociaux et de pauvreté. Dire qu’il était là comme chez lui, car selon lui ce sont les valeurs universelles de la France qu’il faut défendre, pas seulement pour les Français mais pour tous. Et enfin appeler à ne pas fermer l’Europe, et à cesser de dire qu’on est en guerre, car si on est en guerre, c’est contre nous-même, dire qu’on est en guerre ou se comporter comme si on menait une guerre, c’est susciter la guerre civile. Le ciel fasse que ce discours soit entendu par tant de nos intellectuels qui se croient partis en guerre contre l’obscurantisme, et qui au nom de la culture nous poussent dans la nuit de la guerre civile.

J’ai entendu aussi un représentant de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme, Patrick Baudouin, rappeler qu’on ne peut lutter efficacement contre le terrorisme tout en soutenant les violations du droit international, en Palestine et ailleurs. J’ai entendu Missoum Chaoui, aumônier musulman, appeler à donner la parole aux intellectuels musulmans dans les médias, et d’autres appeler aussi à promouvoir l’exégèse de l’islam.

J’ai pensé que le premier caricaturiste assassiné, en 1987, fut Naji al-Ali, fameux dessinateur palestinien qui dirigeait ses critiques contre tous les puissants, aussi bien arabes qu’israéliens, et finalement on ne sait quel clan a commandité son assassinat. Voilà ce qui arrive aux hommes vraiment libres. Aujourd’hui nous déplorons aussi la mort de caricaturistes qui eux, s’en prenaient à un seul camp – mais il n’empêche que c’est toujours le même nœud politique qui est au centre du problème. Et que rien ne s’arrangera, ni pour les juifs ni pour les musulmans ni pour personne, tant qu’on ne se résoudra pas à renoncer à soutenir la colonisation de la Palestine. Que la liberté d’expression continuera à être bafouée tant que seront promus la division, l’esprit de guerre interne.

J’ai entendu le directeur d’Afrique Magazine, Zyad Limam, rappeler que la très grande majorité des musulmans en Europe sont tout à fait intégrés, et que le maire de Rotterdam est un musulman qui n’est pas né aux Pays-Bas. Que le problème vient de la frange qui est restée en marge de la société – rejoignant ainsi le constat du premier ministre albanais sur la question de l’appauvrissement.

J’ai entendu un juif (dont je n’ai pas entendu le nom) rappeler qu’en France on est citoyen avant d’être juif, musulman, chrétien, bouddhiste, athée… ingénieur, médecin, ouvrier… et qui a récusé le terme de communauté juive et a jugé indécente l’invitation de Netanyahou faite aux membres de la « communauté juive » de partir s’installer en Israël, où par ailleurs, a-t-il rappelé, il y a aussi des problèmes sociaux et des problèmes de sécurité.

J’ai entendu une autre personne dont je n’ai pas retenu le nom mais qui n’était pas musulmane rappeler que la stigmatisation des musulmans était, au même titre que l’antisémitisme, un « mal français », et que s’il était bon que le Président soit auprès des juifs ce soir à la synagogue, il serait bon qu’il fasse aussi un geste envers les musulmans.

J’ai entendu toute la journée les hélicoptères tourner au-dessus de Paris, et en ce moment encore.

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Où est l’union ?

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« Je ne suis pas Charlie, je suis Ahmed, le flic mort. Charlie a ridiculisé ma foi et ma culture et je suis mort en défendant son droit de le faire. »
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Et ce dimanche, une manifestation récupérée par les politiques, où l’on a refusé l’extrême-droite française mais où l’on accueille l’extrême-droite israélienne, qui est pire. En fait le compréhensible désir des gens de se retrouver pour manifester ensemble a été capturé par les politiques, du moins à Paris. Si bien qu’on peut se demander au profit de quoi, de qui, vont se déplacer les manifestants. Je ne sais pas encore si j’irai faire des photos. Je pourrais manifester avec un panneau « Je suis moi-même (ou « Moha m’aime », comme le titre d’un de mes livres…), disciple de tous les prophètes, d’Isaïe à Gandhi et de Jésus à Mohammed »…

Nous ne sommes pas nombreux, dans le camp des résistants au racisme anti-musulmans. C’est toujours ainsi, ce fut ainsi aussi avec les juifs, quand il fallait résister à l’antisémitisme (et il le faut toujours, mais les musulmans sont maintenant des cibles plus prisées, étant moins défendus), mais le fait que ce soit toujours ainsi n’est pas une consolation – on aimerait que les hommes évoluent… S’ils le font, c’est si lentement…

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La grande récupération

Tout le monde dit « Je suis Charlie » et ça ne plaît pas trop aux dessinateurs survivants de Charlie. Je les comprends. L’ironie est que beaucoup de ceux qui disent « Je suis Charlie » sont à mille lieues de ressembler à Charlie, d’hier ou d’aujourd’hui, alors que ceux qui ont en commun avec Charlie l’esprit libertaire et le rejet de tout consensus mou et de toute « pensée unique », ne clameront certes pas « Je suis Charlie ». D’autant que Charlie était devenu islamophobe – l’esprit des rédactions aussi vieillit, et il n’est pas rare que le naufrage guette ce qui est vieillissant. Luz et Willem pointent du doigt la récupération actuelle de leur magazine, mais ils auraient bien fait de s’en soucier plus tôt. Car depuis Val, Charlie était la proie des récupérateurs, et cela a continué. Tant que Charlie était Charlie et rien d’autre, il pouvait bien caricaturer ce qu’il voulait, c’était dans sa nature, comme le dit Luz, d’être un fanzine auquel il ne fallait pas accorder une importance démesurée. Luz le dit, les gars ne sont pas des penseurs. Or ils ont été récupérés par la « pensée unique » qui bien sûr en vérité est une non-pensée, à des fins politiques. Ils ont été soutenus par des gens qui œuvrent, assez paranoïaquement, pour un certain ordre du monde occidental qu’ils ont peur de voir disparaître, et qui pour cela s’emploient à récupérer voire manipuler des figures qui passent pour de la contre-culture alors qu’elles sont utilisées -comme les Femen- pour la perpétuation de la culture dominante. Le même phénomène s’est produit pour le dernier roman de Michel Houellebecq, qui a été soutenu de façon absolument exceptionnelle par les grands médias, lui valant même un passage au 20 heures. Il n’est pas difficile de voir qu’il s’agissait là de promouvoir non pas un roman mais une idéologie, toujours la même. La France qu’on veut nous vendre depuis quelques années est la France de l’esprit Deschiens : une France morne et triste, sans lumière, sans consistance, repliée sur des sentiments négatifs et sur son impuissance. Cela se traduit par une phraséologie également sans éclat ni beauté, dans les livres comme dans la bouche d’un chef d’État linguistiquement ségolénisé, ramenant la langue au niveau de l’entresol. Pourquoi, par exemple, dire « La France, elle a fait face », plutôt que « La France a fait face » ? C’est qu’il faut que la langue ressemble à un personnage des Deschiens ou de Houellebecq, qu’elle soit une pauvre chose représentative de pauvres citoyens sans pouvoir ni espoir. C’est qu’il faut mettre l’étouffoir sur l’homme, afin de le dissuader d’essayer de comprendre ce qui se passe vraiment, comment le dieu argent essaie de faire de l’homme un ver dans une décharge publique, seulement occupé à se nourrir et à nourrir par la même occasion le clan des pollueurs, en matière et en esprit.

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