Capitalisme, sexualité, mort… ces fantômes de cent ans qui hantent notre temps

kubin le saut de la mortAlfred Kubin, Le Saut de la Mort

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Alors que ce matin, de nouveau, les blindés de Macron sont dans Paris, alors que se pointe le fantôme tueur de ce monde morbide du capitalisme, du patriarcat, qui engendra au siècle dernier deux guerres mondiales, voici un texte que j’ai adapté d’un extrait de mon livre Nus devant les fantômes, Franz Kafka et Milena Jesenska (en pdf gratuit ici). Quand la sexualité malade des dominants continue, sous la façade lisse de Macron, à empuantir la société et semer les germes du pire.

 

kubin l'oeufAlfred Kubin, L’œuf

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Un homme nu, minuscule, le menton sur la poitrine, plonge vers le sexe d’une géante couchée sur le dos, également nue, genoux relevés, cuisses écartées. La fente est sombre, poilue comme un animal, à l’arrière-plan les seins et la gorge évoquent des montagnes, au premier plan l’intérieur des cuisses, jusqu’aux fesses, trace les contours d’un énorme entonnoir de chair. C’est Le Saut de la Mort.

Une jeune fille nue, repliée sur elle-même dans un coin de la pièce, refuse de voir la grande bête qui la regarde et dont le sexe démesuré, en état d’érection, laisse échapper une flaque de sperme. C’est La Lubricité.

Une femme enceinte, nue, avance, bras tendus en avant, longue chevelure flottant comme un étendard, semant (ou conduisant ?) derrière elle un chapelet de crânes humains. C’est Notre mère à tous, la Terre.

Des femmes-araignées, des femmes-œufs, des femmes nues livrées à des singes,des femmes portées en sacrifice, des femmes qui mutilent des hommes… Telles sont les visions cauchemardesques d’Alfred Kubin, dessinateur autrichien né en 1877 et mort en 1959. Il avait beaucoup souffert de l’autoritarisme de son père et de l’absence de sa mère, s’était particulièrement bien entendu avec l’une de ses sœurs mais s’était toujours senti, et de plus en plus, comme un poids mort dans sa famille, un étranger. Il avait vécu cette époque où la jeune génération avait des comptes à régler non seulement avec ses propres pères, mais avec tous les « pères » de la société, les bourgeois, les notables, tous ceux qui « marchaient » dans, ou faisaient marcher le système capitaliste en plein essor ; tous ceux qui, du petit commerçant au grand industriel, des fonctionnaires aux militaires, tout en ressentant le monde comme décadent, s’acharnaient à le perpétuer dans ses objectifs les plus médiocres. La révolte personnelle, familiale et sexuelle des jeunes était aussi et d’abord une révolte politique et philosophique. Une contestation du conformisme, de la bureaucratie, et d’un ordre extrêmement figé malgré les bouleversements économiques. Un refus ardent, mais non désespéré – ou au-delà du désespoir – qui n’était sans doute pas étranger au fait que les jeunes intellectuels étaient alors tous des lecteurs de Nietzsche.

Quelle était la place des femmes dans ce monde ? Celle d’obscurs objets de désir, intouchables ou vénales, souffrant ou jouant perversement de leur soumission. Ou bien, sujets et désirantes, réduites aux tourments et à la faillite d’Emma Bovary. Entraves, insatisfaction, dévaluation de soi… En somme, le statut des femmes n’était que la caricature, le miroir inversé mais juste de la condition des hommes. « La société a faussé les rapports des sexes : la femme est prisonnière de la convention, tandis que l’homme ne connaît plus de bornes », écrivait avec justesse Karl Kraus. Tout n’était décidément que fausseté et antagonismes dans les rapports humains, aussi bien entre les différentes cultures, nationalités, classes sociales, qu’entre les sexes et les générations.

Les femmes étaient aussi, malgré elles, du côté de la mort. Succombant fréquemment à des maladies qui étaient l’expression de dépressions mentales graves, dues à leur enfermement et à leur impossibilité de se soustraire à la tyrannie masculine. La mort rôdait aussi autour des femmes en couches, les frappant elles-mêmes ou enlevant leurs enfants en bas âge, encore étroitement liés à la chair maternelle. Et de toutes ces morts dont elles étaient victimes, elles devenaient coupables aux yeux des hommes : la femme étant celle dont on attendait bonheur et consolation, et par laquelle venaient le malheur et la douleur. Quant à celles qui ne mouraient pas physiquement, elles mouraient quand même. Elles mouraient à l’amour, devant s’accommoder des frasques de leur mari sans pour autant être autorisées aux mêmes libertés. Elles mouraient au plaisir, un continent dont l’accès leur était dénié, sinon dans la honte. Et parfois, elles mouraient à la maternité, sacrifiant leur vie à leur mari au détriment de leurs enfants. La mort sournoise était du côté de la femme, la mort violente du côté des hommes et de leurs perpétuels affrontements. La mort pesait sur les épaules de tous et toutes comme un monstrueux désir de fuite.

Les arts et les lettres s’ingéniaient à donner corps à ce fantôme pour mieux l’identifier et, cela fait, passer outre, passer au-delà et transformer l’être en cri à la manière de Munch ; ou, à la manière de Kafka, transformer ce fantôme en vermine – l’essentiel étant la métamorphose et le seul salut possible, le passage de l’homme à une autre humanité : celle du surhomme de Nietzsche ou celle de l’animal, dans l’abandon du corps humain socialisé. C’est ce mouvement qui anima l’œuvre de Kafka, ce travail de mue, cette aspiration de l’homme à se dépouiller de sa défroque sociale – celle d’une société moribonde et mortifère – pour renaître dans une nouvelle peau, éclatante de vie. Même si le combat, par trop inégal, entre l’individu et l’ordre dans lequel il évolue trouve une issue tragique, le combat, signe de vie, continue.

 

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