Nouveau Rimbaud : « c’est fait »

« L’aisance de l’un à se couler dans la parole de l’autre pour la prolonger met en évidence le caractère général des mécanismes mentaux qui entrent en fonctionnement quand la raison s’assoupit », écrit Marguerite Bonnet, commentant l’écriture commune par Breton et Soupault des Champs magnétiques (notice de l’édition en Pléiade). Une voie dans laquelle les avaient précédés Rimbaud et Nouveau, un printemps de 1874 à Londres.

« Nous t’affirmons, méthode ! » s’écrie le poète des Illuminations dans « Matinée d’ivresse ». Si je dis ici « le poète », c’est parce que c’est ce que semble affirmer ce « nous » de « Nous t’affirmons, méthode ! », en écrivant, quelques lignes plus haut dans le même poème « nous si digne », accordant le singulier au pluriel (le manuscrit fait preuve d’un s final barré à l’adjectif) : les deux poètes, le temps du travail en commun, n’en font plus qu’un.

Nous avons vu que les auteurs de « H » ont dévoilé, tout en le voilant, leur jeu : il s’agit d’un jeu, et d’une invitation à jouer pour le lecteur, à déchiffrer l’énigme que sont ces Illuminations. Jeu avec les mots, inversions et barbarismes donnant la clé de l’ensemble du texte, de l’esprit dans lequel il a été écrit. Selon Eddie Breuil (à 24′), Nouveau a eu connaissance en 1906 de la publication du recueil intitulé Illuminations. Dans l’édition de 1898, dont la préface comportait alors une parole « apocryphe » (ou non) de Rimbaud, jugeant ce recueil « absurde, ridicule dégoûtant » – si cette parole n’était en fait pas apocryphe, elle pourrait s’expliquer sans peine par la propension au voilement et à l’inversion que nous avons vue comme faisant partie du jeu. Nouveau aurait alors répondu par un poème publié à titre posthume où il reprenait ces trois adjectifs (« absurde écolier », « ridicule amant », « dégoûtant chanteur »). Il y parlait de « note inexacte » et de « vers cirés par antithèse ». Il y disait aussi : « Vous qui coiffez les gens, vous voilà bien coiffé ». Qui donc désignait ce vous, sinon Rimbaud et lui-même, Nouveau, qui par leur méthode avaient coiffé au sens de séduit et dépassé, les gens – ou encore s’étaient coiffés eux-mêmes d’une tête d’âne, « absurde, ridicule dégoûtant », comme « Bottom » ? À moins qu’il ne se moque de Rimbaud, ou de lui-même, finalement occulté dans la publication – tous ces sens ne s’excluant pas les uns les autres. « Petite veille d’ivresse, sainte ! », est-il écrit dans « Matinée d’ivresse » « quand ce ne serait que par le masque dont tu nous as gratifié. » Et aussitôt : « Nous t’affirmons, méthode ! »

S’il est aujourd’hui impossible de savoir quel est, dans les Illuminations, l’ensemble qui a été œuvré par Nouveau et Rimbaud à Londres et quelles sont les pièces qui n’en font peut-être pas partie, l’étude des textes permet cependant de réunir des indices sur la raison pour laquelle est écrit dans « Vies II », poème précédant de peu « Matinée d’ivresse » : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l’amour ». « À une raison », précédant immédiatement « Matinée d’ivresse », commence par cette phrase : « Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie ». Mon intuition est que Rimbaud a inventé de pratiquer une écriture commune avec Nouveau, d’où « l’harmonie », qui est aussi « clef de l’amour ». « Tous les sons » : les phrases sortant de la bouche des poètes, et s’harmonisant dans l’écriture. Dans « Jeunesse IV » il écrit : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s’émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s’offriront à tes expériences. » Nouveau ne fut-il pas cet être parfait et imprévu avec lequel il partit soudain à Londres, ce poète comme lui fantasque, errant et détaché du monde, l’être décrit dans « Veillées » comme « l’ami ni ardent ni faible. L’ami. » et peut-être « l’aimée ni tourmentante ni tourmentée. L’aimée » – le partenaire de vie et de travail qu’il lui fallait après la Saison en enfer avec Verlaine ? Nous avons commencé à le voir et nous pourrions le montrer encore longuement (une prochaine fois peut-être), les Illuminations sont une sorte de réécriture plurielle et « barbare » (y compris avec ses barbarismes ou étrangetés langagières dont il ne faut plus s’étonner ni chercher à les corriger puisqu’elles sont volontaires) de l’Apocalypse, avec leurs tableaux et leur aspiration non plus à une cité céleste comme dans le texte biblique mais aux terrestres « splendides villes » promises à la fin d’ Une saison en enfer. Orphée et Eurydice l’un de l’autre, Rimbaud et Nouveau ont entrepris par l’écriture, en poètes, de se sortir l’un l’autre de la mort : débouchant logiquement sur un temps d’  « après le déluge », un temps de nouvelle apocalypse où le « pavillon », tout en évoquant le Christ n’est plus vraiment lui mais ce « Génie » qui est « l’amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l’éternité : machine aimée des qualités fatales » – la machine étant celle de leur méthode d’écriture impactant le destin. Ce pourquoi, grâce au génie des deux poètes, ce qui sauve se démarque du premier Christ : « Il ne s’en ira pas, il ne redescendra pas d’un ciel, il n’accomplira pas la rédemption (…) de tout ce péché : car c’est fait ».

Nous tâcherons une autre fois de montrer en entrant plus avant dans les textes les différentes voies de la « méthode » qui ont pu être utilisées, et ce qui peut la démontrer.

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