« Et il se peut que parmi les prétendus romans il y en ait un que nous ne saurons guère comment baptiser. Il sera écrit en prose, mais dans une prose qui aura beaucoup des caractéristiques de la poésie. Il aura quelque chose de l’exaltation de la poésie, mais beaucoup de la trivialité de la prose. Il sera dramatique et pourtant pas une pièce de théâtre. Il sera lu, non joué. De quel nom le nommer – la question n’a pas grande importance. Ce qui est important c’est que ce livre que nous voyons à l’horizon pourra exprimer peut-être certains de ces sentiments qui semblent pour l’instant rejetés par la poésie pure et simple et ne pas trouver plus d’hospitalité dans la forme dramatique. Essayons donc de faire plus intime connaissance avec lui et d’imaginer quels pourraient être son champ et sa nature.
Tout d’abord on peut hasarder qu’il différera du roman, tel que nous le connaissons maintenant, principalement parce qu’il prendra du recul devant la vie. Il donnera comme fait la poésie, le contour plutôt que le détail. Il fera peu usage de ce merveilleux pouvoir de rapporter les faits, l’un des attributs de la fiction. Il nous racontera très peu de choses sur les maisons, les revenus, les occupations des personnages ; il aura peu de parenté avec le roman social ou le roman de mœurs. Dans ces limites il exprimera les sentiments et les idées des personnages avec précision, avec acuité, mais vus sous un angle différent. Il ressemblera à la poésie dans la mesure où il ne donnera pas seulement, ou pas principalement, les relations des gens entre eux et leurs activités communes, comme le roman l’a fait jusqu’à présent, mais les rapports de l’esprit avec les idées générales et son monologue dans la solitude. Car sous le règne du roman nous avons scruté de tout près une région de l’esprit et laissé le reste inexploré. Nous en sommes venus à oublier qu’une large et importante part de la vie consiste dans nos émotions devant les roses et les rossignols, l’arbre, le coucher du soleil, la vie, la mort et la destinée ; nous oublions que nous passons beaucoup de temps à dormir, rêver, penser, lire, tout seul. Nous ne sommes pas uniquement occupés par les relations personnelles ; toutes nos énergies ne sont pas absorbées par le souci de gagner notre vie. Le roman psychologique a été trop porté à limiter la psychologie à celle des relations personnelles ; nous aspirons parfois à échapper à l’incessante, à l’impitoyable analyse de l’amour qui naît et de l’amour qui finit, de ce que Tom éprouve pour Judith et de ce que Judith éprouve ou n’éprouve pas complètement pour Tom. Nous aspirons à quelque commerce plus impersonnel. Nous aspirons aux idées, aux rêves, aux imaginations, à la poésie. »
Extrait d’un texte initialement publié dans le New York Herald Tribune le 14 août 1927. Traduit de l’anglais par Rose Celli
Texte annonçant un roman toujours à venir, alors que notre époque d’industrialisation de la littérature est retombée dans le roman profane, trop profane – mais un roman déjà là aussi, pour qui le cherche (voyez mes livres sur ce site, y compris Voyage, avec leurs structures bien particulières).
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