Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (18)

EpyrAhnaBYo

Alphonse Mucha, Les Saisons

*

Qu’il est long de mourir, Franz ! Quel labeur opiniâtre que de faire mourir un être vivant, autrement que par la violence ! La vie est à la fois fragile, et tellement bien armée pour résister à la mort.

Toute cette douleur me submerge. Je pense que mon deuxième rein est atteint. Je me replie sur ma souffrance comme un animal blessé, ou bien je me révolte puis je remercie mon corps de me garder, car j’ai une lettre à finir, et des émotions à revivre.

*

Je ne dormais pas, j’ai réveillé Ernst, je lui ai dit allons voir le soleil se lever. Il s’est retourné entre les draps, sans même ouvrir les yeux. J’ai ri, j’ai insisté : à cause de cette nuit, tu comprends ? S’il te plaît, viens avec moi voir le soleil se lever !

Il a fini par s’extraire du lit, s’est chaussé. Je suis restée pieds nus, nous sommes sortis de l’hôtel, tout était désert et silence.

Dans les prés, j’ai cueilli un énorme bouquet de fleurs sauvages. Ernst a dû s’éclipser pour réintégrer son hôtel, le Rixi. Je suis retournée au Prokop, j’ai frappé à la chambre de mon amie Wilma. Elle est venue m’ouvrir tout ensommeillée. Elle a regardé mes pieds trempés de rosée, pris sans comprendre les fleurs que je lui tendais. Je lui ai seulement dit : Ernst est venu dans ma chambre, cette nuit ! Puis je suis retournée me coucher. L’aube était derrière moi.

*

J’avais vingt ans, lui trente. Je l’avais rencontré quelque temps plus tôt à Prague. J’étais au concert, en robe de soirée. J’ai senti un souffle dans mon cou, des cheveux effleurer mon oreille. Il était assis derrière moi, et me demandait la permission de lire la partition par-dessus mon épaule. Mon corps a su, immédiatement, qu’il me le fallait.

Il était beau, très séduisant, cultivé. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Les écrivains, les artistes le recherchaient pour ses conseils, son goût sûr. Il passait sa vie dans les cafés, vivait la nuit. Et avait autant de maîtresses que d’amis.

L’aimer, c’était jouir de son corps d’amant expérimenté, mais aussi se trouver prise dans un tourbillon de culture et de relations. Je commençai à fréquenter avec lui le café Arco, où je fis la connaissance de Max, entre autres. C’était en 1916, tu y venais moins souvent à l’époque, mais c’est là, Franz, que nous nous sommes aperçus pour la première fois, et même que nous avons été présentés l’un à l’autre ; et la foule nous a séparés – pour plusieurs années.

Quand mon père, nationaliste tchèque, apprit que je fréquentais un juif, il m’interdit, avec des accents dramatiques, de jamais le revoir. C’était un bon à rien, un pilier de bar, un séducteur qui disposait pour tout revenu de celui que lui apportait son modeste emploi de traducteur dans une banque pragoise. Et surtout, il était juif.

Bien entendu, je ne tins aucun compte de ses ordres ni de ses menaces. Je continuai à voir Ernst avec assiduité, je n’avais jamais été aussi amoureuse. Mon père m’envoya en vacances sur le mont Spicak, à l’hôtel Prokop, avec Jarmila. J’y fis la connaissance de Wilma, qui était là avec Max et beaucoup d’autres auteurs pour mettre au point une anthologie de poésie tchèque. Je me joignis à leur groupe.

Nous passions des journées entières assis dans les prairies ou à la lisière de la forêt, à faire des propositions, réciter des textes et discuter ensemble pour établir un choix de poèmes. Après quelques jours, Ernst Pollack arriva et s’installa à l’hôtel voisin, le Rixi. Il fut aussitôt admis dans notre cercle. Et la nuit, dans ma chambre.

De retour à Prague, je couvris Ernst d’attentions et de cadeaux. Je lui apportais à manger de chez mon père ; j’empruntais ou trouvais de l’argent pour lui partout où c’était possible… J’avais envie de le combler, d’en faire toujours plus. Moi qui d’ordinaire pouvais, pour rendre service à un ami, remuer ciel et terre, j’étais, pour cet amant adoré, prête à toutes les folies.

Quand mon père comprit que rien, sinon la force, ne me séparerait d’Ernst, il employa la force. Avec la complicité du père de Stasa, qui était médecin et me craignait à cause de mes relations avec sa fille, il me fit interner à Veleslavin, chez les fous.

Je restai là de juin 1917 à mars 1918. Que dire de cette période, sinon qu’elle constitua ma première expérience, et mon premier apprentissage, de la détention ? Je me rebellai beaucoup, mais comme il arrive toujours dans ce genre d’endroit, la rébellion tournait à mon désavantage. Je souffrais le martyre, non seulement à cause de mon enfermement, mais plus encore du fait de ma séparation d’avec Ernst. Loin de lui, je me sentais mutilée. Tout mon corps le réclamait, j’avais mal à lui comme à un membre fantôme. La jalousie me torturait, aussi. J’imaginais bien qu’il ne se privait pas de voir des maîtresses. L’idée m’en était insupportable. J’étais prisonnière, impuissante, et par-dessus tout, je risquais de le perdre.

Il fallait trouver un moyen. Je réussis à amadouer une gardienne en lui racontant mon histoire d’amour, et elle accepta de m’aider. Les derniers mois, je sortais de l’asile, le soir en cachette, et passais mes nuits avec Ernst.

Mon père finit par me faire libérer. Je pouvais bien faire ce qui me plaisait, mais il ne voulait plus me revoir. J’épousai Ernst, il se fit muter à Vienne, et nous partîmes nous installer là-bas.

*

Après la guerre, l’Autriche, privée des ressources de son empire, avait sombré dans le dénuement. À Vienne, la vie était devenue chère, on avait faim et froid. Plus que jamais les gens s’étourdissaient dans la fête, les cafés étaient bondés, et Ernst y trouva vite sa place. Il se reconstitua, sans peine, une cour d’admirateurs et d’admiratrices, et la vie reprit pour lui comme à Prague : bavardages et nuits sans fin.

Pour moi, tout était différent. Je n’étais plus ici la fameuse Milena Jesenska, celle qui depuis toujours faisait parler d’elle dans la ville. Personne ne me connaissait, je ne connaissais personne, et je ne me sentais pas d’affinités avec les Viennoises, qui me semblaient toutes aussi froufroutantes et superficielles que des personnages d’opérette. À côté d’elles, j’avais l’air sévère, je déparais.

Nous habitions un petit appartement sombre, où Ernst faisait encore moins acte de présence que mon père jadis à la maison. Il m’avait poussée à adopter sa philosophie, selon laquelle un homme, même marié, doit conserver sa liberté sexuelle. Le problème était qu’il ne parvenait que trop bien à mettre ses idées en application. Alors que la raison du cœur, chez moi, ravageait la raison. Dès que nous étions ensemble, je l’accablais de scènes. Pendant cinq ans, ma vie avec lui ne fut qu’une longue épreuve de jalousie.

Bien sûr je ne faisais que reproduire ce que j’avais vécu avec mon père, je m’acharnais à remuer le couteau dans cette plaie de l’insatisfaction et du sentiment d’abandon, qui était en moi comme une seconde nature. Sans doute aurais-je pu lutter avec plus d’efficacité contre le système intime qui me gouvernait si j’avais eu assez de lucidité pour en analyser les rouages. Mais j’étais assommée par la passion comme par une drogue ; il me fallait ma dose, c’était tout.

Nous avions eu vite fait de dépenser l’argent que mon père m’avait laissé en dot, et il était inutile désormais de compter sur son soutien financier. J’étais dans la misère, morale et matérielle.

L’argent d’Ernst partait dans ses sorties, et la plupart du temps il n’avait rien à me donner. Pour pouvoir manger, je me mis à chercher du travail. Je portai les bagages à la gare, m’engageai comme femme de chambre, donnai des cours particuliers de tchèque. Parfois, Ernst rentrait au milieu de la nuit avec des amis, tous de joyeuse humeur. Nous n’avions qu’une pièce et je me levais, pour entendre leurs interminables élucubrations philosophiques, qui pouvaient durer jusqu’au matin.

Les autres femmes, celles que je voyais tourner autour d’Ernst, étaient gracieuses, habillées avec élégance. Je n’avais plus à mettre que de vieux vêtements usés, je me sentais moche, malade, il me semblait évident que, dans l’état où j’étais, Ernst ne pouvait que se détourner de moi. Cette situation me rendait folle. Dans la maison bourgeoise où je travaillais comme femme de chambre, je volai un bijou, le portai chez le prêteur sur gages, et, avec l’argent, achetai tout ce que je trouvai de plus cher et de plus voyant : des robes, des chapeaux, des chaussures.

C’est dans cette nouvelle tenue que je partis, le soir, retrouver Ernst au café Herrenhof. Il m’accueillit par une exclamation admirative, à laquelle je répondis par une gifle. S’il appréciait mon élégance, il allait savoir ce qu’elle m’en avait coûté ! Le vol fut découvert, nous reçûmes la visite de la police, et mon père dut intervenir pour régler l’affaire sans plus de scandale.

Un des amis d’Ernst restait souvent dormir à la maison, enroulé dans un tapis. C’est grâce à lui que je pus me procurer de la cocaïne. Enfermée dans cette spirale, c’était presque un plaisir, en tout cas un vertige, de se laisser emporter et enfoncer par elle, tout en sachant qu’elle menait à l’abîme. Tout en gardant un certain temps l’habitude et le soutien de la cocaïne, je trouvai, par un sursaut de l’instinct, la force d’agir dans une autre direction, pour me sauver.

Je me mis à écrire des petits articles, que j’envoyai aux journaux de Prague. Le premier parut en décembre 1919 dans Tribuna, où travaillait Stasa. Il s’intitulait « Noël dans la ville affamée » (Vienne) – et je savais de quoi je parlais. Après quoi on me confia une chronique sur la mode.

C’est alors que je t’écrivis, au printemps 1920, pour te demander l’autorisation de traduire Le Soutier, en tchèque. De tout ce que j’avais lu récemment, tes textes étaient ceux qui m’avaient le plus profondément marquée. Non seulement je compris que c’était là œuvre d’un génie, mais je me sentais proche de ce qui s’y exprimait, cette âme exilée, étrangère au monde qui l’entoure et qui, pourtant, travaille sans relâche pour y trouver sa place. Nous découvrîmes un chemin l’un vers l’autre, mais il apparut vite qu’ensemble, il nous serait plus difficile encore que séparément de gagner une place en ce monde hostile.

Peu après ta mort, je quittai Ernst. Pourquoi n’avais-je pas eu la force de le faire plus tôt ? Quand tu me demandas de le faire, et de vivre avec toi ?

*

Je me dis que l’Europe est vieille, et ce qu’elle a, ce que nous avons tous aussi parce que nous sommes en elle, et ce contre quoi nous nous épuisons à lutter, c’est un désir de mort. L’Europe sait qu’elle va mourir, alors elle a le désir ou la hantise de se transformer en panthère, plutôt que de mourir. Je pensais cela, ou plutôt c’est ce que tu écrivis qui me le fait penser :

Peut-être, si je commence aujourd’hui à mettre de l’argent de côté, que tu veuilles attendre vingt ans et que les fourrures soient alors moins chères (l’Europe étant retournée à la sauvagerie et les animaux à fourrure courant par conséquent les rues), peut-être mes économies suffiront-elles à ce moment-là pour un manteau.

*

Je me raconte inlassablement l’histoire de nos deux vies, comme pour essayer de trouver dans cet amoncellement, dans ce fatras d’émotions et d’événements au milieu duquel nous nous sommes démenés en pauvres bougres… pour essayer d’y trouver quoi ? Que pourrait-il s’y trouver, sinon de bien petites choses comme des instants, des gestes, des sensations, des images, toutes petites choses inconsistantes et bien réelles, de celles dont les détails peuplent tes livres, loin, bien loin de la grande chose qu’idiotement on y cherche d’habitude : le sens ? Alors que le seul sens possible est celui de la mort – il n’y a pas d’autre route pour les vivants que celle de la mort.

Début, déroulement, fin : cependant la vie est une histoire. Pourquoi le fait que la vie soit une histoire, même quand elle est triste, nous console-t-il tant de la vie ?

L’histoire est rassurante. Grâce à elle, la vie est belle. Mais meilleure est encore la vie dans ses illuminations, ses états de grâce, hors de la cage du temps. Ce que tu m’écrivais est toujours vrai, l’a toujours été et le sera toujours, quel que soit le moment de l’histoire : Si tu voulais venir à moi, si tu voulais – pour parler le langage de la musique – renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que, de l’endroit où tu te trouves aujourd’hui, non seulement on ne verrait presque plus rien, mais mais même on ne verrait plus rien du tout, tu serais obligée – c’est cela qui est étange, tout à fait étrange ! – non de descendre, mais de t’élever de façon surhumaine, haut, très haut au-dessus de toi-même, de façon si violente que tu te briserais (et moi aussi, bien sûr, du même coup).

Si je sors d’ici, j’irai danser.

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à suivre, selon le principe énoncé en 1ère note de sa catégorie

Milena Jesenska et Franz Kafka, Nus devant les fantômes (17)

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écriture et dessins de Kafka

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J’aime t’imaginer à cheval. J’aime t’imaginer en train de nager, ramer, marcher, faire de la gymnastique… Toutes ces activités physiques que tu pratiquais avec enthousiasme et bonheur.

Tu t’approches du cheval, flattes son encolure, prononces quelques mots. Le cheval te regarde de côté, fixement, perçoit ta douceur, ta bienveillance. Il tourne la tête, l’approche de toi. Il t’accepte.

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Tu avais acheté un canot, amarré derrière chez toi sur la Moldau. Tu allais ramer, souvent, longtemps, dans le silence du fleuve. Le dimanche, des amis se joignaient à toi. Vous partiez à plusieurs embarcations sur la Vltava – la Moldau -, naviguiez pendant des heures en manœuvrant acrobatiquement à travers les barrages. Max disait : j’admirais la virtuosité avec laquelle Franz nageait et ramait, il dirigeait avec une dextérité particulière une nacelle. Il était toujours plus habile et plus hardi que moi, et il avait l’art de vous abandonner à votre sort dans les moments critiques, avec un sourire presque cruel qui semblait dire : « Aide-toi toi-même. » Combien j’ai aimé ce sourire, dans lequel il y avait tant de confiance et d’encouragement ! La fécondité de Franz en variantes sportives inédites me paraissait inépuisable.

Cher Max ! J’admire la qualité de l’amitié qu’il te manifesta toute sa vie. Son soutien ne fit jamais défaut, qu’il s’agît de t’encourager à écrire ou de t’aider à ne pas te replier dans la solitude en te faisant fréquenter les cafés et rencontrer du monde. Il fut un écrivain célèbre bien avant toi – qui cherchais si peu à l’être, et jusqu’ici ne le fut jamais vraiment -, et pourtant il n’y eut jamais de rivalité entre vous. Il fut celui à qui tu fis lire ton premier texte littéraire (Description d’un combat), et dès lors, bien que tu n’eusses jamais publié une ligne et fusses un parfait inconnu, il n’hésita pas à te considérer comme l’un des plus grands auteurs de langue allemande, allant même jusqu’à citer ton nom parmi ceux d’illustres contemporains dans un article pour une revue littéraire !

Indéfectible Max… À moi aussi il fut d’un secours précieux lorsque, après que tu m’eus interdit de continuer à t’écrire, je pus épancher ma douleur en lui adressant des lettres où je lui parlais de toi, de moi, et de la façon dont notre amour s’était révélé impossible.

Max est aussi extraverti que tu étais introverti : il était déjà une figure dans le riche milieu littéraire de Prague, couvert de relations, coureur de jupons, engagé dans son temps, amoureux inconditionnel de la vie (malgré une enfance maladive et une déviation de la colonne vertébrale qui le laissa chétif et difforme)… Clairvoyant et généreux, il décela tout de suite ton génie, et n’eut de cesse de le faire savoir – y compris à toi-même, dans tes périodes de doute et de stérilité littéraire.

En tout cela, il agit avec beaucoup de délicatesse, sachant combien tu pouvais être ombrageux. Car tu étais loin d’être aussi docile qu’on l’imagine parfois, à considérer ton doux regard et tes humbles postures. Tu pouvais être au contraire – tu l’étais même presque toujours – intraitable. Spécialement en ce qui concernait tes idées, et plus que tout, la littérature.

C’est d’ailleurs ainsi que tu avais rencontré Max. Après avoir tâté de la chimie, puis de la philosophie, puis des lettres (discipline en laquelle les professeurs te parurent trop stupides), tu t’étais décidé pour le droit – dont tu allais ingurgiter la peu ragoûtante matière jusqu’au doctorat. Max venait de faire, à l’université où vous étiez tous les deux étudiants, un exposé sur Schopenhauer, au cours duquel il avait traité Nietzsche de charlatan. Quand il eût fini, tu l’interpellas et t’engageas avec lui dans une interminable conversation où tu lui reprochais la simplicité de ses jugements par d’assez âpres critiques, se souvenait Max. Mais il ne t’en tint nullement rigueur, et vous devîntes inséparables.

C’est aussi une divergence d’opinion qui t’avait éloigné, avant la terminale, de ton camarade Hugo Bergmann. Il était devenu sioniste, et toi socialiste, antisioniste et athée. Hugo, qui était alors ton ami depuis plusieurs années, était un garçon brillant et solide dans ses engagements, aussi bien intellectuellement que sur le terrain. Pourtant, malgré toute son assurance, il avoua plus tard qu’il lui avait été très difficile d’encaisser tes attaques déterminées et sans concession de ses convictions.

Tu étais un ami dévoué, attentif, plein d’esprit et d’entrain, mais aussi terriblement exigeant. On devrait pouvoir dire qu’on tombe en amitié comme on tombe amoureux. C’est ce qui m’est arrivé ici avec Grete : nous sommes tombées en amitié l’une pour l’autre.

Et c’est ce qui t’est arrivé avec Oskar Pollak, pendant ta dernière année de lycée. Il était la vedette de l’école, un personnage hors du commun, champion de ski et grand amateur d’art. Bien qu’ils eussent son âge, à côté de lui tous les autres élèves avaient l’air de petits garçons. Tu lui vouas un sentiment exclusif et presque jaloux – telle était souvent ta façon d’être, en ce domaine – et si ton amitié avec Max perdura, ce fut sûrement parce qu’il sut te comprendre et te ménager, tout en conservant sa propre liberté.

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Toutes les fins de semaines, tu organisais des excursions dans les environs de Prague. Avec Max, votre ami philosophe Felix Weltsch, et même une fois Franz Werfel, ce jeune poète qui en garda un mémorable coup de soleil sur les fesses. Vous partiez le dimanche, ou dès le samedi midi, marchiez des heures, nagiez dans les rivières, dormiez dans de modestes refuges, faisant provision de grand air et arpentant infatigablement la campagne. Vous preniez aussi des bains de soleil, dans une espèce de frénésie de rencontre physique avec les éléments. Durant l’été, vous profitiez de vos deux ou trois semaines de congés pour voyager, légers, guidés par le plaisir, et vous dormiez dans les auberges les moins chères… Il vous arriva même de finir la nuit sur un banc. L’important c’était d’être ailleurs, de se déplacer, de s’amuser entre amis, loin, bien loin de toutes les contraintes de votre vie pragoise. Mouvement, fantaisie, liberté, insouciance… Nous devenions des enfants folâtres, dit Max, nous inventions les tours les plus extraordinaires et les plus charmants…

C’est ainsi que tu voyageas avec Max et son frère Otto, puis en Italie du Nord, à Weimar, et par deux fois, à Paris. Les Tchèques étaient très proches de la culture française, alors que vous, les juifs « allemands » de Prague, étiez plutôt tournés vers Vienne, Munich et Berlin. Cependant tu adorais Flaubert, et tu avais de la sympathie pour Napoléon.

Ton deuxième voyage à Paris fut agréable, mais le premier fut un désastre. Vous aviez fait halte à Nuremberg pour une nuit. Au matin, tu t’éveillas couvert de boutons. À Paris, on diagnostiqua une furonculose. Tu laissas tes amis sur place, et rentras seul.

Après cette déception, tu t’intéressas davantage à la culture française, d’autant que Paul Claudel, consul à Prague, employait tout son prestige à la défendre et à la propager. Plus tard, en 1938 – mais tu n’étais plus là pour le voir – l’attitude de la France et de ses intellectuels, hélas !, changea. Tant qu’il s’était agi pour eux de nous exporter leur bonne parole, tout avait été parfait. Mais quand nous eûmes besoin de leur soutien, il n’y eut plus personne à nos côtés. En janvier 1939, dans Pritomnost, j’envoyai cette lettre ouverte à Jules Romains et à ses pairs :

Si en son temps la France a décidé de conclure une alliance avec nous, c’est que la France y trouvait son intérêt (…) Si la France ne s’est pas trouvée à nos côtés, au moment décisif, elle nous a trahis, cela ne fait pas de doute. Mais, ce faisant, elle s’est aussi trahie elle-même (…) Le peuple (…) pardonne plus facilement une hostilité ouverte qu’une trahison enrubannée. Chez nous, aujourd’hui, dans les villages et dans les usines, quand ils parlent des Allemands, les gens disent : « Y a pas à dire, ils savent s’y prendre ! » Et ce qu’ils disent des Français – je préfère ne pas le répéter.

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À Prague, le rythme de ta vie était bien plus régulier : bureau-repos-Arco, et la nuit pour écrire. De huit heures à quatorze heures, tu t’acquittais avec sérieux et dévouement de ta fonction aux « Assurances ouvrières contre les accidents pour le royaume de Bohême », une administration dont tu connaissais chaque rouage, et où tu étais apprécié de chacun, tant d’un point de vue humain que professionnel, et à tous les niveaux de la hiérarchie. L’après-midi tu faisais une sieste, puis une ou deux heures de promenade, le plus souvent avec Max. Parfois vous alliez à la piscine, ou bien tu partais ramer sur la Moldau, ou encore monter à cheval.

Le soir, vous vous retrouviez au café Arco, écrivains, philosophes, poètes, artistes, à refaire le monde tout en buvant des bières. C’est dans une dizaine de ces cafés pour tous milieux que se trouvait concentrée la vie des Pragois. Ils pouvaient y passer des journées entières, attablés devant un café, et bavarder à perte de vue dans le brouhaha général, tandis qu’à l’arrière-salle, souvent, on jouait au billard. Comme tu l’avais noté, c’est dans les cafés que l’on pouvait librement discuter avec des inconnus et se sentir proche des autres hommes sans être corseté par des obligations, des conventions ou des hiérarchies rigides.

Si tu appréciais l’atmosphère des cafés, c’est aussi parce qu’ils relevaient de ce que tu appelais « cette zone frontière entre la solitude et la vie en commun », la seule « contrée » où tu parvenais à vivre malgré son inconfort. En dehors du café, tu pouvais te sentir bien en compagnie de deux ou trois proches ; dès que tu te trouvais dans une société plus nombreuse, tu étais mal à l’aise et désemparé.

Les « Arconautes », comme disait leur ennemi Karl Kraus, faisaient chaque soir leur petite révolution en chambre, élaborant des pamphlets et ne sachant plus qu’inventer en matière d’obscénité et d’ésotérisme bon marché pour choquer le bourgeois – puisque la nouvelle religion du bourgeois était la science. Mais on comptait aussi parmi eux nombre d’intellectuels de grande valeur, qui faisaient de Prague un foyer de culture et de création.

Et puis il fallait bien s’amuser, et plusieurs fois par semaine tu allais au théâtre, et vous terminiez la soirée par des virées entre amis dans les cafés ou au bordel, ou encore en ville, en quelque galante compagnie.

Le mardi, vous assistiez aux soirées de Berta Fanta qui, avec le soutien d’Hugo Bergmann et de Felix Weltsch, organisait des conférences et recevait l’élite intellectuelle de la ville. On pouvait aussi bien y parler de littérature, de philosophie ou de psychanalyse que de relativité et de quantas, puisqu’y vinrent le mathématicien Kowalewski, le physicien Franck, et même Einstein, alors jeune professeur à l’université de Prague.

Tu te passionnas pour le théâtre yiddish. On te voyait au club des jeunes anarchistes, et aussi aux deux réunions mensuelles au café Louvre, avec les disciples de Franz Brentano. Mais tu t’en lassas, ainsi que de l’Arco, ainsi que du cercle Fanta, ainsi que des bordels. Car tu avais besoin de temps pour écrire, ta vie était inconcevable sans l’écriture, elle primait sur tout. Ne pas écrire te rendait malade et, même les périodes de bonheur, quand elles t’enlevaient l’envie d’écrire, finissaient par te paraître insupportables.

Une soirée et la moitié de la nuit, parfois la nuit entière, n’étaient pas de trop pour écrire, convoquer ce fantôme qui était en toi et qui voulait parler. Ou plutôt pour convoquer l’écrivain, l’être vrai, alors que le fantôme, c’était ce Dr Franz Kafka que chacun connaissait, celui qui se rendait à son travail, sortait, faisait des projets de mariage, se conformait aux mouvements des autres comme si lui et eux n’étaient ni plus libres, ni plus conscients, ni plus réels que des ombres sur un écran.

L’ordre qui ne s’adressait qu’à toi était de plus en plus impérieux, de plus en plus irrésistible. À la fois la faim et le gouffre, le désir et la jouissance, l’appel et le départ. Être vivant, c’était être écrivant.

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à suivre, selon le principe exposé en note 1 de sa catégorie

Image du jour

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à Paris, rue Mouffetard aujourd’hui, photo Alina Reyes

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Pour le combattant de la vérité l’exclusion ; pour l’exclu pas de sorties, pas de vacances, pas de voyages, pas même de déplacements possibles ; mais toujours la possibilité de se promener… et de s’échapper en regardant des séries, où du moins nul ne peut s’interposer dans les épisodes déjà tournés.

Ne jamais, jamais, jamais se rendre aux pourris et à leur système. Les laisser s’agiter dans leur tombe, et loin de leur puanteur, vivre.

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