Pour l’instant, en fonction de ce que j’ai expliqué ici, j’ai appelé Pénélope Pèlefil, mais ça changera peut-être. Pénélope, au vers 254 du chant XVIII, dit à un prétendant : εἰ κεῖνός γ᾽ ἐλθὼν τὸν ἐμὸν βίον ἀμφιπολεύοι. Le dernier mot du vers est un verbe, « amphipoleuo », qui signifie servir. Le Bailly donne aussi comme sens « prendre soin de », mais en donnant pour seul exemple ce vers. Le nom « amphipolos », très couramment employé, signifie serviteur. Ce que dit donc Pénélope, c’est : « s’il revenait servir ma vie ». Il y a même un sens religieux à ce verbe, puisqu’il signifie aussi « être prêtre » ou « être prêtresse », dans le sens où le prêtre sert le divin. Littéralement, le verbe signifie « tourner autour ». Comme les planètes tournent autour d’un astre. Bref, on peut voir là le très haut statut qu’Homère confère à « la très sensée Pénélope » – qui vient d’apparaître parmi les prétendants, les subjuguant tous. Tous ne tournent-ils pas inlassablement autour d’elle ? Mais ils ne le font pas « selon le cosmos », c’est-à-dire selon l’ordre juste, c’est pourquoi Homère bâtit son histoire autour de la nécessité de rétablir l’ordre cosmique des choses humaines, en éliminant toutes ces planètes qui usurpent leur place.
Il n’y a pas d’autres sens à ce verbe « amphipoléo ». Eh bien, nos traducteurs sexistes, dont j’ai déjà plusieurs fois évoqué les nombreux abus, trouvent moyen de le traduire quand même autrement. Les plus honnêtes disent « prendre soin de », ce qui est tout de même une formule qui atténue beaucoup le sens du verbe grec. Mais même « prendre soin de », c’est trop d’honneur fait à une femme, pour certains. Ainsi Leconte de Lisle, qui n’en est pas à son premier mauvais coup sexiste, traduit-il : « s’il gouvernait ma vie » ; Dufour et Raison font encore pire, ils traduisent « s’il gouvernait son bien », estimant donc que la vie de Pénélope appartient à son époux, fait partie de ses biens, et qu’il leur faut corriger la pensée d’Homère en disant qu’il doit la gouverner, et non la servir. Bérard dit « veiller sur ma vie », ce qui est moins brutal mais sent fort son paternalisme.
Près de trois millénaires après Homère, les intellectuels sont devenus incapables de comprendre le regard d’Homère sur les femmes. Le christianisme est passé par là, en particulier le catholicisme, qui a gâché l’être des femmes comme il a gâché l’être des enfants. Qui a gâché l’être des hommes, aussi, avec son regard forcément condescendant sur l’être humain, stigmatisé, considéré hiérarchiquement comme né pécheur et surtout pécheresse. Les intellectuels sont devenus trop souvent à l’image de ces vieux hommes qui, dans l’émission Apostrophes, adressaient reproches et conseils condescendants au grand Mohamed Ali, ne supportant pas qu’il se dise le plus grand. Sa réplique est entrée dans l’Histoire.
… vous vous dites, « quel est ce Noir qui ouvre sa grande gueule ? Nous ne lui avons jamais appris à se comporter de la sorte ! Les gens comme ça, nous en avons fait des esclaves. Nous n’avons jamais appris à ces gens-là à être fiers (…) Quel est ce Noir qui subitement se permet d’ouvrir sa grande gueule pour dire qu’il est le plus grand ? » Alors ça, ça vous gêne ! »
Eh bien moi, traduisant Homère, je dis aux hommes, quelle que soit leur couleur, qu’ils ne sont pas plus grands que les femmes, et surtout je dis aux femmes qui ne le savent pas toujours bien qu’elles aussi peuvent être « la plus grande », exceller dans tel ou tel domaine. Au Moyen Âge, en Occident, on a eu ce sentiment de la grandeur des femmes, qu’on retrouve dans la littérature courtoise avec ses chevaliers servants, au service d’une dame. Puis l’avènement de la bourgeoisie a emporté toute cette poésie, les corps sont devenus puants, au sens propre, si on peut dire, et au sens figuré, et bien sûr, les âmes aussi. Le vieux monde n’est pas sorti de cette puanteur et il ne veut pas en sortir, il veut même s’y enfoncer ; le mieux à faire est de le laisser tomber. Comme vient de le faire le cardinal Marx, démissionnant à cause des abus sexuels dans l’église, constatant « un échec institutionnel et systématique ». La récente découverte d’un charnier de centaines d’enfants sans nom dans un pensionnat catholique du Canada s’ajoute à la trop longue liste des crimes de cette institution. Collaborer avec les criminels, que ce soit dans l’église ou ailleurs, c’est participer au crime et renforcer ses moyens de se perpétuer.
Mais le monde du crime, comme toute mafia, refuse par tous ses moyens illégaux et scélérats qu’on le quitte. Cela peut être un combat de nombreuses années, et l’issue en est incertaine. Vous soumettre ou vous tuer, telles sont les seules options du vieux monde criminel. Le plus terrible est de constater combien aisément il trouve des complices, qu’il embrigade au prétexte d’une prétendue bonne cause. Il y a du souci à se faire pour l’humanité.