Du principe mortel de la non-altérité dans les esprits fascistes et fascisants

Nous vivons un moment décidément abject. Les médias, surtout d’extrême-droite, ne cessent de parler des juifs, comme dans les pires moments de l’histoire. Une instrumentalisation des juifs, même si elle fait mine de les soutenir, insupportable. Et oui, le pire revient. Une petite fille violée par des petits garçons parce que juive : voici que même des enfants sont infestés par cette infecte maladie qu’est l’antisémitisme. Et comme dans les autres racismes, le fait de considérer l' »autre » comme un objet se couple avec le fait de chosifier aussi les femmes, cet « autre sexe ».

Paraît en ce moment dans Libération une enquête sur une enfant métis (ce n’est pas anodin, pas plus que son statut d’enfant de pauvre, adoptée par trafic), qui fut violée pendant dix ans au moins par de grands bourgeois, patrons de presse, avocat, médecin, écrivain… Et l’on apprend qu’en février dernier une Rom, enceinte de sept mois et mère de famille, a été abattue par un raciste, pour la seule raison qu’elle était Rom. Ces affaires font moins de bruit, mais elles sont pourtant profondément liées : qui les nazis voulaient-ils exterminer ? Les juifs, les tziganes, les racisés – et les homosexuels, avec leur « autre sexualité ». Voilà ce qui hante et menace le pays en ce moment, et que les discours dédiabolisants n’empêchent pas de se manifester.

Les derniers propos aux relents transphobes et xénophobes de Macron à propos de « changer de sexe en mairie » et d’« immigrationnisme » s’inscrivent dans ce grand renfermement de l’esprit à l’altérité. L’autocrate est autocentré. Macron et Mélenchon, autoproclamés remparts contre l’extrême-droite, sont malheureusement des figures autocrates et autocentrées, prêtes à faire perdre le pays tout entier, jusqu’à leur propre camp, si leur échappe la centralité de leur position, qu’ils cultivent jusqu’à l’aveuglement. Au soir de la dissolution, alors que tout le monde était consterné par l’irresponsabilité de cette décision, Mélenchon déclara que Macron avait eu raison de dissoudre l’assemblée. L’avare de Molière déclare vouloir pendre tout le monde, voire mourir lui-même, s’il ne retrouve pas sa cassette. Sa cassette est son trésor, son idole, son seul alter ego. C’est en elle, l’image brillante et supérieure qu’il se fait de son être, qu’il s’enferme, tel Sade vu par Man Ray, embastillé en lui-même.

Cette logique de la non-altérité, qui fonde l’extrême-droite et dans laquelle s’engouffrent nombre de nos compatriotes, cette logique nécessairement sadique et criminelle mais également suicidaire, est le fondement de ces maladies mortelles que sont le sexisme, l’antisémitisme, l’islamophobie et les autres racismes, le classisme. Elle s’exprime partout sous la forme du sexisme ; sous toutes ses formes à l’extrême-droite ; de façon particulièrement aiguë dans le classisme chez Macron ; et dans la branche mélenchoniste de LFI, sous couvert d’anticolonialisme, par des haines aux relents antisémites et racistes. Ne pas l’admettre et le combattre serait plomber l’élan fantastique du Nouveau front populaire, qui est l’exact contrepoison de tous les replis sur soi qui menacent le vivre-ensemble et tout simplement le mouvement de la vie, qui est ajustement perpétuel, écologie physique et écologie de l’esprit, entre ses formes heureusement diverses et variées.

Le mental au marathon, cette odyssée

On parle beaucoup du mental dans le sport, mais qu’est-ce donc, à vrai dire ? Les Grecs de l’Antiquité, inventeurs de l’athlétisme, devaient en savoir quelque chose. Et j’en ai trouvé une extraordinaire illustration dans l’Odyssée.

« Sur ces mots, Athéna aux yeux brillants s’élance, s’en va à Marathon et dans Athènes aux larges rues ».

Dans ce passage de l’Odyssée, la déesse, sous les traits d’une jeune fille portant de l’eau, vient indiquer le chemin à Ulysse – comme, dans une course, une bénévole
distribue de l’eau aux coureurs et leur indique le chemin. Ulysse rejoint alors la maison du roi Alkinoos, dont le nom signifie « Esprit puissant ».

N’est-ce pas extraordinaire ? C’est le seul moment où la ville de Marathon est évoquée dans l’Odyssée. Athéna va de Marathon à Athènes comme le fera, des siècles plus tard, le tout premier marathonien. Et vous allez voir, cette épopée peut être lue comme une métaphore du rôle du mental dans le marathon.

Au moment de passer entre les piliers qui soutiennent « les hauts plafonds » d’Esprit puissant, d’où « descend la lumière », et de franchir le seuil, Ulysse a le coeur agité, nous dit Homère. Bref, il est stressé comme un coureur au moment de passer entre les piliers de l’arche de départ. Ulysse « aux mille épreuves », comme l’appelle alors Homère, s’engage alors dans cette maison du mental qui va lui permettre de terminer enfin son périple et d’arriver chez lui.

Mais avant d’aller plus loin, rappelons que dans son odyssée, son long voyage de dix ans pour rentrer à la maison après la guerre de Troie, Ulysse est soutenu par Athéna. Athéna est la déesse de la pensée, et aussi de la stratégie guerrière et des arts. Dès le début de l’Odyssée, elle apparaît à Télémaque, le fils d’Ulysse, sous l’apparence du roi Mentès, un vieil ami d’Ulysse. Mentès venu, dit Homère, « aiguiser dans son esprit [l’esprit de Télémaque] courage et hardiesse ».
Un peu plus tard et à plusieurs reprises, elle apparaît sous l’apparence de Mentor, autre vieil ami d’Ulysse, qui, en son absence, s’occupe de sa maison et de l’éducation de son fils. Or ces deux noms, Mentès et Mentor, peuvent être interprété comme « Mental », comme on l’entend très bien puisque le mot grec, qui signifie d’abord « âme, force de vie », est passé en français. Voilà : Athéna, qui accompagne Ulysse dans tout son périple, représente en fait son mental.

Ulysse apparaît dans l’Odyssée au moment de son passage chez Esprit puissant. Le début de ses aventures seront racontées par lui en flash-back. Le passage chez Esprit puissant représente en quelque sorte le moment où le marathonien est réputé devoir mobiliser particulièrement son mental pour pouvoir finir sa course, quelque chose comme le fameux mur du trentième kilomètre. C’est aussi un moment de ravito : avant de continuer, il demande à manger pour reprendre des forces. Esprit puissant lui donne à manger, et comme il s’appelle Esprit puissant, on peut comprendre qu’il ne lui donne pas seulement des nourritures terrestres pour son corps, mais aussi une nourriture spirituelle pour son mental.

Jusque là, Ulysse a résisté au chant des Sirènes et à tous les obstacles qui auraient pu lui faire renoncer à continuer sa route. Il arrive au pays d’Esprit puissant en naufragé, complètement épuisé. Pour cette partie finale du trajet, il a donc besoin de l’aide d’Esprit puissant, dont les navires, nous dit Homère, naviguent par la seule force de l’esprit.

L’Iliade, qui précède l’Odyssée, était le récit de la colère d’Achille, lors de la guerre de Troie à laquelle Ulysse participe. Le très illustre Achille est le meilleur guerrier et le meilleur coureur de tous les Grecs. On l’appelle Achille aux pieds rapides. Mais Ulysse est aussi un excellent athlète, et il va le prouver avant de repartir de chez Esprit puissant. En effet, une compétition d’athlétisme y est organisée la veille de son départ. « Ils commencent par une épreuve de course à pied », nous dit Homère. « Tous ensemble ils s’envolent à toute vitesse, soulevant la poussière. » Vient ensuite l’épreuve de lutte à mains nues, puis celle du saut, celle du lancer du disque, celle du pugilat.
Les athlètes s’adressent alors à Ulysse et l’invitent à la compétition, disant « car il n’est plus grande gloire pour un homme que celle qui se fait avec les pieds et avec les mains ». « Allez, viens, lui disent-ils, et disperse les soucis de ton coeur. » Ulysse proteste d’abord qu’il est épuisé, puis il saisit un disque beaucoup plus lourd que celui avec lequel les autres ont concouru, le fait tourner, le lance ; la pierre vole à toute allure au-dessus des têtes et atterrit beaucoup plus loin que celle des autres concurrents. Athéna, sous l’apparence d’un autre humain, le félicite et lui remonte ainsi le moral. Il reconnaît qu’il est affaibli pour la course, du fait qu’il n’a pas pu se nourrir suffisamment pendant son trajet. Mais il se vante d’être excellent au tir à l’arc – et il le prouvera une fois de retour chez lui, comme on le sait, en étant le seul à pouvoir tirer la corde de son arc puissant, et en éliminant tous les prétendants.

Ainsi donc Ulysse n’est pas le plus rapide à la course, mais il est endurant, et il en viendra à bout, de son interminable course à travers les mers. Grâce à son mental, figuré par le fidèle soutien d’Athéna et les vaisseaux d’Esprit puissant. Après plus de douze mille vers, l’épopée donne les honneurs du dernier vers à Mental, le fidèle ami d’Ulysse, apparition d’Athéna, nous dit Homère, par le corps et la voix.

Quant à ce qu’est réellement le mental, Homère l’illustre par ces mots, lorsque Athéna s’élance de l’Olympe pour aller soutenir Ulysse : « Sur ces mots, elle attache à ses pieds de belles sandales divinement dorées, qui sur les eaux fluides la portent, et comme le ferait le vent, sur les terres immenses ».
En cette année olympique, on notera aussi que la porte d’Esprit puissant porte un anneau d’or. Athéna, esprit rapide comme l’aigle ou la chouette en chasse, qui « s’élance tel un oiseau à perte de vue plongeant », dit Homère, esprit stratège aussi, conceptrice de plans, et protectrice de celles et ceux qui s’illustrent par les pieds ou les mains, est la personnification de ce mental qu’il nous faut rechercher dans le sport, dans la course à pied, au marathon. Homère montre qu’avec sa baguette d’or, Athéna, notre mental, peut changer un moment de misère en moment de beauté, comme elle change Ulysse de mendiant épuisé en bel homme rayonnant, au moment de la reconnaissance finale.

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Nouveau front populaire : face au précipice

Heureusement, je cours. Comment ne pas tomber malade, sinon, à ne rien pouvoir faire que lire la presse, scroller sur X, à la recherche de parole sur ce qui se passe, sur la catastrophe en cours, sur l’espoir en cours aussi ? Comment ne pas désespérer quand ce contre quoi on a alerté de son mieux depuis un quart de siècle finit pourtant par arriver ? La victoire de l’extrême-droite, si elle n’est pas encore acquise à l’assemblée, si elle peut y être encore repoussée, a quand même eu lieu dans les urnes le 9 juin, et dans les esprits, depuis, n’a fait que gagner encore, gagner quasiment toute la droite, dont une grande partie de ce qui reste de la macronie. Macron avait déjà marché dans les pas du RN avec ses lois scélérates ; le 9 juin au soir, en leur ouvrant un boulevard, il a sauté des deux pieds dans leur trace nauséabonde, sans aucune chance que cela puisse lui porter bonheur. Ces sept dernières années cauchemardesques nous auront donc menés, sans surprise mais avec une immense tristesse quand même, là, tout au bord du précipice.

La haine que Macron s’est acquise dans le peuple à force de le mépriser et de piétiner la démocratie a poussé massivement le peuple au suicide politique. Son omniprésence condescendante, verbeuse et pleine de fausseté, on l’a vécue comme un harcèlement. Et les gens harcelés finissent souvent par se suicider. En réponse à sa politique et à sa personnalité insupportables, une partie du peuple s’est livrée à la haine, aux pulsions morbides. En dissolvant brutalement l’assemblée, sans laisser le temps aux forces politiques de se préparer à de nouvelles élections, Macron exécute une vengeance collective sur le peuple de France, parce qu’il a poussé une partie de ce peuple à se venger de ses mépris, de ses violences, en votant contre cette démocratie qui les bafoue. Cercle vicieux.

Heureusement, pendant que je cours, j’évacue un peu l’énorme peine qui nous est tombée dessus. L’énorme peine pour notre pays et pour nos enfants. Et je suppose que tous ceux qui, à gauche, ont eu le réflexe de se réunir et finalement de s’unir, en courant eux aussi d’une certaine façon, en courant au secours de notre démocratie et de nous tous, dans l’urgence, ont trouvé eux aussi le geste salvateur pour ne pas sombrer dans le désespoir ou, comme on l’a vu à droite, dans la folle farce. Qu’ils et elles en soient remerciées encore ! Et que nous sachions accompagner ce mouvement, ce sursaut, avec semblable dignité ! Il en va de la survie de notre société, de notre paix, de notre citoyenneté.

Rien ne va être facile. Quelle que soit l’issue, le 7 juillet prochain, il faudra s’atteler à réparer ce qui aura été détruit, peut-être aussi ce qui continuera à être détruit. Combattre inlassablement, par la vie, les forces de destruction. Je ne sais plus qui, parmi tous ceux que j’ai pu lire ou entendre ici ou là, a dit qu’il fallait penser à ce que nous pourrions dire à nos enfants ou à nos petits-enfants, plus tard. Comment nous avons réagi, personnellement. Oui. On dit souvent « l’histoire jugera ». Mais qu’est-ce que l’histoire, sinon ce qui passe de nous à travers notre descendance ? Chez Homère, comme le dit Athéna à ses personnages « au cœur magnanime » : agis bien, noblement, et loin dans le futur, ta descendance sera fière de toi.

texte écrit le 14 juin 2024 et proposé à Libération, qui n’a pas donné suite