Sur l’essai. Via Albert Camus, Zbigniew Herbert, Lawrence Durrell

DSC03476au cirque de Troumouse, photo Alina Reyes

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« Enter Time. » Cette didascalie de Shakespeare ouvrant une scène du Conte d’hiver pourrait illustrer le seul fait, pour un lecteur, d’ouvrir un livre. Entrer dans le sujet, c’est ouvrir une porte et y trouver le Temps dressé derrière, prêt à entrer, tellement plus grand que nous, sur la scène de notre petite vie. Temps de la lecture, du cheminement qu’elle implique, et temps déployé par l’écriture, dépassant l’étroite durée de l’existence humaine. Le titre du livre de Claire de Obaldia L’esprit de l’essai. De Montaigne à Borges, indique à la fois le passage dans le monde de l’esprit et par le trajet d’un auteur à un autre, le trajet dans le temps. L’éclatant caractère d’unicité des essais de Borges comme de ceux de Montaigne donne une indication sur l’origine de sa réflexion lorsqu’elle écrit : « Le mot même d’“essai” déroute l’horizon d’attente du lecteur. Bien qu’il soit lié à l’autorité et à l’authenticité d’un auteur qui parle en son propre nom, il ne l’en désinvestit pas moins de toute responsabilité à l’égard d’un texte qui n’est après tout qu’une “mise à l’essai” et n’est pas sans renvoyer, en un sens, au “comme si” de la fiction. » Si l’essai est en effet une « mise à l’essai », c’est d’abord de lui-même : en tant qu’essai, forme littéraire. La question : qu’est-ce qu’un essai ? résume la remarque de Claire de Obaldia. Pour la poser, elle se poste d’emblée devant la porte ouverte du temps et scrute son « horizon d’attente ». Que ce dernier soit, selon son terme, dérouté, indique qu’elle ne le voit pas, ou qu’elle ne le voit que confusément, du fait que l’auteur de l’essai ne lui paraît pas s’engager dans une voie claire où il serait loisible au lecteur de le suivre assuré, comme les grimpeurs suivent le premier de cordée sur une voie d’escalade qui peut être difficile ou très difficile mais dont le but est connu ; but auquel on parvient par une technique également conue et balisée. Or le but de l’essayiste est inconnu, et sa méthode, libre. Aussi la question se reformule-t-elle plus précisément ainsi : qu’est-ce qu’un essai, et peut-on s’y fier ? L’essayiste grimpe à mains nues et le lecteur, comme l’auteur peut-être, ignore son but. Tel est bien le sentiment que donne la lecture des ouvrages de Lawrence Durrell, Albert Camus et Zbigniew Herbert, respectivement intitulés L’ombre infinie de César, Noces suivi de L’Été, et Le labyrinthe au bord de la mer. S’ils sont des mises à l’essai de leurs auteurs, cela signifie-t-il pour autant, comme le laisse entendre Claire de Obaldia, que leur responsabilité n’y est pas pleinement engagée ? Nous nous essaierons à interroger ces textes en fonction des remarques de cette citation. Dans un premier temps il s’agira de mesurer quel peut être l’investissement des auteurs dans ces essais dont nous regarderons le caractère authentique, puis le caractère fictionnel, et enfin le caractère hybride. Dans un deuxième temps, nous tâcherons de comprendre l’engagement particulier des auteurs, d’abord en nous penchant sur les titres de leurs ouvrages, puis en y décelant les marques d’une pensée poétique, pour voir en dernier lieu que celle-ci porte une volonté d’engagement total de l’être contre la morbidité de son temps. Le dernier temps de notre réflexion portera, toujours à travers les œuvres de nos trois auteurs mais en élargissant le champ sur les questions de l’irresponsabilité ou de la responsabilité de l’auteur d’un essai, et de « l’horizon d’attente du lecteur ».

 

Dans chacun des essais de notre corpus, l’auteur parle en son nom. Il dit je, il se met en scène dans son discours, il affirme la singularité de sa façon de voir par la singularité de sa façon d’être. Parfois de manière explicite, plus souvent selon les voies de l’implicite communes à la fiction et à la poésie. Lawrence Durrell par exemple image son entrée dans le sujet par l’évocation de son arrivée en Provence par la route, donnant l’impression d’un passage dans un autre monde à travers le tunnel de verdure que constituent les alignements d’arbres qui la bordent. La traversée de la Méditerranée jusqu’en Grèce dite par Zbigniew Herbert a un rôle similaire. Albert Camus évoque une semblable traversée, mais en creux : jeune homme, il rêvait et projetait de refaire le voyage d’Ulysse, mais la guerre l’en a empêché, l’envoyant dans une tout autre direction, l’  « enfer ». Le caractère authentique de l’écriture des trois essayistes est fondé sur le récit d’une expérience. Et singulièrement, d’une expérience de déplacement. À travers laquelle le lecteur peut éprouver, sans que cela soit explicité, qu’il s’agit aussi et d’abord d’un déplacement mental. Ainsi donc Claire de Obaldia a raison : l’essai « déroute ». Mais ce sont eux-mêmes que les auteurs de ces trois ouvrages ont cherché à dérouter. Zbigniew Herbert a quitté la Pologne et son enfermement, il est parti sur les traces de l’Antiquité grecque, crétoise, étrusque, romaine, de Grèce en Angleterre. Albert Camus n’a pu marcher sur les pas d’Ulysse, mais ce projet demeure vivant par la façon dont il a été avorté par la guerre, et par d’autres déplacements, retours en Algérie et voyage en Italie qui peuvent être considérés comme des retours d’Ulysse au bercail après la guerre de Troie. Quant à Lawrence Durrell, après avoir quitté le paradis indien de son enfance, il s’est dérouté du retour au pays d’origine, l’Angleterre, pour la Provence. Ces livres ne cachent pas qu’ils sont ceux d’auteurs gravement marqués par l’histoire de leur siècle, et leurs épreuves, à l’arrière-fond de leur quête, leur confèrent plus encore qu’une authenticité : la profondeur de la vérité vécue non seulement en esprit, mais aussi au cœur du réel et réellement.

Si l’histoire a un rôle fondamental dans ces trois essais, elle l’y tient de différentes façons. Camus évoque des souvenirs. Parfois au passé, parfois au présent, ou par un passé évoquant un passé qui vient juste d’avoir lieu. Le ton peut être celui du journal d’un promeneur, ou bien, plus brièvement, celui d’un mémorialiste. Ce qu’il raconte se présente en tout cas comme véridique, de même que les récits que fait Zbigniew Herbert de ses voyage, ou de ses souvenirs d’enfant, élève d’un professeur de latin qui l’initie au monde antique. La véracité des récits de Lawrence Durrell est beaucoup plus douteuse. Les deux amis qui accompagnent l’écriture de son livre sont si typés qu’ils ressemblent à des personnages de roman ou même de théâtre quelque peu beckettien. À l’évidence, de même que pour le récit de son existence, Durrell part du réel mais le transforme, ou du moins en fait ressortir les traits, non comme un dessinateur naturaliste mais comme un peintre. Ses tournesols sont plus proches de ceux de Van Gogh que de ceux d’un botaniste. Et quand il aborde le domaine de la sorcellerie, il se fait lui-même sorcier en racontant l’histoire à dormir debout d’une femme enterrée. La fiction est bel et bien présente au cœur de son essai, et sa démarche complètement à l’opposé de celle de bigniew herbert, chercheur scrupuleux qui étaie son essai de précisions scientifiques, cherchant la vérité par la voie des archives de l’histoire et la confrontation avec la réalité des traces qu’elle a laissées.

La démarche de l’historien est aussi celle de Lawrence Durrell, mais sa relecture de l’histoire de la Provence depuis César voisine, beaucoup plus que chez Herbert, avec le registre romanesque de l’histoire individuelle vécue dans le présent par le narrateur. Le lien entre passé et présent tient essentiellement, dans Le Labyrinthe au bord de la mer, dans l’exposé des impressions et des pensées que suscitent en l’auteur sa confrontation avec les textes historiques et avec les œuvres d’art témoins de l’Antiquité, de la vérité qu’il recherche. On rencontre dans son livre très peu de personnages du présent, mais quand il parle du palais de Cnossos, il pousse l’investigation jusqu’à la connaissance d’Evans, son inventeur. La réalité d’une personne dans son humanité lui est ainsi aussi riche en enseignements, quoique de façon tout autre, que l’interrogation des mythes antiques. Ainsi en va-t-il aussi pour Albert Camus, qui éclaire l’histoire, le passé et le présent, par le mythe de Sisyphe, dont il fait le prototype de l’humaniste toujours de nouveau condamné et pourtant toujours de nouveau absolument nécessaire, et peut évoquer dans un même texte à la fois la figure du Minotaure et celles de lutteurs sur un ring, qu’il est allé voir à Oran et dont il raconte le combat. Ainsi chacun de ces trois auteurs illustre-t-il et construit-il une pensée à travers ce genre hybride qu’est l’essai, convoquant aussi bien les démarches du romancier que celles de l’historien et du philosophe. Mais après tout les historiens du courant de la micro-histoire, comme Carlo Ginzburg, ou des penseurs comme Nietzsche ou Bachelard, ont montré d’une part que l’histoire était nécessairement proche de la littérature, et d’autre part que la pensée pouvait se développer par des poétiques autres que celles de la philosophie classique, dialectique, conceptuelle et tendant à se débarrasser des affects.

 

L’hybridité du genre se lit à même le titre de ces trois essais, d’emblée évocateurs de leur poétique particulière. L’ombre infinie de César, Noces, L’Été, Le Labyrinthe au bord de la mer. Autant de titres splendides qui, malgré leur poésie, voire leur caractère romanesque, ne pourraient convenir tout à fait à un roman ou à un poème. Du moins telle peut être l’impression du lecteur une fois qu’il a lu ces livres. Oui, par exemple Noces pourrait être le titre d’un poème ou d’un recueil de poésies, ou encore L’ombre infinie de César pourrait être le titre d’un roman. Mais ces trois essais ont si bien fait leurs leurs titres poétiques ou romanesques qu’ils semblent ne plus pouvoir appartenir pleinement qu’à eux-mêmes. Ces essais sont, comme ceux de Borges et comme tout grand essai, des exemplaires absolument uniques de ce genre dont Montaigne a glorifié le nom et la forme. Ces titres posent un sujet, et laissent transparaître la présence de l’auteur dans son sujet. Montaigne avait intitulé ses essais non pas les Essais, mais les Essais de Montaigne. L’auteur lui-même était dans son titre. Et dans « l’ombre infinie de César », nous savons que se trouve et vit Durrell, de même que nous avons connaissance de l’errance éclairée de Zbigniew Herbert dans « le labyrinthe au bord de la mer », et que, comme il l’a exposé, Albert Camus a participé aux « noces » et reste habité par « l’été ». Le titre de ces essais est le lieu même de l’habitation de leurs auteurs respectifs. Ils manifestent au lecteur leur présence réelle, qui n’a pu s’incarner avec une telle force que parce que les hommes qui les ont écrits l’ont fait en recourant librement à toutes sortes de ressources de genres littéraires. C’est la raison pour laquelle, ou l’une des raisons pour lesquelles, le genre dont se rapprochent le plus ces essais, chacun selon son génie propre, est la poésie.

Dix-neuf poèmes ponctuent L’ombre infinie de César. Poèmes énigmatiques qui participent de l’ombre discrète du texte, de cette obscurité cachée dans l’ « éblouissement », mot employé par Durrell comme par Camus pour dire l’effet de la lumière méditerranéenne sur l’esprit. Chez ces deux auteurs les oxymores associant lumière et noirceur sont fréquents, et la vision de Zbigniew Herbert de la mer comme profondeur nocturne sous une surface en miroir en est proche. Les contrastes violents de la lumière dans les paysages du sud correspondent à une vision exacerbée de l’homme face à son destin, disent ou induisent le rapport de la mort et de la vie. Lawrence Durrell peint le tableau (peut-être imaginaire) d’un village traversé, minuscule, en hiver, avec ses toitsde neige : à l’entrée une maison d’où l’on a sorti une table nappée de blanc et portant pain et vin ; à la sortie une maison semblable devant laquelle on a sorti une table nappée de noir où reposent un cahier et un stylo. Noces ou communion d’un côté, deuil ou écriture de l’autre ? L’auteur n’en dit rien. Il se contente de présenter l’image, et de la laisser parler, de laisser libre cours aux mille interprétations, pensées, sentiments, qu’elle peut susciter. C’est là une méthode poétique. S’il y a du lyrisme dans la voix de ces essayistes qui disent je, ce n’est pas de ce lyrisme que Camus dénonce et rejette comme trop égocentrique. L’exil est une ascèse et ces exilés du vingtième siècle ne cherchent pas une consolation dans l’exaltation du moi mais, après les horreurs de l’histoire, dans le dépassement de l’ego. Un oxymore, une antithèse en mot ou en image peut y suffire.

Paradoxalement, c’est en laissant l’être se dissoudre dans la lumière (ou dans le vent, comme Camus, ou dans le quotidien, comme Durrell, ou dans la description minutieuse, comme Herbert) que ce essayistes disent leur être, le communiquent. Le monde de leur temps, avec les ravages énormes qu’y produit l’individualisation forcenée, les révolte. Qu’ils le disent ou qu’ils le laissent entendre, à cette morbidité du siècle ils opposent la littérature ; ils opposent la pensée et la poésie mêlées dans leurs essais au monde de la spécialisation et de la séparation. Ils reproposent des noces, en fait, pour reprendre le titre de Camus. Noces avec les hommes d’il y a plusieurs millénaires, avec lesquels Zbigniew Herbert dit vouloir faire le pont dans le temps, noces avec la nature si vivante chez Camus, noces avec l’autre pour l’étranger qu’est Durrell en Provence. Noces qui ne peuvent réparer le présent ni le passé mais ouvrent l’avenir, et pour cela requièrent le concours du corps et de l’esprit, leur engagement simultané : ce dont ils témoignent à travers la forme de l’essai, qui lui-même peut marier tous les genres et peindre le tableau d’un homme vivant dans toutes ses dimensions.

 

La lutte et l’affirmation d’Albert Camus, la quête compassionnelle de Zbigniew Herbert, l’acte de grâce de Lawrence Durrell envers son pays d’adoption, ne semblent pas des marques de désinvestissement de la responsabilité de ces auteurs envers leurs textes, bien au contraire. La remarque de Claire de Obaldia s’entend dans le cadre de la vision habituelle de l’esprit scientifique. Si l’essai est une expression personnelle, pense-t-on, il n’est donc pas un travail scientifique. S’il est dispensé d’apporter des preuves, alors le lecteur est dispensé d’adhérer à ce qu’il dit. Si, de plus, il n’est pas vraiment une œuvre mais un essai d’œuvre en même temps qu’un essai de soi par l’auteur, s’il tient de la tentative ou même de l’ébauche, alors en effet l’auteur n’a pas à assumer totalement la parole qu’il y donne. Ls cobayes n’ont pas à reprocher à l’industrie pharmaceutique le fait que certains de ses essais soient non concluants. Le trait est grossi, mais tel est le statut généralement accordé à l’essai, comparé notamment au travail scientifique de la thèse. Et c’est ainsi que, comme le dit Claire de Obaldia, le mot même « déroute l’horizon d’attente du lecteur », placé dans la position qui ne saurait si on lui administre un remède efficace ou un placebo, voire un produit dangereux. or la littérature et la pharmacie ne sont pas exactement comparables.

Il n’est pas déraisonnable pour autant d’estimer que la littérature fait partie des médecines de l’humanité. L’essai en est une branche particulièrement expérimentale. Comme le dit Camus, on ne demande pas à un auteur de romans policiers d’avoir fait l’expérience de ce qu’il décrit, alors qu’on s’imagine toujours que l’auteur de littérature générale ne fait que se raconter, d’une façon ou d’une autre. Camus réfute vigoureusement ce lieu commun, mais c’est précisément en affirmant ainsi son expérience dans son essai qu’il réaffirme sans le dire l’authenticité de la parole portée par un essai, et l’autorité qu’elle acquiert de ce fait. Et comment pourrait-il y avoir à la fois authenticité et irresponsabilité ? L’autorité de l’auteur, acquise par une expérience soutenue de la vie et de la pensée, ne peut être qu’un engagement total. L’auteur qui s’essaie n’est pas un apprenti sorcier. Tout au long de leurs essais, nous voyons nos trois auteurs profondément impliqués dans leur quête d’une humanité vivable, d’un monde vivable pour l’homme. Le mur d’Hadrien dont parle si longuement Zbigniew Herbert est le mur mitoyen de la civilisation et de la barbarie. Tous trois sont des rescapés des horreurs de la civilisation basculée dans la barbarie : colonialisme, stalinisme, nazisme. Là sont les réelles déroutes auxquelles l’humanité s’expose. « Où croît le danger, vient aussi ce qui sauve », dit la parole du poète. Comme Hölderlin, les auteurs de ces trois essais se montrent tout entiers engagés dans la recherche de « ce qui sauve », de ce qui peut sauver ou contribuer à sauver l’humanité, et hautement conscients de leurs responsabilités.

En définitive, qu’est-ce qui, dans l’essai, peut inquiéter le lecteur ? Le fait de ne pas savoir ce qui l’attend, ou celui de ne pas saoir ce qu’il attend ? L’essai n’est pas le seul genre littéraire qui puisse le déstabiliser. Toute grande œuvre déroute. Mais l’incertitdude du genre même de l’essai ajoute à l’incertitude du lecteur. Sortir des sentiers battus ne peut-il conduire à la déroute totale, au désespoir ? Sans doute, mais l’essai n’est pas une entreprise de démolition. S’il détruit les fausses certitudes, c’est pour reconstruire sur un terrain nettoyé. La solution est sans doute de se défaire des lectures qui attendent quelque chose, qui ont un « horizon d’attente ». De s’accorder à la démarche de recherche de l’auteur, qui risque savamment sa vie. Il y a une science dans l’essai, et elle dépasse les sciences que nous connaissons. Un génie des mathématiques du vingtième siècle, Alexandre Grothendieck, a éprouvé la nécessité d’écrire un essai pour dire sa pensée dans une autre totalité. Il l’a intitulé La clef des songes. Les éditeurs ne l’ont pas publié parce que le plus souvent ils sont gouvernés par un « horizon d’attente » du lecteur. La littérature inclassable, comme l’est en définitive l’essai bien compris, nous sort de cette cage.

 

Les montagnes, où qu’elles soient sur terre, sont toujours la montagne. Tous les poètes sentent qu’ils sont en fait un même poète en action à travers le temps, les cultures, les civilisations. Nous avons essayé de montrer que l’essai tenait de la poésie. Montaigne terminait les siens par des vers d’Horace, priant de ne jamais manquer de sa cithare. Nous avons essayé de dire que les trois essais de notre corpus pouvaient se lire comme des poèmes – dans cet horizon d’attente, s’il en faut un. Mais en montagne l’horizon est sans cesse changeant. Et l’essentiel est, en marchant, en grimpant, d’être devenu, de devenir sans cesse de nouveau, montagnard, montagnarde.

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Ceci est le texte de ma deuxième dissertation pour l’agrégation 2017. Quoique je me sois efforcée d’abâtardir mon écriture de contraintes académiques, béquilles malcommodes à l’albatros, le naturel a fini par y reprendre le dessus – et le naturel, la pensée, sont peu prisées des correcteurs : ma réflexion a été sanctionnée d’un 6/20.

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Écriture et dessin

jocondeLes foules se pressent sans discontinuer au musée du Louvre devant la Joconde. Les années, les siècles n’effacent pas la fascination exercée par le chef-d’œuvre de Léonard de Vinci. Des vidéastes l’animent, son visage est décliné à l’infini selon toutes les variantes de la fantaisie autorisées par les techniques plastiques traditionnelles et plus encore par les logiciels de l’univers numérique. Le dessin, la peinture de Mona Lisa, contredisent-ils le jugement de Gustave Flaubert sur l’illustration picturale, tel qu’il l’exprima dans une lettre du 12 juin 1862 à Ernest Duplan ? « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera », écrivait-il, « parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le cryon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : “J’ai vu cela” ou “Cela doit être”. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. » L’insistance donnée au dessin comme illustration dans cette citation nous oblige à préciser la question. Ce n’est pas le dessin qu’il refuse, mais le dessin comme illustration : car même médiocre, il fixe des traits que la description littéraire ne donne pas en représentation, mais offre à se représenter. Là où l’écriture ouvre l’imagination du lecteur, selon Flaubert, le dessin la ferme : d’un côté une image à composer en propre, de l’autre, une image toute faite. Quelles esthétiques, pour reprendre le mot du romancier, sont-elles en jeu dans l’opposition faite ici de ces deux arts ? C’est à cette question que nous essaierons d’apporter quelques éléments de réponse. Nous nous intéresserons d’abord au rapport entre l’auteur et son personnage, nous demandant en quoi il ouvre une liberté pour lui comme pour le lecteur. Puis nous nous pencherons plus particulièrement sur la question de l’image, mentale ou dessinée, pour constater que des ponts entre écriture et dessin ont constamment été jetés au cours de l’histoire de l’humanité. Enfin nous ouvrirons le sujet à la question de la place de la femme dans l’art, comme personnage, comme Autre, comme représentation de l’inconscient qui se cherche et peut se dire par divers traits, diverses formes de traits.

 

« Madame Bovary, c’est moi. » Le mot bien connu de Flaubert constitue une remarque fort intéressante, notamment en regard de cette autre remarque faite dans sa lettre à Duplan : « une femme écrite fait rêver à mille femmes ». Faut-il en conclure que Gustave Flaubert, c’est mille femmes ? Et que si Don Juan a depuis des siècles revendiqué sur toutes les scènes du monde mille et trois femmes, c’est qu’il est lui-même ces mille femmes au moins, et que Don Juan aux milles visages de femmes, c’est aussi Molière, Da Ponte, tous ses auteurs et librettistes ? La question de la littérature est posée d’emblée dans ce rapport entre l’être écrivant, l’être de fiction et l’être lisant. Il est remarquable que Flaubert ne dise pas qu’il refuse que ses personnages soient illustrés, mais qu’il « refuse formellement » d’être illustré lui-même : « Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera. » Baudelaire qui disait ne pas aimer la photographie, se fit pourtant portraiturer avec talent, notamment par Carjat. Mais le rejet de Flaubert est plus profond : c’est surtout à travers ses personnages qu’il refuse d’être représenté. Essayons de comprendre un peu ce que cela signifie.

Qu’est-ce qu’un personnage pour un auteur ? « Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout », dit Flaubert. Il ne veut donc pas ressembler à ce que Nietzsche appellerait un « humain, trop humain ». Zarathoustra était le surhomme de Nietzsche. Illustré d’animaux par l’écriture, c’est une puissance sauvage, mue à la fois par l’instinct (dont Nietzsche disait qu’il est la plus intelligente des intelligences) et un haut raffinement intellectuel. Une puissance poétique, comme la forme du livre dans lequel elle s’exerce et se développe. Il est également possible d’interpréter Don Juan comme une forme avant l’heure du surhomme de Molière. Un être absolument libre – dût-il payer cette liberté par quelque condamnation sociale qui peut toucher le personnage et même la personne de l’auteur. Les personnages de ghéâtre antique étaient comme dans les mythes condamnés par leur hubris, leur désobéissance volontaire ou involontaire aux dieux. Si l’on suit Camus et son interprétation du mythe de Sisyphe, il pouvait s’agir là d’une résistance au fatum et même d’un humanisme. Œdipe (dans Œdipe roi et Œdipe à Colone de Sophocle) finit aveuglé, Dom Juan finit avalé par le gouffre, Madame Bovary finit empoisonnée… Molière est victime de la cabale des dévots, Nietzsche sombre dans la folie, Rimbaud qui était lui-même son personnage finit amputé, mourant dans sa jeunesse. Il serait aisé de multiplier les exemples où la malédiction s’abat sur les personnages comme la persécution ou l’incompréhension sur les auteurs. Quelle est donc la place de la liberté revendiquée par Flaubert à travers l’écriture ?

Le romancier oppose dans sa lettre l’unicité de l’image donnée par le dessin à la multiplicité des représentations autorisées par l’écrit. C’est contre une restriction de lecture qu’il s’élève. Quand il vante le « caractère de généralité » de la description littéraire, il s’agit d’une généralité extensive, comprenant « mille objets » aussi bien que « mille femmes ». Loin d’être une généralisation, c’est un universalisme. « L’universel, c’est le local moins les murs », écrivait Miguel Torga. L’écriture crée des tableaux et des personnages sans murs au sens où, pour exister, ils doivent être recréés par chaque lecteur. Le lecteur fait le personnage, la situation, le livre, « à son image », pourrait-on dire en paraphrasant la Genèse où Dieu fait l’homme : « homme et femme, à son image il le fit ». L’auteur par l’écriture octroie au lecteur la même liberté, ou une liberté comparable à celle qu’il s’est donnée. À partir de sa propre existence, de ses propres « objets connus », le lecteur, chaque lecteur, se projette à travers le texte dans son propre univers. L’auteur lui ouvre les portes d’un monde qui était en lui mais qu’il ne connaissait pas encore, ou qu’il avait vu mais confusément. le déploiement des « phrases » dont parle Flaubert, grâce à leur multiplicité sémantique, elle-même multipliée par la multiplicité sémantique et évocatoire de chaque mot, opère comme l’ouverture des rideaux d’un théâtre intérieur à la fois universel et éminemment personnel.

 

Une madeleine est à l’origine de À la recherche du temps perdu. Le mot n’est-il pas comme le parfum de la chose ? L’écrire ou le voir écrit, c’est susciter une image qui à son tour entraîne l’apparition de mille et mille autres images. Comme l’écrivait Victor Hugo dans son Voyage aux Pyrénées devant l’énorme trou du cirque de Gavarnie : « Une goutte d’eau a fait cela. » Une toute petite évocation, une simple image mentale peut suffire, comme pour Proust, à ouvrir et dégager un immense espace, à y faire la lumière. Mais si l’image évoquée par un mot peut le faire, pourquoi l’image dessinée ne le pourrait-elle pas ? « Ceci n’est pas une pipe », a écrit René Magritte sur un dessin de pipe. N’est-ce pas une façon de dire que le dessin, lui non plus, n’est pas la chose, mais son évocation, son parfum ? La pipe du tableau n’évoque-t-elle pas en chaque personne qui la voit des impressions, des souvenirs, des réflexions différentes ? N’est-elle pas aussi à l’origine de mille et mille pipes ? Et la pipe de Gauguin peinte sur la chaise de Gauguin par Van Gogh n’ouvre-t-elle pas aussi à mille et mille autres représentations ? L’histoire de l’art montre que l’écriture et le dessin sont en fait deux branches d’un même arbre, celui de la représentation et de l’expression symboliques.

À l’aube de l’humanité, au paléolithique, les êtres humains se sont distingués en commençant par dessiner. Comme nous le faisons pour l’art de toutes les époques, nous avons tendance à séparer leur art entre abstraction et figuration. Cependant, en figurant de façon fort réaliste une pipe dont il nous dit par l’écriture qu’elle n’est pas une pipe, l’artiste tend, lui, à nous mettre en garde contre des classifications abusives. Un aurochs peint sur la paroi d’une grotte est certainement tout aussi symbolique et ni plus ni moins abstrait que les séries de points et de traits qui l’accompagnent. Dans le christianisme orthodoxe, les peintres d’icônes sont dits non pas peindre ni dessiner, mais écrire des icônes. Lesquelles associent des signes (dont des lettres) et des dessins, comme le faisait l’art pariétal de nos ancêtres, ou, de nos jours, les graffeurs et autres artistes d’art urbain. L’essentiel est de faire signe, de faire appel à ce qui est humain en l’homme, à sa capacité à réfléchir, interpréter, lire, et ce faisant, ouvrir le champ, même dans des espaces aussi confinés que des grottes, des villes pleines d’immeubles, des musées. Même dans l’espace étroit de chaque existence humaine.

La littérature et le dessin existent par eux-mêmes, indépendamment l’un de l’autre, mais l’histoire n’a cessé de jeter des ponts entre eux, et même entre la « description littéraire » et son « illustration ». Peut-être Flaubert serait-il courroucé de voir les films qui ont été tirés de ses œuvres, comme de celles d’une multitude de romanciers. Et si le cinéma peut donner des chefs-d’œuvre comme des adaptations médiocres, révéler au grand public les grands romans ou même, parfois, transformer des livres mineurs en films majeurs, même les plus cinéphiles seront en général d’accord qu’il vaut mieux avoir lu une œuvre avant de voir le film qui en a été tiré, ou bien qu’on peut éprouver un sentiment de perte ou de dépossession en assistant à une autre représentation que celle qu’on s’était forgée intérieurement à la lecture du roman. Cet inconvénient, dont il ne faut pas nier la force, est pourtant plus faible dans le cas des adaptations théâtrales ou même des adaptations en bandes dessinées – comme il s’en fait de plus en plus, à l’instar de celle du Voyage au bout de la nuit de Céline par Tardi. Pour ce qui est du théâtre, il est depuis l’Antiquité lié à la littérature. Il s’agit d’un texte écrit pour être mis en scène. Cette convention est bien intégrée et profite aux adaptations e textes non écrits pour le théâtre. C’est un spectacle vivant, éphémère, et s’il reste en mémoire c’est sans s’imposer à la rétine comme les films projetés sur écran. Même une adaptation complètement libre et délirante de L’Idiot de Dostoïevski par Vincent Macaigne, par exemple, est bien acceptée parce qu’elle ne semble pas défaire la représentation intérieure de chacun, elle ne semble pas malgré ses excès la dévorer, pour reprendre le terme de Flaubet, mais y ajouter. Et il en va de même pour la bande dessinée ou pour le film d’animation, où le symbolisme du dessin, du trait, loin de donner corps aux personnages comme le corps des acteurs fixés sur l’écran, permet l’échappatoire vers l’imaginaire et la projection de chaque lecteur ou spectateur vers des objets connus de lui seul.

 

Meisje_met_de_parel« Une femme écrite fait rêver à mille femmes », dit Flaubert. Nous l’avons évoqué, une femme peinte, telle la Joconde, peut elle aussi faire rêver à mille femmes. Et dans un autre registre, quoique tout aussi populaire, une femme dessinée, telle la Mary Poppins de Walt Disney, peut aussi évoquer mille autres femmes, de même qu’Emma Bovary évoque encore un autre type de mille femmes. Contrairement à Mona Lisa ou à d’autres célèbres figures de femmes peintes dont on ignore tout ou à peu près tout, Mary Poppins et Emma Bovary sont soutenues par un récit, une histoire. Mais il arrive aussi que ce soient des femmes peintes, comme la Jeune fille à la perle de Vermeer, qui inspirent des livres, des histoires, des films. Ou bien que des femmes réelles inspirent des statues, comme les reines du jardin du Luxembourg à Paris. Tous les cas de figure sont possibles, les passages et les échanges se font dans tous les sens. Dans le théâtre antique, les personnages portaient des masques : on sait que telle est l’origine du mot personnage (du latin persona, masque). Dans les échanges entre l’art et la vie, le réel et sa représentation, tout devient personnage, même les animaux (dans Le Roman de Renart, dans les fables d’Ésope ou de La Fontaine, dans les contes de Perrault comme dans ceux de toutes les traditions), et aussi des monstres, des chimères nées de l’imagination d’auteurs ou de dessinateurs. C’est que le personnage, ce masque qui renvoie chacun à son propre imaginaire, est aussi chargé d’incarner l’Autre.

« Je suis l’autre », écrivait Gérard de Nerval. Et Rimbaud : « Je est un autre ». Telle est l’expérience que nous faisons dans l’écriture, dans la lecture. C’est pourquoi Flaubert dit : « Madame Bovary, c’est moi ». Dans l’une des nouvelles de Julio Cortazar, le narrateur finit par s’identifier à un axolotl. Dans La Chute de la Maison Usher d’Edgar Poe, Roderick fait corps avec sa sœur Emeline comme la vie avec la mort. L’Autre est porteur de tout ce qu’on est et de tout ce qu’on n’est pas, c’est pourquoi il peut devenir secrètement sacré, au point de ne pouvoir parfois supporter la représentation, ou qu’une représentation absolument stylisée, symbolisée – comme dans beaucoup de religions ou dans l’esprit de Flaubert.

L’art et la littérature étant très majoritairement le fait des hommes – encore aujourd’hui, même si les femmes commencent à pouvoir y prendre leur place – il n’est pas étonnant que la figure de l’Autre y soit souvent portée par celle d’une femme. Les mille femmes en fait non saisies de Don Juan, les mille femmes imaginaires de Flaubert, la femme interdite (comme l’Ondine de Giraudoux) et fantomatique d’Edgar Poe, sont autant de fantasmagories autour de la séparation des sexes. Au début de Nadja, André Breton évoque l’adage selon lequel « dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es ». En ouvrant délibérément, à la suite de Freud, la littérature à l’inconscient, il révèle que, de même que l’on peut dire de tel dessin de pipe « ceci n’est pas une pipe », on pourrait dire de Madame Bovary comme de La Princesse de Clèves, d’Anna Karénine ou de Nadja : ceci n’est pas une femme. Car même les femmes qui écrivent sur les femmes, comme Madame de Lafayette ou de nos jours Annie Ernaux, Virginie Despentes ou Christine Angot, écrivent en fait moins sur les femmes que sur les représentations des femmes dans leur société. Marie de France dans son Lai du Chèvrefeuille peint Yseut parce qu’il s’agit alors d’un type, d’un archétype, comme Madame Bovary est l’archétype de l’adultère ou Don Quichotte celui du fou. L’adultère et le fou ayant en commun la rêverie, le rêve, le désir de sortir de l’ordinaire de l’  « humain, trop humain », que l’on assouvit si bien par la littérature.

 

Nous avons tous en esprit les images d’Ulysse sur des vases grecs, de Gavroche par Hugo, du Chevalier et de la Mort par Dürer, du Christ au visage aussi changeant que les temps par maints artistes, de Don Quichotte par Picasso, de Marilyn Monroe par Andy Warhol… Autant de personnages, autant d’icônes au sens où nous l’avons montré. Il est remarquable que le mot icône, qui se conjugue avec le verbe écrire, désigne aussi bien la chose (le personnage) que sa représentation, le dessin qui en est fait, soit au sens premier et matériel, soit au sens second, dans les esprits. Si le dessin et l’écriture ne sont pas interchangeables, si l’écriture s’illustre suffisamment en elle-même et par elle-même pour pouvoir se passer d’autres illustrations, ces dernières, qu’on pense au dessin, aux arts de l’image ou à la musique, ne lui sont pas nécessairement néfastes. Des poètes comme Ronsard ont souhaité que leurs textes soient accompagnés par la musique, d’autres comme Henri Michaux ou Gao Xingjian ont été ou sont eux-mêmes dessinateurs autant qu’auteurs de littérature. Le regard intérieur, celui de l’esprit, et le regard extérieur, celui des yeux, peuvent se marier admirablement et ouvrir l’art et la pensée à de nouvelles formes, de nouvelles perspectives. Comme en toutes choses, il y faut seulement beaucoup d’honnêteté et de respect.

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Ce texte est celui de ma dissertation au concours du CAPES. Il a été noté 17/20, preuve qu’il est plus académique que mes dissertations à l’Agrégation (cf mot-clé agrégation de Lettres modernes où se trouvent déjà les retranscriptions de mes oraux, mes dissertations de l’année précédente, et où je vais ajouter bientôt mes dissertations de cette année)

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Discrimination religieuse à l’oral de l’agrégation, ou ignorance de certains jurés ?

Montaigne« Socrate chrétien ? Ce n’est pas la voie choisie par Montaigne, car le nom du Christ n’apparaît jamais »
Claudie Martin-Ulrich

Je reviens à l’affaire de cet oral de l’agrégation, l’épreuve la plus importante de tout le concours, qui m’a valu un 4/20 (à coefficient 13) parce que le président du jury était convaincu que j’avais fait un contresens en refusant de penser que Montaigne voyait en Socrate un Christ – et aussi parce que j’ai affirmé que le discours de Socrate que présente Montaigne est de très près paraphrasé de l’Apologie de Socrate de Platon (ce qui est très aisé à vérifier), et non une invention de Montaigne comme le croyait un autre membre du jury (voir ici). Les textes d’universitaires que je trouve en ligne disent pourtant exactement la même chose que j’ai dite, sur le refus de Montaigne d’un Socrate christique (« je ne sais pas ce qu’il vous faut ! », m’a lancé, furieux, le président du jury quand je lui ai poliment objecté qu’il n’avait pas sa dimension sacrificielle), et sur son emploi de l’ironie, comme Socrate. Comme j’ai été sanctionnée aussi à l’oral sur René Char pour avoir vu, à juste titre comme je l’ai montré, dans son poème une inspiration héraclitéenne plutôt que biblique, je commence à songer que je pourrais contester ces oraux, comme cela est possible, au motif de discrimination religieuse.

« …la revendication par Montaigne de la simplicité, ses exemples populaires assumés, l’effacement de l’auteur, le brouillage du discours par le recours aux suggestions, aux citations, à l’ironie, ce qu’on appelle en général la polyphonie du texte des Essais, ne sont-ils pas à mettre en rapport avec la pratique socratique du discours philosophique ?  (…)
Annonce-t-il le Christ pour Montaigne, comme pour Ficin ou Érasme ? Mais plutôt que de participer à la célébration de « Saint Socrate » (Érasme) à l’entendement « plus qu’humain » (Rabelais) dont les penseurs renaissants ont pratiqué le culte, Montaigne semble insister sur le caractère profondément humain de Socrate : « rien ne m’est à digerer fascheux en la vie de Socrates que ses ecstases et ses demoneries » (III, 13, 1115). Le Socrate de Montaigne serait en quelque sorte débarrassé des scories métaphysiques dont la tradition platonicienne l’avait revêtu (…) la lecture que Montaigne propose de Socrate réoriente considérablement la tradition d’histoire de la philosophie dont il s’inspire pourtant et que la figure de Socrate se charge avec les Essais d’une signification nouvelle, marquant durablement notre modernité. »
(colloque organisé à l’université Jean Moulin – Lyon 3 par T. Gontier et S. Mayer, du 6 au 8 novembre 2008)

« Le Socrate de Montaigne est en effet débarrassé de ses aspects mystiques, mythiques, et métaphysiciens »
Oscar Gnouros

Je n’ai pas trouvé d’article disant que le Socrate de Montaigne serait christique. Pourquoi ces deux présidents du jury, sur Montaigne et sur Char, ont-ils voulu, avec des airs sévères et mécontents, me ramener à travers ces auteurs,  l’un au Christ, l’autre à la Bible ? Je me présentais sous mon nom d’auteur ; avaient-ils lu que j’étais fâchée avec le catholicisme et que j’étais passée à l’islam ? Quelque chose d’inavouable s’est-il infiltré dans ce prestigieux concours que j’étais heureuse de passer ? Ou bien avaient-ils à ce point oublié la vérité littéraire des auteurs dont je leur parlais ?

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Santé du poète : René Char, Héraclite (actualisé)

Nicolas de Stael, "Agrigente"

Nicolas de Stael, « Agrigente »

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Je republie cette note d’hier avec quelques ajouts, notamment une citation de René Char « oiseau » et « fruit »,  et une citation de Marc Seguin sur « la Connaissance », principe héraclitéen, chez René Char.

« La connaissance eut tôt fait de grandir entre nous. Ceci n’est plus, avais-je coutume de dire. Ceci n’est pas, corrigeait-il. Pas et plus étaient disjoints. Il m’offrait, à la gueule d’un serpent qui souriait, mon impossible que je pénétrais sans souffrir. »

René Char, « Suzerain », « Le poème pulvérisé » in Fureur et mystère

Ces phrases de René Char, qui se trouvent juste avant le texte « À la santé du serpent » et que j’ai citées lors d’un oral de l’agrégation pour conforter la lecture que je venais d’en faire, n’ont pas suffi à convaincre le président du jury que les mots « connaissance », « fruit » et « serpent » qu’il avait vus dans le texte n’étaient surtout pas nécessairement bibliques. C’est avoir une vision bien erronée du poète héraclitéen et quoique ce ne soit pas au candidat de noter les jurés et de les sanctionner pour contresens, ayant été sanctionnée à tort (de même que pour ma lecture de Montaigne et Socrate, où là aussi un président du jury a voulu ramener le texte à la Bible) il me reste du moins la possibilité de rétablir le vrai par écrit.

Pour Héraclite, tout est en devenir et en redevenir – ce qui ne signifie pas en éternelle répétition mais en perpétuelle mutation : d’où le serpent, comme je l’avais expliqué. Rien là de biblique, rien là de mauvais – au contraire. Le fruit n’est pas cause de chute de l’homme, mais image de la saine puissance de transformation de la vie, comme il est image du mouvement et de la mutation de la vie de l’esprit chez Hegel (« Le bourgeon disparaît dans l’éclosion de la floraison, et l’on pourrait dire qu’il est réfuté par celle-ci, de la même façon que le fruit dénonce la floraison comme fausse existence de la plante, et vient s’installer, au titre de la vérité de celle-ci, à la place de la fleur », dit-il dans Phénoménologie de l’esprit). Il est très regrettable que même parmi les élites l’esprit grec soit à ce point méconnu, et que prévale l’accablante moraline judéochrétienne, prétexte à trop d’erreurs, voire de « bassesse », pour reprendre le mot de Char dans L’âge cassant.

« Pouvoir marcher, sans tromper l’oiseau, du cœur
de l’arbre à l’extase du fruit »
René Char, Fureur et mystère, « Le Poème pulvérisé » XVIII

« Ma toute terre, comme un oiseau changé en fruit dans un arbre éternel, je suis à toi »
René Char, La parole en archipel

Monsieur le président du jury, remballez votre catéchisme, ne trompez pas l’oiseau-fruit en faisant mentir sa parole.

« Entre innocence et connaissance, amour et néant, le poète étend sa santé chaque jour. »
René Char, Fureur et mystère, « Seuls demeurent », « Partage formel »

L’harmonie selon Héraclite est harmonie des contraires. Et l’harmonie est la santé du poète, à la fois foudroyant et serpent, peintre et harmonie des couleurs, mesure et musique.

« Son vocabulaire porte la marque indélébile de la Parole héraclitéenne (…) et couvrant le tout…, ce principe de la Connaissance » Marc Seguin

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Du lieu commun à la pensée en passant par Socrate, dans les Essais de Montaigne III, 12

Ajout du 2 août 2017 : j’actualise cette note avec ce lien vers une autre de mes notes où je pose la question d’une éventuelle discrimination religieuse au concours (pour cet oral sur Montaigne et un autre sur Char).

Voici, avant évocation de la polémique qui a suivi, la retranscription exacte, avec introduction, conclusion et quelques passages rédigés, des notes que j’ai prises (servant à soutenir la parole) pendant les 6 heures de préparation de l’épreuve phare à l’oral de l’agrégation de Lettres modernes. Il m’a été demandé une étude littéraire (l’épreuve un peu vague qui donne lieu aux plus mauvaises notes), j’en donne le résultat et je le commente après la retranscription.
Montaigne est au programme de l’agrégation de Lettres classiques pour l’année 2018.

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« Fais que ma vieillesse ne soit ni honteuse ni privée de ma lyre ». Horace, Odes. C’est la dernière citation des Essais de Montaigne, et son Livre III se termine sur elle. Le texte de six pages que nous allons étudier se situe dans la deuxième moitié des quarante pages du chapitre 12 de ce livre. Le chapitre précédent (11, « Des boiteux »), se terminait sur le constat que « Les uns tiennent en l’ignorance, cette même extrémité, que les autres tiennent en la science. » Notre chapitre s’ouvre sur cet autre constat : « Quasi toutes les opinions que nous avons, sont prises par autorité et à crédit. » Tandis que le chapitre suivant (13, « De l’expérience »), pose d’emblée que « Il n’est désir plus naturel que le désir de connaissance. » C’est bien dans le cadre de ces trois constats que se situe notre passage, lui-même témoin de la logique à la fois souple, imagée et rigoureuse, à l’œuvre dans le livre de Montaigne. Le texte constitue en effet un cheminement impeccable de la vie de l’homme à la vie du discours. Dans un premier temps, de « Nous n’aurons pas faute » à « se craindre des Dieux », Montaigne donne le plaidoyer de Socrate lors de son procès, qu’il paraphrase de l’Apologie de Socrate de Platon : il s’agit de donner en exemple son attitude face à la mort. Dans un deuxième temps, de « Voilà pas un plaidoyer » à « l’art n’y peut joindre », Montaigne commente ce plaidoyer et commente la justesse de Socrate. Et dans un troisième temps, de « Or nos facultés » à « l’honneur de l’allégation », Montaigne continuant pourrait-on dire à chevaucher la même logique, passe en douceur à une autre vitesse, une autre allure, embraye de la dimension de la vie de l’homme à celle de la vie du discours, pour établir la supériorité de « l’invention » sur « l’allégation ».
Ce passage constituant en lui-même une leçon d’une parfaite élégance, nous essaierons tout simplement de chevaucher à sa suite pour étudier la façon dont Montaigne nous indique comment se conduire face à la mort et face aux lieux communs, et comment « parler et vivre » sont liés.
Dans un premier temps, nous allons donc suivre Montaigne dans sa retranscription du discours de Socrate face à ses juges, en y distinguant trois thèmes : a) le pari de Socrate ; b) les obligations de la vie ; c) le choix d’une éthique.
Dans un deuxième temps, nous regarderons comment l’auteur des Essais commente ce qu’il appelle le plaidoyer de Socrate : a) en faisant l’éloge de la simplicité de Socrate ; en rapportant les effets de sa justesse, notamment sur les Athéniens ; c) en justifiant le choix du penseur grec par des considérations sur la mort.
Dans un troisième temps, nous serons attentifs à la leçon finale tirée par Montaigne dans le troisième mouvement de sa démonstration : a) par le passage du « il » de Socrate au « nous » et au « je » ; b) par des observations sur la pratique de la citation ; c) en témoignant de sa recherche du dépassement de la citation par l’invention et la réinvention.

I Le discours de Socrate

a) le pari de Socrate

Celui qui va parler dans ce passage, Socrate, est introduit brièvement comme l’un de ces bons maîtres dont un « nous » qui désigne à la fois l’auteur et ses lecteurs ne manqueront pas pour apprendre à philosopher, c’est-à-dire, pour paraphraser Montaigne, à mourir et à vivre. L’un de ces « interprètes de la simplicité naturelle », celle des paysans et autres représentants de la « vérité naïve » qu’il a vantés dans les lignes précédentes. Il est remarquable que le discours de Socrate dans un moment aussi essentiel, aussi décisif, puisqu’il se trouve, rappelle-t-il, « devant les juges qui délibèrent de sa vie », ne soit séparé de la parole propre de Montaigne par aucun signe de ponctuation (hormis le point qui sépare deux phrases habituellement du même locuteur), de typographie, de présentation, ni par quelque incise comme « dit-il ». D’une phrase à l’autre, le je n’est pas le même et c’est une façon d’inviter le lecteur à faire sien, comme Montaigne, le je de Socrate, à entrer en empathie de pensée avec lui. En somme, il nous met en selle par un acte de pensée bondissant, après nous avoir mis le pied à l’étrier par sa brève introduction. Un acte de pensée paradoxale, propre à réveiller le lecteur – comme les juges. « J’ai peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la délation de mes accusateurs. » Autrement dit, si Socrate demande qu’on lui laisse la vie, il fera le jeu de ses accusateurs. On l’accuse de remplacer les anciens dieux par d’autres et de corrompre la jeunesse. Lui veut montrer au contraire qu’il ne souhaite pas être au-dessus des lois de la cité, qu’il s’y conforme, n’ayant pas, contrairement à ce qu’on l’accuse de prétendre, « quelque connaissance plus cachée, des choses qui sont au-dessus et au-dessous de nous. »
Au contraire, ne sachant pas, il se place devant la perspective de la mort dans une sorte de pari : puisque nul ne peut savoir « ni quelle est, ni quel il fait en l’autre monde », il ne voit que deux possibilités : soit la mort est indifférente, si c’est un anéantissement, un repos éternel ; soit, si elle permet de rejoindre de « grands personnages trépassés »et d’être débarrassé des « juges iniques et corrompus » (jolie pique à ceux qui lui font face), elle est alors enviable. Un pari simple et sans calcul, où l’on est au moins non-perdant.

b) Les obligations de la vie

Elles sont de plusieurs ordres. Sociales : ne pas offenser son prochain, ne pas désobéir au supérieur, soit Dieu soit homme. Familiales : ne pas peiner ses amis et parents, ne pas abandonner ses enfants. Et la responsabilité envers ses concitoyens, que lui-même exerce en enseignant jeunes et vieux, et au nom de laquelle il demande aux juges d’être justes : « je dis bien que pour votre conscience vous ferez mieux de m’élargir. »

c) le choix d’une éthique

Ayant montré sa bonne foi, Socrate plaide pour le choix d’une éthique. Tant pour ses juges auxquels il conseille non sans humour d’ordonner « que je sois nourri, attendu ma pauvreté, au Prytanée aux dépens publics, ce que souvent je vous ai vus à moindre raison octroyer à d’autres. » Et pour lui-même, qui ne doit pourtant pas les supplier, invoquer leur pitié. Car, dit-il, « je ferais honte à notre ville, en l’âge que je suis et en telle réputation de sagesse que m’en voici en prévention, de m’aller démettre à si lâches contenances. » Ce qui, ajoute-t-il, déshonorerait les autres Athéniens, y compris ses juges auxquels il ne veut pas faire tort en les détournant des seules « raisons pures et solides de la justice ». Tout ceci est savoureux [et j’ai expliqué oralement l’humour et l’ironie du discours]

II Le commentaire du plaidoyer de Socrate

a) l’éloge de la simplicité

Un nouveau paradoxe ouvre cette deuxième partie du texte, et c’est une façon de relancer l’intérêt tout en s’inscrivant dans la continuité des remarques antérieures à l’évocation du discours de Socrate et à sa retranscription. Un plaidoyer, juge Montaigne, « quant et quant naïf et bas, d’une hauteur inimaginable. » Un jugement en forme d’antithèse où le plus bas, c’est-à-dire le plus terre à terre, le plus simple, conduit au plus haut : partant du réel, des choses de la cité et de la famille, Socrate aboutit aux considérations éthiques les plus élevées, qui se traduisent par son refus de se compromettre et de compromettre autrui, fût-ce pour sauver sa vie. Socrate désire un juste dénouement, mais par de justes voies. La fin ne justifie pas les moyens. Et cela, il le dit à sa propre façon, non en empruntant un discours tout fait comme par exemple celui de Lysias. Socrate, avec sa « riche et puissante nature », ne saurait « se parer du fard des figures et feintes d’une oraison apprise. »

b) effets de la justesse de Socrate

Par la sincérité et la justesse de son discours, Socrate a mis les Athéniens de son côté. Après le verdict des juges, celui du peuple [là j’ai évoqué à l’oral l’épisode ironique des juges allant se pendre]. C’est ensuite Montaigne lui-même qui se place face au jugement du lecteur et plaide pour l’exemple qu’il a choisi dans la vie et la parole de Socrate. Ainsi voyons-nous le texte engendrer le texte, la défense du choix de Socrate engendrant celle du choix de Montaigne en une merveilleuse progression naturelle, une dialectique discrète entre l’auteur et le lecteur comme entre les différents personnages, notamment les Athéniens, quelque chose d’une dialectique et d’une maïeutique socratique à la mode de Montaigne qui fait avancer la pensée avec une simplicité et une hauteur dignes de celles dont il fait l’éloge chez d’autres.

c) les considérations sur la mort

À ceux qui considéreraient que l’exemple de Socrate est trop élevé pour pouvoir être suivi par le commun des mortels, Montaigne répond par un nouveau paradoxe, ou du moins en retournant le paradoxe. Ce n’est plus seulement que la simplicité engendre l’élevé, c’est que l’élevé est en réalité ce qu’il y a de plus naturel. Montaigne invite le lecteur à l’observation, plutôt qu’à la répétition d’opinions toutes faites. « Nous avons naturellement crainte de la douleur : mais non de la mort, à cause d’elle-même : c’est une partie de notre être, non moins essentielle que le vivre. »
D’une part la mort en elle-même n’est rien, d’autre part elle est utile à la vie, comme « passage à mille autres vies. » Et nous nous souvenons du titre de ce chapitre : « De la physionomie ». Physio, c’est la nature, phusis. Physionomie, discours sur la nature. Et quand Montaigne parle de cette « république universelle » où la mort sert de « naissance », nous nous souvenons que sa pensée est nourrie de philosophie antique et que cette philosophie nourrit aussi son époque, ce temps d’humanisme que nous avons appelé plus tard Renaissance.

III Du lieu commun à la pensée

a) le passage du « il » au « nous » et au « je »

« Or nos facultés ne sont pas ainsi dressées », objecte Montaigne au début de la troisième partie de sa démonstration. S’ensuit une série de verbes au présent ayant « nous » pour sujets. Montaigne implique le lecteur et l’invite à se regarder face à ses juges et à la mort. Et aussitôt après, il s’implique aussi lui-même. D’abord indirectement : « quelqu’un pourrait dire de moi que je… », puis en répliquant directement à ce quelqu’un : « Certes je… Mais je…. » Comme à son habitude, et comme pour annoncer le titre du chapitre suivant, Montaigne appuie sa pensée sur l’expérience, sur son expérience. Il témoigne de lui-même et c’est sa façon de toucher, comme Socrate, le bas pour atteindre le haut. Faisant ainsi de ses Essais des objets de pensée vivants, habité par la vie dont témoigne un style fluide, une expression enlevée, aussi simple que possible pour exprimer des vérités complexes, révéler sous la couche de crasse de l’opinion (cf juges « pollués ») le visage du réel.

b) la pratique de la citation

Le terme lieu commun a pris aujourd’hui un sens péjoratif. Mais au temps de Montaigne, comme il le raconte, le lieu commun était prôné comme source de savoir [j’en parlais ici en me souvenant d’un cours de Roger Chartier que j’avais suivi au Collège de France où il évoquait ce sujet]. On s’enchantait de redécouvrir les classiques de l’Antiquité, fût-ce seulement à travers quelques citations qu’on appelait lieux communs par référence à leur caractère universel. Des gens confectionnaient des albums de lieux communs (« ces pâtissages », dit Montaigne) comme au siècle dernier ils auraient collectionné des porte-clés. Montaigne lui-même pratique beaucoup la citation, « sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres, autour de moi, en ce lieu où j’écris ». Mais il y a manière et manière de le faire, dit en substance Montaigne [la manière intelligente et la manière stupide, ai-je complété à l’oral d’après son texte]

c) le dépassement de la citation par l’invention

Montaigne s’oppose à ces collectionneurs de porte-clés-à-penser en revenant au « nous » : « nous autres naturalistes ». De nouveau nous revenons au titre du chapitre, Montaigne ne perd pas de vue sa position et sa destination. Le nous qu’il convoque n’est plus exactement celui des lecteurs mais celui de tous ceux qui avec lui (dont peuvent faire partie des lecteurs) sont adeptes de la nature et suivent son fonctionnement comme nous-même, lecteurs, suivons le texte de Montaigne. Et ce que dit le texte par ce « nous autres naturalistes », c’est qu’il nous faut comprendre la logique d’une pensée qui, des considérations sur la mort comme outil de naissance e d’augmentation, passe à celle de la citation comme outil de réinvention, à la lecture comme outil d’invention. Et comment des considérations sur l’éthique face à des questions de vie et de mort, on passe à une éthique de la création, de l’écriture, de la pensée. Dans les deux cas, il est question d’ « honneur ».

Nous nous sommes laissés guider par Montaigne comme une file de cavaliers cheminant dans la forêt derrière un « bon régent », dont la bonne assiette à cheval et la familiarité bienveillante et assurée avec les montures de la pensée sont aptes à nous proposer une bonne et pleine promenade et une heureuse arrivée à destination. Empruntant nous aussi un chemin, parmi d’autres, du lieu commun, nous pourrions songer à Parménide disant avoir été emporté au lieu de son désir de connaissance par des juments, tandis que des jeunes filles montraient la direction. En passant par le je de Socrate puis par le il désignant Socrate, et enfin le nous des lecteurs et le je de l’auteur, Montaigne nous a conduits des régions des apparences (les lieux communs, la pensée toute faite, l’opinion) à celles de l’être (la pensée réelle) dans sa singularité et son universalité.
« Si j’eusse voulu parler par science, j’eusse parlé plus tôt », écrit-il juste après notre passage, arguant que jeune, il était plus proche de ses études et avait plus de mémoire pour faire étalage de sa science, si telle avait été son ambition. Or, sans nier l’importance du savoir et de la pensée d’autrui, que lui-même utilise abondamment, ce n’est pas cette science en elle-même que veut transmettre Montaigne, mais bien plutôt celle qui consiste à savoir lire et à savoir réfléchir ses lectures, non en miroir servile qui transforme un texte, une citation, une pensée, en image figée, voire en idole intouchable mais en fait muette, lettre morte – mais en les réfléchissant dans le mouvement de l’esprit qui, pour embrayer un autre lieu commun, celui du fleuve d’Héraclite, transforme et réinvente continuellement tout.
Au chapitre précédent, « Des boiteux », Montaigne souhaitait des êtres humains « qu’ils eussent plutôt gardé la forme d’apprentis à soixante ans, que de représenter les docteurs à dix ans. » Car vouloir être savant à dix ans c’est être vieux, tandis que se vouloir et se savoir apprenti à soixante ans, c’est rendre hommage à la jeunesse perpétuellement reconduite et avançante de l’esprit. Telle est la physio-nomie, le discours, le nom de la nature, selon un auteur qui en suit le meilleur.

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À la suite de mon exposé, le président du jury (tous les jurys devant lesquels je suis passée au concours étaient présidés par un homme, entourés de femmes qui avaient bien moins la parole) m’a demandé si l’histoire des juges qui se pendaient ne me rappelait rien. Bien entendu j’ai dit qu’on pouvait y voir une référence à Judas (et je l’avais évidemment vue, ayant longuement travaillé sur la Bible, ce dont je n’ai rien dit). Mais il a voulu à tout prix me faire dire (comme on le dit ordinairement, et comme le dit une note dans l’édition) que Montaigne nous présentait un Socrate christique. J’ai donné mes arguments pour récuser cette lecture, mais cela a semblé lui déplaire fortement. (J’ajoute ici : Le discours de Socrate via Montaigne est si paraphrasé de celui que rapporte Platon : Platon présentait-il un Socrate christique ? Aberration. Montaigne manie là l’humour et l’ironie comme Socrate l’a fait lui-même, avec connotation politique – rien de tel dans l’évangile chrétien). Socrate est une figure de l’humanisme, lui ai-je dit, il n’est pas question d’un sacrifice « pour racheter le péché du monde ». Il a insisté, cela a duré un petit moment, au cours duquel il a semblé vouloir me faire dire aussi que Socrate dans ce texte, c’était Montaigne – ce qui est faux, le discours est de très près paraphrasé de celui que rapporte Platon, qui en fut le témoin direct et fidèle (d’ailleurs un peu plus loin dans le chapitre Montaigne se démarque clairement de Socrate ; certes comme tout auteur et tout lecteur il peut se retrouver plus ou moins dans telle ou telle parole d’autrui, mais cela n’enlève pas toute altérité dans le texte). Une professeure, quant à elle, a semblé croire que j’imaginais qu’il y avait des guillemets ailleurs dans les Essais, puisque j’avais noté qu’il n’y en avait pas pour encadrer le discours de Socrate. J’étais sidérée qu’on puisse penser que je n’avais pas remarqué la ponctuation et la présentation du texte tout au long du livre. Faut-il vraiment préciser de telles évidences ? Et maintenant je me demande si le jury a vraiment suivi et compris le déroulement de ma lecture. En tout cas cette leçon a été notée 4/20 (et il s’agit de l’épreuve qui a le plus lourd coefficient dans le concours, coefficient 13). Pourquoi une note si basse ? Ai-je été sanctionnée pour avoir présenté puis défendu une lecture bien personnelle du texte, bien personnelle mais très sensée (j’attends qu’on me démontre qu’il y a quelque part un faux sens ou un contresens dans ma lecture) ? Ai-je été sanctionnée pour avoir, femme face à un président homme, soutenu une pensée de ma propre autorité ? Quoi d’autre ? Quoi que ce soit de personnel a-t-il le droit de s’immiscer dans un concours, et dans un tel concours ? Les notes que j’ai eues à l’écrit puis à l’oral tendent en tout cas à indiquer qu’une pensée et un style bien affirmés ne sont pas bienvenus au milieu des exercices formatés livrés par des candidats auxquels on a davantage inculqué des règles d’analyse, de composition et d’expression, qu’on ne les a encouragés à l’ouverture et à la profondeur de l’esprit.

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