Odyssée, Chant II, v. 85-102 (ma traduction)


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La nuit dernière j’ai écouté en rêve l’Ouverture de Tannhaüser. Elle se trouvait (immatérielle) dans un beau coffret, avec d’autres éléments de mon trésor. J’écoutais Wagner vers mes dix-huit, vingt ans ; depuis je ne l’ai plus écouté. Une fois réveillée, j’ai cherché à réécouter le morceau, j’ai tenté plusieurs enregistrements sur Youtube mais ce n’était pas comme dans mon rêve. Jusqu’au moment où j’ai trouvé l’interprétation de Karajan, celle dont j’avais le disque il y a si longtemps. Voilà ! Cette puissance, cette vitalité, cette extrême finesse, c’était bien ça ! Intactes dans ma mémoire, des décennies plus tard ! Notre cerveau est merveilleux.

La nuit d’avant, quelques heures donc avant l’annonce du prix Nobel de littérature, j’ai fait un rêve étrange qui m’a intriguée toute la matinée : j’étais chez une coiffeuse qui m’avait fait, sans que je l’aie demandée, une coupe au carré blonde. Je me regardais dans la glace sans me reconnaître, intriguée. Un peu après treize heures, j’ai d’abord vu des photos de Louise Glück (que je ne connaissais pas jusque là) en brune, jeune. Puis je suis tombée sur une autre photo d’elle qui circulait beaucoup et j’ai vivement sursauté : elle avait là exactement la coupe dont je m’étais vue affublée en rêve ! Coïncidence bien sûr, mais dans une série de polars que j’ai lus (Wallander, de Henning Mankell), il est dit qu’il n’y a pas de coïncidences.

Ma traduction du passage du jour est particulièrement, quoique discrètement, différente des autres traductions existantes -mais fidèle au texte -, notamment dans les paroles de Pénélope. Car je ne peux m’empêcher de m’identifier tantôt à Ulysse, tantôt à Télémaque, tantôt à elle : tissant mon texte comme elle tisse sa toile (ma Chasse spirituelle dans toutes ses versions au fil du temps) pour « un homme aux si nombreuses conquêtes » : nous, l’Homo Sapiens.
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« Télémaque, fort en gueule, âme insupportable, pourquoi
Nous souilles-tu par la parole ? Tu veux nous frotter de blâme !
Or ce ne sont pas les prétendants achéens qui sont en cause,
Mais plutôt ta chère mère, qui s’y connaît tant en ruses.
Car voici la troisième année, bientôt la quatrième,
Qu’elle frustre dans leur poitrine le cœur des Achéens.
Elle nous fait tous espérer, promet, envoie des messages
À chaque homme, alors qu’elle a dans l’esprit tout autre chose.
Et voici une autre machination qu’elle a conçue :
Elle s’est mise à tisser chez elle une grande toile
Fine, d’une beauté démesurée, tout en nous disant :

« Jeunes gens, mes prétendants, puisque le divin Ulysse
Est mort, ne pressez pas mon mariage tant que ce linceul
N’est pas achevé. Que mon fil, léger comme le vent,
Ne soit pas perdu ! Il est pour le héros Laërte,
Quand le funeste sort l’emportera, couché par la mort.
Que nulle ne s’indigne à mon sujet chez les Achéens.
Je ne laisse sans linceul un homme si riche en conquêtes. »

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le texte grec est ici
le premier chant dans ma traduction
à suivre !

Poème du jour

Faut-il que je meure pour que ça prenne fin ?
J’attendrai le moment de la mort de la mort.
Ordure qui pourrit jusqu’au lien le plus saint,
Tu n’auras nul pardon, rien de mieux que la mort.

Longtemps j’ai projeté de planter une lame
Dans son bide puant. Ce n’était qu’un fantasme
Mais n’arrive-t-il pas que les spectres s’animent ?
J’ai retenu ma main et j’ai gardé mon âme,

J’ai planté des arbres.

Voyez, sa chasse à la femme n’a rien donné.
Il ne me connaît pas, ne m’a jamais connue.
Ma musique est mienne, je la fais résonner
Comme elle fut, sera, est : abondante et nue.

Vous les grands leurrés.
Arrêtez ça.
La mort qui vous entrave.
Vous les spectres.
N’espérez rien trouver de bon sous les suaires.
Vos chaînes sont faites de miasmes et poussières.
Je vous offre ces mots, pinces pour les briser,
Redevenir vivants, chair et cœur clairs et vrais.

Odyssée, Chant II, v. 41-84 (ma traduction)

Tout d’abord ma traduction toute simple de quelques vers tout simples de la lauréate du prix Nobel d’aujourd’hui, la poète américaine Louise Glück :

« Il m’est apparu que les êtres humains sont divisés
entre ceux qui veulent aller de l’avant
et ceux qui veulent retourner en arrière.
Ou, pourrait-on dire, ceux qui veulent rester en mouvement
et ceux qui veulent être arrêtés sur leurs chemins
comme par l’épée flamboyante. »

It had occured to me that all human beings are divided
into those who wish to move forward
and those who wish to go back.
Or you could say, those who wish to keep moving
and those who want to be stopped in their tracks
as by the blazing sword.

"Baby Black Hole In Our Brain", acrylique sur bois 20x20 cm

« Baby Black Hole In Our Brain », acrylique sur bois 20×20 cm

Vers qui pourraient être lus comme un commentaire de l’actualité, avec une référence religieuse à l’interdiction du paradis par l’ange à l’épée flamboyante. J’ai lu quelques poèmes d’elle trouvés en ligne (en anglais – elle n’est pas traduite en français), notamment de beaux textes inspirés du mythe de Perséphone. Elle s’est beaucoup inspirée pour son œuvre des mythes antiques, grecs et romains, dont – ce qui rejoint mon travail actuel, Ulysse et Pénélope. Je suis personnellement assez ou même très éloignée de son approche du lyrisme, mais une certaine sécheresse, une froideur certaine n’empêchent pas chez elle la profondeur. Bref, je trouve bon que l’académie suédoise ait couronné une vraie poète.

« Ceux qui veulent qu’on les arrête sur leurs chemins comme par l’épée flamboyante », « ceux qui veulent retourner en arrière », se sont empressés, il y a deux semaines, de colporter la fake news de l’agression d’une jeune femme par des individus basanés. De la fachosphère à L’Obs (qui a censuré tous mes commentaires tentant de relativiser l’affaire, que je pressentais fausse – depuis je ne vais plus sur leur site), en passant par Schiappa qui fit le déplacement à Strasbourg, ce fut l’occasion d’encore un festival de stigmatisation raciste. Il s’avère qu’elle a tout inventé, faisant partie d’un groupe d’extrême-droite qui a des accointances avec le négationnisme et ne veut surtout pas être vu comme féministe, ainsi que le révélait un reportage de Rue 89 d’août dernier. Vu que les types ont l’air plutôt violents, qui sait si l’un ne lui a pas fait cet œil au beurre noir qu’elle a photographié et attribué à trois immigrés imaginaires ? Lamentable presse qui répète n’importe quels faits divers sans chercher à rien vérifier, du moment que ça sert l’idéologie dominante, de plus en plus fascisante. Allons, l’indignation de Télémaque au milieu de l’agora aujourd’hui tombe bien :
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« Vieillard, il n’est pas loin, il est là tout de suite, cet homme
Qui a convoqué le peuple : une grande douleur m’anime.
Non, je n’ai pas entendu parler d’un retour de l’armée,
Ni ne veux dire clairement qui l’a appris le premier,
Ni déclarer autre chose qui concerne le peuple.
Mais c’est de ma propre nécessité, du double malheur
Sur ma maison que je veux parler : car j’ai perdu mon noble
Père, qui autrefois régnait sur vous comme un bon père.
Et de plus, maintenant, le pire des maux va sans tarder
Détruire tout à fait ma maison et ruiner mes ressources.
Les prétendants harcèlent ma mère contre son gré.
Ce sont les chers fils d’hommes très puissants qui sont ici,
Et ils ne veulent pourtant pas s’en aller chez son père,
Icare, afin qu’il donne une dot à sa fille
Et la marie à qui elle veut, à qui lui plaît le mieux.
Alors ils passent toutes leurs journées dans notre maison,
Égorgeant nos bœufs, nos brebis et nos chèvres grasses,
Banquetant et buvant notre vin rouge follement,
Épuisant tous nos biens. Car il n’y a plus un homme
Tel qu’Ulysse pour repousser ce fléau hors de ma maison.
Moi je ne peux à présent me défendre contre eux
Mais un jour, quoique je ne sois pas expert au combat,
Ils sauront leur misère ! Je le ferais si je pouvais,
Car ils commettent des actes intenables et ma maison
Meurt sans honneur. Indignez-vous donc, vous aussi !
Vous devriez avoir honte face aux autres humains,
Nos voisins ! Et craignez la colère des dieux !
Ils pourraient se retourner, furieux de vos actes mauvais !
Je vous le demande, par Zeus Olympien ou par Thémis
Qui délie ou réunit les assemblées des hommes :
Arrêtez ça, amis, et laissez-moi déplorer seul
La ruine qui m’accable ; si mon père, l’honnête Ulysse,
A jamais fait du tort aux Achéens aux belles jambières,
Alors, mécontents, vengez-vous sur moi, rendez-moi le mal
En les excitant contre moi. Je préférerais
Que vous mangiez vous-mêmes mes biens et mes troupeaux.
S’ils étaient mangés par vous, j’en serais vite remboursé :
Je descendrais sans cesse en ville pour m’expliquer,
Vous redemander mon dû jusqu’à ce que vous me rendiez tout.
Mais là il n’y a rien à faire, vous me fendez le cœur. »

Ainsi parle-t-il, irrité. Puis, jetant son sceptre à terre,
Il répand des larmes. Et la pitié s’empare du peuple.
À ce moment tous les autres font silence, n’osant pas
Répondre à Télémaque par des paroles cruelles.
Seul Antinoüs, prenant à son tour sa place, dit :

*
le texte grec est ici
ma traduction entière du premier chant est
à suivre !

Odyssée, Chant II, v. 25-40 (ma traduction)

"Spring coming from Automn", acrylique sur papier 31x41 cm

« Spring coming from Automn », acrylique sur papier 31×41 cm


L’insensée gestion du Covid met le pays à genoux, pas seulement économiquement ; encore une fois en employant notamment la police, chargée de verbaliser, et en poussant les gens à la dépression, on tâche d’obtenir ainsi « un pays qui se tient sage », comme dirait David Dufresne. Sale temps. Nous sommes les otages de politiques absurdes, de l’incompétence, de l’impréparation jointes à une volonté de détruire, dès avant la pandémie, la société que les Français ont élaborée à travers des siècles d’histoire et de combats. Sans aspirer ni au grand soir ni aux réformes qui ne changent rien, nous devrions pourtant être un peuple assez intelligent pour nous réinventer sans pour autant nous perdre. Vivons, restons vigilants, agissons et voyons.

Nous en sommes donc dans notre traduction au début du deuxième chant, dans lequel le jeune Télémaque passe à l’acte (cf deux notes précédentes). Aujourd’hui, c’est le vieillard Égyptos, dont l’un des fils a été mangé par le Cyclope (la vie n’était pas toujours facile en ce temps-là non plus), qui prend d’abord la parole, dans l’agora où le jeune homme a fait convoquer l’assemblée :
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*
*
« Écoutez maintenant, gens d’Ithaque, ce que je vais dire.
Jamais n’a eu lieu notre agora, ni une séance,
Depuis que le divin Ulysse est parti sur ses nefs creuses.
Qui nous a conduits là aujourd’hui ? Quelle nécessité
Pèse tant, soit sur les jeunes hommes, soit sur les anciens ?
Quelqu’un a-t-il entendu parler d’un retour de l’armée ?
Veut-il dire clairement qui l’a appris le premier ?
Ou déclarer autre chose qui concerne le peuple ?
Je l’estime alors honnête et utile. Que Zeus soit
Favorable aux fins auxquelles aspire son esprit. »

Ainsi parle-t-il, et sa parole réjouit
Le cher fils d’Ulysse qui, tout à son désir
De s’exprimer, ne reste pas assis. Il se lève
Dans l’agora, prend en main le sceptre tendu par le sage
Héraut Pisenor, et s’adressant d’abord au vieillard, dit :

*
le texte grec est ici
ma traduction de tout le premier chant est
à suivre !

Odyssée, Chant II, v. 6-24 (ma traduction)

Oh le grand atelier avec un poêle au milieu ! Oh la peintre qui bondit et danse en peignant ! J’ai choisi de présenter aujourd’hui cette vidéo sur Marie Javouhey parce qu’elle exalte le geste et c’est dans l’exaltation du geste et de la rapidité que nous sommes depuis hier, depuis les cinq premiers vers du deuxième chant de l’Odyssée, et dans ceux qui suivent immédiatement. Moi aussi, comme quiconque peint sans doute, j’aime le geste de peindre, qui n’est pas seulement geste de la main mais aussi geste des pieds et de tout le corps qui sans cesse se déplace, au moins légèrement, au plus vigoureusement, devant la peinture en cours. J’aime le geste aussi dans l’écriture, même s’il est plus discret – mais tiens, je me souviens de cette vidéo où je bondis de joie aussi dans le geste général d’écrire. Voici donc Télémaque dans la grâce, jeunesse qui s’avance tandis que la vieillesse recule.
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Promptement il ordonne aux hérauts à la voix claire
De convoquer dans l’agora les Achéens chevelus.
À l’appel des hérauts, ils s’y rendent prestement.
Une fois qu’ils sont tous rassemblés, quand c’est chose faite,
Il va dans l’agora, sa lance d’airain à la main,
Non pas seul, mais avec deux chiens rapides à sa suite.
Et Athéna répand sur lui sa grâce divine.
Les foules le contemplent, émerveillées, tandis qu’il s’avance.
Les vieux se reculent, il s’assoit sur le siège de son père.
Le premier d’entre eux à parler est le héros Égyptios,
Courbé par la vieillesse et chargé d’expérience.
Son cher fils, le combattant Antiphos, est parti jadis
Sur des nefs creuses en même temps que le divin Ulysse
Pour Troie aux nombreux chevaux ; c’est lui que le cruel Cyclope
Tua dans sa grotte profonde, et qu’il mangea en dernier.
Il lui reste trois autres fils, dont Euronymos,
L’un des prétendants, et deux qui s’occupent de ses domaines.
Mais n’oubliant pas Antiphos, il se lamente et s’afflige.
Tout en pleurant il prend la parole et dit à l’assemblée :

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le texte grec est ici
le premier chant entier est
à suivre !