Quelle sorte de penseur est Montaigne ? Dans le match des philosophes vu par les Monty Python, il ne ferait partie d’aucune équipe. Il serait plutôt les réalisateurs. S’il jouait à la soule tellement en vogue à son époque, ce serait en précurseur, plutôt que du football, du rugby – où il s’agit de marquer des essais et de les transformer. Montaigne se déplace sur le terrain avec sa balle de biais, en faisant des passes à ses auteurs anciens, ses citations, faisant ainsi progresser sa pensée jusqu’aux frontières connues du lecteur ; puis les lui fait franchir. Montaigne pratique aussi le jeu de paume, sa ponctuation même l’indique, avec ses multiples rebonds, ses majuscules frappant les murs en pleines phrases, faisant résonner ses coups, ses assertions, ses pro et contra. Contre qui joue-t-il ? Contre la mort, d’abord. Il l’a déclaré d’emblée, que Philosopher, c’est apprendre à mourir. Au jeu de paume, son frère est mort : car l’adversaire n’est pas toujours loyal. Joue-t-il contre le temps ? Si, vieillissant, il évoque avec mélancolie la santé et la vigueur virile de sa jeunesse, il n’a pourtant rien d’un Proust avant l’heure, il ne semble pas vraiment souffrir d’une perte qu’il lui faudrait réparer par la littérature. Et son projet est de se portraiturer, non de se raconter, de mettre en scène son histoire. Ce qui l’intéresse c’est l’exploration de l’âme humaine, de son âme, et même si tout est instable en ce monde, comme il le répète, même si lui-même n’est plus celui qu’il fut, malgré tout l’être se laisse saisir dans sa constance par le contemplatif.
Montaigne a une nature, une vie physique, et il y tient. Oui, c’est un sportif. Parce qu’il se sert de son corps, et parce qu’il s’en sert dans sa relation à autrui de façon franche et honnête. Concrètement, son premier autrui dans l’exercice physique est sans doute son cheval. C’est là, en chevauchant longuement, qu’il a appris à tenir, à se maintenir stable dans le mouvement perpétuel, tout en avançant. Et c’est ce qu’il fait aussi en écrivant. Le lecteur changé avec lui en cavalier jouit d’une solide assurance de soi. Certes il raconte (c’est un de ces rares moments où il raconte quelque chose qui lui est arrivé, et c’est celui qu’il raconte le plus longuement) que, bousculé par un autre cavalier, il a chuté un jour, et failli y laisser la vie. Or même dans ce moment, tout « inconscient » qu’il fut (mais le coma n’est pas nécessairement un moment de totale inconscience, loin de là, et si l’on pense que ses souvenirs de ce moment sont en fait les récits qui lui en ont été faits, il n’est pas exclu qu’il les ait enregistrés malgré lui – après tout, il parlait, comme il arrive couramment après un traumatisme crânien, même si l’épisode est ensuite relégué aux fins fonds de la mémoire), même dans ce moment il resta serein, le moment de voir la mort en face ne lui pas dur, témoigne-t-il. Ainsi pouvons-nous chevaucher en paix avec cet honnête homme. Du moins, jusqu’à un certain point. Nous y reviendrons.
Un siècle avant lui, l’Aquitaine, sa terre, était encore anglaise. Les échanges fructueux qui eurent lieu très longtemps entre Gascons et Anglais ont laissé leur marque dans les esprits. La « petite Guyenne » (Bordelais et Périgord), à partir du mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri Plantagenet en 1152, est restée anglaise pendant trois siècles, dans une belle prospérité. Henri II est le vassal du roi de France, mais il est plus puissant que lui et jouit d’un domaine beaucoup plus grand. Voilà un paradoxe qui pourrait figurer dignement dans les Essais. Entre deux rois, l’âme gasconne choisit son propre bien-être, et cela lui reste à travers les siècles. Tout Gascon reconnaît en Montaigne un de ses frères en esprit : ni de l’une ni de l’autre équipe mais conducteur de sa monture et de ses affaires. En Angleterre, les rois donnent l’exemple de l’indépendance : Henri II s’emploie à réduire le pouvoir de l’Église, Henri VIII se déclare chef de l’église de son royaume. L’administration anglaise confère des pouvoirs exceptionnels à Bordeaux, des privilèges politiques et commerciaux qui favorisent son développement. Henri III donne aux Bordelais le droit d’élire leur maire (et les deux familles de gros bourgeois qui se disputent le pouvoir sont les Colomb et les Solers – un ambitieux bordelais du siècle dernier n’a-t-il pas emprunté leur nom à ces derniers, en y ajoutant un l pour monter à Paris ?). Au seizième siècle, dans une Aquitaine française et en proie comme le reste du pays à la guerre civile, le tempérament gascon de Montaigne allait servir dans ses fonctions de maire, d’homme politique soucieux d’équilibre entre les parties, et dans ses essais d’écriture de l’homme où nous le reconnaissons.
Montaigne à cheval tient son assiette, tout le bonheur de le lire est là. Nous chevauchons dans l’être et la pensée avec lui les pieds bien calés dans les étriers, et avec l’amour de la bête. Comme lui, nous nous sentons « fort serviteur de la naïveté et de la liberté ». Mais quelquefois, le lecteur moderne, la lectrice d’aujourd’hui sent tout à coup l’assiette de l’auteur s’écarteler : le voilà suspendu entre deux selles, deux chevals comme on écrit en ancien français. Montaigne vante la sagesse des paysans comme celle de Socrate. Les paysans ont la sagesse des simples, dit-il. Comme si les « simples » étaient une catégorie d’hommes à part. Et nous comprenons que le châtelain ignore tout de ce que la vie apprend aux prétendus simples, c’est-à-dire aux pauvres. Les paysans qui meurent en sages n’ont pas vécu sans pensée. Un homme qui s’est contenté de naître pour occuper une bonne place dans la société, comme le dira Figaro, n’a pas été à l’école de la vie, contrairement à ce que dira plus tard encore Léa Seydoux. Socrate apprenait à ses disciples à penser en marchant, Montaigne apprend à penser en chevauchant, et les pauvres apprennent à penser et à devenir sages en avançant dans la vie contre toutes les difficultés mortelles, dans le risque permanent de mort réelle : arriver « au bout », comme dit Montaigne, est en soi une victoire. Ne pas le comprendre relève du racisme de classe bien intentionné – comparable à celui de son ami La Boétie déplorant la passivité du peuple et le rendant responsable de son aliénation (mais est-elle plus grande que celle des grands ?) alors que lui-même, né privilégié, n’a jamais eu à sortir de sa condition.
Montaigne perd son assiette aussi quand il parle des femmes, tantôt accumulant les poncifs d’un sexisme épais (« Il faut qu’elles deviennent insensibles et invisibles pour nous satisfaire »), tantôt reconnaissant une parfaite égalité ontologique entre l’homme et la femme. Quant à ses protestations contre les auteurs qui parlent trop crûment de sexe (« Celui qui dit tout, il nous saoule et nous dégoûte »), elles font sourire : pourquoi donc les lit-il tant, les cite-t-il tant ? Un pied sur le cheval de la libre pensée, l’autre sur celui de la bien-pensance, Montaigne se livre de temps en temps à quelques grands écarts douloureux, où se devine déjà Pascal et son fameux effroi. Mais c’est Montaigne, et il se livre tout nu. « Hé pauvre homme, tu (…) es assez misérable de condition, sans l’être par art ». Comme il le dit aussi, « ceux qui se méconnaissent, se peuvent paître de fausses approbations ». Nous ne lui en ferons pas l’injure.
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J’ai le plaisir de voir une version plus brève de ce texte (je l’ai abrégé spécialement pour eux) publiée sur le site de la Société Internationale des Amis de Montaigne. Merci à eux !
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