*
Suite de Camille Claudel, profonde penseuse
Camille Claudel a été enfermée : objectivement, c’est une persécution. Il n’est donc pas étonnant qu’elle ait développé un sentiment de persécution. C’est même une saine réaction mentale, même si elle peut conduire à des accès délirants qui ne sont qu’une exagération de la réponse, comme le meurtre de l’agresseur peut être une exagération de la défense. Il n’est pas étonnant non plus qu’elle ait attribué cette persécution à Rodin, quand on sait – des biographes le disent – que ce dernier a manœuvré pour faire annuler la commande en fonte de l’un des plus grands chefs d’œuvre de Camille Claudel, L’Âge mûr – parce qu’il lui semblait se reconnaître dans cette évocation du vieil homme qui se laisse guider par la mort, alors que la jeunesse l’appelle tout en renonçant déjà à le retenir. Les artistes de ce temps ne pouvaient vivre que de telles commandes, et Camille Claudel, bien que reconnue par la critique comme l’un des plus grands, ne put jamais bénéficier de telles commandes. Pourquoi ? Il y avait de quoi être pour le moins soupçonneux, même si Rodin montrait quelques minces efforts pour faire valoir son ancienne élève – rapidement devenue elle-même maître mais dont il continua à exploiter le travail pendant des années. Camille Claudel sculptait depuis l’enfance, d’elle-même, et il lui fut demandé si elle avait pris des cours chez Rodin bien avant qu’elle ne connaisse le nom de ce dernier. D’elle-même, elle avait développé une technique proche de celle de cet aîné, et elle en pâtit d’autant plus que le sexisme délirant de l’époque ne pouvait imaginer qu’une femme fût créatrice – seulement imitatrice. Plus tard son style se différencia totalement de l’académisme qu’incarnait Rodin pour la nouvelle génération dont elle était. Et c’est Rodin qui chercha chez elle l’inspiration. Elle dit qu’il fit subtiliser beaucoup de ses croquis. C’est peut-être faux, mais ce n’est pas impossible. En tout cas ils n’ont jamais été retrouvés. Après avoir quitté Rodin, elle eut une période d’activité créatrice encore plus intense et plus féconde, comme si libérée de ce poids elle pouvait donner sa pleine mesure. Rodin continua à sculpter son visage : il continuait à être obsédé par elle, ce qui est tout à fait logique pour un homme vieillissant qui vient de renoncer aux « joies de la vie » comme on disait pudiquement à l’époque, et il n’est pas impossible que cette obsession l’ait entraîné à commettre des abus. Au début de leur relation, c’est d’ailleurs lui qui prit l’initiative. Elle se tint un bon moment en retrait, comme il est naturel pour une jeune femme face à un homme qui pourrait être son père, puis elle succomba aux sirènes de l’amour, comme il n’est pas inhabituel face à un homme forcément plus expérimenté. La passion fut violente mais une fois achevée elle s’en remit plus vite que lui, comme il est naturel aussi : contrairement à lui, elle avait encore la vie devant elle.
Or il se produisit que son existence fut entravée par le manque de soutien habituellement donné aux autres artistes (cf l’annulation de la commande de L’Âge mûr). Elle se sentit poursuivie, espionnée et plagiée par Rodin et ses amis – et nous ne savons pas si ce sentiment était fondé ou non sur des faits. Il est intéressant de noter que le 8 avril 1913, un mois après le début de son internement, un médecin note : « D’après la sœur, Mlle Claudel aurait été réellement la maîtresse de Rodin alors qu’elle avait vingt ans. » Jusque là, il pensait que Camille inventait, et même après la révélation de la sœur de Camille, il eut une vision fort réduite des faits. En réalité, les médecins ne surent pas plus que nous ne le savons ce qui s’est réellement passé et sur quoi a pu se fonder le sentiment de persécution éprouvé par Camille Claudel. Comme chaque fois qu’un notable est impliqué dans une affaire crapuleuse, l’opinion prend aussitôt le parti du notable, personne ne veut admettre qu’il peut mentir ou dissimuler. Reste que Camille Claudel a été enfermée pour le restant de ses jours, soit pendant trente ans, avec les handicapés mentaux, et qu’il s’agit pour le coup d’une terrible et bien avérée persécution, dont nous connaissons les responsables immédiats, son frère et sa mère, sa famille, et dont nous savons que nul n’est sérieusement intervenu pour mettre fin à ce scandale. On me reproche d’avoir vécu seule, disait Camille Claudel. Et en effet c’était bien cela : une femme n’avait pas le droit d’être libre – plus libre que beaucoup d’hommes dans la mesure où elle ne s’abaissait pas aux compromis nécessaires pour être bien en vue – et géniale. N’empêche, elle est toujours vivante.
*