Ma thèse est une œuvre mathématique.
Elle me met hors de moi de joie.
J’écoute parler Alain Connes. Je le lis.
« Les mathématiciens savent bien que comprendre un théorème ne signifie pas comprendre pas à pas une démonstration dont la lecture peut durer plusieurs heures. C’est au contraire voir la totalité de cette démonstration en un temps extrêmement bref. Le cerveau doit être capable de « vérifier », j’ignore comment, cette démonstration en l’espace d’une ou deux secondes. On est certain d’avoir compris un théorème si l’on a ce sentiment-là. Pas si l’on est capable de parcourir la démonstration sans trouver d’erreur, ce qui ne donne qu’une compréhension locale. Au moment de l’illumination se produit un mécanisme, que je ne saurais définir, qui assure que la clé ouvre bien la serrure.
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Mais venons-en au troisième niveau, celui de la découverte. À ce niveau, on n’est pas seulement capable de résoudre un problème posé. Mais on peut aussi découvrir – je ne dis pas inventer, parce que ce ne serait pas conforme à la philosophie que j’ai de la préexistence du monde des mathématiques à l’intervention de l’individu – une partie des mathématiques à laquelle les connaissances acquises ne donnent pas un accès direct. On parvient à poser des problèmes nouveaux, à ouvrir des voies inaccessibles auparavant, et à découvrir une partie encore inexplorée de la géographie des mathématiques.
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La caractéristique fondamentale de ce niveau, dans l’illumination, c’est, au-delà du plaisir ressenti, l’impression tout à coup qu’un brouillard se lève brutalement. La fraction consciente de la pensée accède alors directement à un monde dépourvu pour elle de toute étrangeté. Nulle vérification laborieuse n’est plus nécessaire. (…) Il n’est pas impossible que les artistes, poètes ou musiciens, parviennent, avec leurs propres ressources, à exprimer des données extrêmement élaborées qui témoignent de l’harmonie que l’on ressent, peut-être une fois dans notre vie, à travers l’illumination. »
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L’illumination, lorsqu’elle se produit, ne porte pas seulement sur l’objet en question, pris dans sa nouveauté, mais aussi sur sa cohérence avec ce que le cerveau a déjà compris et connaît bien. (…) Il est remarquable que le cerveau puisse percevoir cette cohérence entre des objets différents, ainsi que l’harmonie d’un objet qu’il ne connaissait pas auparavant. (…) après avoir fait l’expérience de l’illumination, il est difficile de ne pas croire en l’existence d’une harmonie indépendante du cerveau et qui ne doit rien à la création individuelle. (…) cette harmonie préétablie, bien antérieure à l’homme, a probablement contribué, à travers « la mystérieuse profondeur des nuits étoilées », à susciter la curiosité métaphysique.
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Il est frappant que cette évaluation de la cohérence mathématique se produise de manière instantanée. En une fraction de seconde, apparaît non seulement la plausibilité, mais aussi la certitude de l’adéquation de ce qu’on a trouvé avec ce qu’on cherche. Ce n’est pas un réflexe, mais cela se produit à la même vitesse. »
Jean-Pierre Changeux, Alain Connes, Matière à pensée, éd. Poches Odile Jacob
Écouter cette conférence, un pur moment de bonheur, même si l’on comprend bien que les génies des mathématiques sont aussi souvent incompris que les génies de la poésie. Mais illumination sur illumination, quoi qu’il en soit, ils ont connu des extases dont les compris ne savent rien.
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