De la Pitié à la Mosquée (9). La peau et les os

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Il ne suffit pas de lire ce qui est arrivé à ces internées de la Pitié-Salpêtrière, l’horreur qui leur a été faite. Il faut en faire l’expérience, au profond de son cœur. Oui, aller au fond, vivre par compassion la déshumanisation que l’homme fait subir à l’homme. Ainsi seulement est-il possible d’être de ceux qui assument, qui assomptionnent l’être humain, avec sa peau et ses os, ses bêtes et ses étoiles. Être à jamais vivant, rendre à jamais vivant tout homme qui, au lieu de fermer les yeux, se laisse élever en levant le regard vers l’œuvre-vie élevée comme le serpent par Moïse dans le désert.

Voyons Georges Hyvernaud, ancien prisonnier de guerre. « Lui seul, dit Raymond Guérin, a su peindre le drame intérieur de l’homme qui sent qu’il cesse d’être un homme. Le seul drame qui compte. Le seul dont on ne se remet pas. Le seul aussi (heureusement, peut-être) dont bien peu de nos compagnons avaient conscience. Car combien y en eut-il, au fond, qui refusèrent d’accepter le fait accompli et l’ignoble secours des artifices ? Combien y en eut-il pour regarder la chose en face, pour l’affronter chaque jour cyniquement ? Pas de massacres, pas d’abjections, pas de calamités infernales comme chez Dwinger, dans le petit monde d’Hyvernaud. Non, mais la pire des déchéances. Celle de l’homme que d’autres hommes ont dépossédé de lui-même. »

Écoutons Hyvernaud, dans son récit La peau et les os (éd. Pocket) :

« L’expérience de la faim, de l’humiliation et de la peur donne aux choses leurs dimensions exactes. On voit clairement que les débats de Péguy avec quelques pions, ça ne compte pas. Ça se passe hors de l’action, hors de la vie. Dans cet univers arbitraire et sans résistance où la pensée scolaire mène ses jeux dérisoires.

(…) Pourtant, il arrive qu’une déchirure se fasse dans cet univers d’apparences où se tiennent les professeurs. Il arrive qu’ils soient mis en présence d’un de ces gestes insolites qui crèvent la toile. Comme cette fois où un petit élève de seconde s’est enfui du collège. On ne s’était jamais douté de rien. Il était si sage, si effacé, si quelconque. Pas fort en mathématiques, disait le professeur de mathématiques. Pas mauvais en anglais, disait le professeur d’anglais. Ce qui s’appelle un élève moyen. Et voilà qu’il avait fait ça. Personne n’y a rien compris. Il est parti un soir, et toute la nuit il a erré on ne sait où dans la campagne. Toute une nuit il a eu pour lui seul toute la nuit et toute la campagne, avec leurs bêtes et leurs étoiles. Et au matin, il s’est jeté dans un étang. Ses livres et ses cahiers étaient bien rangés dans son pupitre. Mais il ne laissait pas une confidence qui éclairât son drame. Pas un des ces pauvres carnets où l’enfance tente de démêler ses chances et ses forces. Pas même la lettre qui commence par : « Quand vous lirez ces lignes, je serai mort. » Il avait effacé ses traces et emporté toutes les clefs. Quand ces choses-là arrivent, on se demande si ça suffisait de corriger soigneusement des versions. Ils sont là, ces ombres de vivants, autour de ce jeune mort si lourd.

(…) Et on ne veut pas d’histoires. Surtout pas d’histoires. Rien de ce qui menacerait notre confort moral. Donc, les yeux fermés, les oreilles bouchées, la mémoire bouchée. Éviter de prendre contact. Éviter de prendre conscience. »

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à suivre

De la Pitié à la Mosquée (8) Baleine blanche

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À partir de 1659, La Pitié est dédiée à l’enfermement des petits garçons, et d’autre part des « femmes de mauvaise vie ». La Salpêtrière « accueille » quant à elle des femmes et des petites filles. En 1684, sous le « roi soleil », y est construite une véritable prison. Chaque année deux mille femmes y sont internées. Parmi ces prisonnières, beaucoup sont mariées de force, et déportées en vue de peupler les colonies du Québec, de la Louisiane et des Antilles.

« Dès les débuts de l’Hôpital Général, des locaux spéciaux avaient été prévus à la Salpêtrière pour les insensées, puis, à la fin du XVIIème siècle, on avait construit les premières « loges » pour les épileptiques et les aliénées. Il s’agissait de cellules fermées par une grille de fer, dotée d’un banc de pierre et munies de chaînes auxquelles on entravait les malades. Celles qui étaient particulièrement violentes et agitées avaient droit à de véritables cachots souterrains où elles étaient enchaînées, souvent toutes nues, et où elles recevaient la visite des rats qui, parfois leur rongeaient les pieds – sans compter les méfaits des gels hivernaux et des inondations de la Seine. » Paul-André Bellier, Revue d’histoire de la pharmacie, vol 80 (1992).

Les détenues étaient rouées de coups et souffraient de malnutrition. Contraintes à des travaux forcés, maltraitées au point que chaque année, sur environ six mille internées, cinq à six cents mouraient à la Salpêtrière, elles étaient cependant, pour leur salut, conduites de force, chaque matin à l’aube, à la messe en l’église Saint-Louis. L’autel se trouvait au centre de la rotonde, chœur visible des quatre chapelles et des quatre nefs où étaient réparties les différentes catégories de personnes internées. Ainsi l’enfermement et la surveillance panoptiques des internées se retrouvaient-ils inexorablement, et indépendamment de la volonté humaine, incarnés par cette disposition où, dans une inversion de la figure éclatait la vérité de la situation : dans l’iniquité et les souffrances faites à ces femmes, dans ce déni de leur humanité, c’était le Christ qu’au nom du Roi et au nom du Christ – plus tard au nom de l’État et de la Science – on torturait et assassinait.

En cet automne 2013, à l’occasion d’un hommage à Charcot, un des vétérans du réseau fera à la Pitié-Salpêtrière une communication intitulée : Faire l’amour avec Dieu. Sur l’autel une femme d’aujourd’hui, enfermée socialement pour son insoumission au système, sera une fois de plus exhibée devant la bonne société de son temps. Cependant la bonne société meurt et le Ressuscité vit.

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à suivre

De la Pitié à la Mosquée (7) Folles d’enfer s’exhibant par procuration

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« Les folles d’enfer de la Salpêtrière », par Mâkhi Xenakis, à Saint-Louis de la Salpêtrière

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Charcot déniche aussi l’hystérie chez des hommes. Il expose divers cas d’hystérie masculine déclenchée par des accidents de chemin de fer. Mais surtout, il la trouve parmi les pauvres, les pauvres d’entre les pauvres.

« Où l’hystérie va-t-elle se nicher ? Je vous l’ai montrée bien souvent dans ces derniers temps dans la classe ouvrière, chez les artisans manuels, et je vous ai dit qu’il fallait la chercher encore sous les haillons chez les déclassés, les mendiants, les vagabonds ; dans les dépôts de mendicité, les pénitenciers, les bagnes peut-être ? Vous verrez qu’un jour, tout compte fait, en raison de l’extension singulière que semble prendre l’hystérie mâle dans les classes inférieures de la société à mesure qu’on apprend à mieux la connaître, on en viendra à poser la question suivante : la névrose hystérique est-elle vraiment, comme on l’a cru, comme on l’a prétendu jusqu’ici, plus fréquente chez la femme que chez l’homme ? »

Comme il l’a fait avec les femmes, il présente ses cas à l’assemblée, les décrivant en leur présence comme s’ils n’étaient que des objets :

« Il a en effet, comme vous voyez, l’air abruti, stupide, renfrogné, féroce même… »

Puis, après un long exposé sur ce cas, présentant le suivant : « Lui aussi est un dégénéré (…) Son intelligence est faible, pour ne pas dire plus ; il n’a jamais pu apprendre à lire ; sa marche est gênée par l’existence de deux pieds-bots congénitaux et on lui voit au cou de nombreuses traces de scrofule. De plus, il bégaye horriblement comme vous aurez dans un instant l’occasion de le constater. (…) avec la permission des autorités compétentes, il vit de la profession de chanteur des rues, dans la banlieue de Paris. Voyez, il porte constamment dans sa poche son pauvre livret de licence, sale, crasseux « à vous tirer des larmes »… »

S’ensuit la triste histoire de la vie du sujet, puis vient le récit de l’auscultation : « La peau du scrotum à gauche est très sensible à la moindre pression ; le testicule correspondant est plus douloureux encore et quand on comprime un peu fortement soit le testicule lui-même, soit les téguments qui le recouvrent, le malade éprouve la sensation de quelque chose qui lui remonte vers la poitrine et vers le cou où il éprouve un sentiment de suffocation… »

Après l’analyse clinique, Charcot conclut en disant : « Messieurs, (…) parmi les agents provocateurs de l’hystérie, à côté des grandes perturbations morales, des traumatismes, des intoxications, etc., il y a lieu de placer la misère, la misère avec toutes ses duretés, toutes ses cruautés. »

Que dire des cruautés et de la misère de ces Messieurs, exhibitionnistes par procuration, trop bien éduqués pour s’exhiber eux-mêmes mais suffisamment pervers pour inventer de le faire faire à d’autres, femmes et hommes hystérisés sur commande pour les bourgeois du tout-Paris qui se pressaient aux mises en scène du neurologue comme ils auraient ouvert leur manteau pour exhiber comme lui et avec lui, non leur pénis mais leur utérus, la femme fantasmatique en eux et qu’il leur fallait partager, entre hommes. Les « folles d’enfer », comme dit Mâkhi Xenakis, n’étaient-ce pas, au moins un peu, ces Messieurs eux-mêmes ?

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à suivre

De la Pitié à la Mosquée (6) Voyeurisme et sadisme

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moulage de la dépouille mortelle de Saartjie Baartman, la « Vénus hottentote »

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Depuis le dix-septième siècle donc, les mendiants, les pauvres, les fous et toutes sortes de marginaux sont raflés en ville et enfermés à l’Hôpital Général. Nous y reviendrons. La Pitié-Salpêtrière est particulièrement chargée d’interner les femmes. Pauvres ou folles, ce sont souvent les mêmes. Que la folie vienne de trop de souffrance, et trop de souffrance de trop d’exclusion, personne ne semble y songer. Au contraire, en enfermant et enchaînant les gens, on ajoute à l’exclusion une exclusion inique et délibérée, qui ne peut qu’aggraver leur état mental. Nous écouterons une prochaine fois Charcot évoquer des cas d’ « hystérie » masculine. Mais entendons-le d’abord raconter, sans se rendre compte de ce qu’il dit et fait, ses séances de torture publique sur des femmes « hystériques ». Et interrogeons-nous : de ces « malades » ou de ces « soignants », de ces pauvres femmes réduites à se réfugier dans des comportements qui sonnent comme autant de refus de la « normalité » du monde, et à se laisser examiner comme quelques décennies plus tôt on avait examiné la « Vénus hottentote », ou de ces beaux messieurs satisfaisant en réunion, sous le couvert de la science, pour la bonne cause, leurs pulsions voyeuristes et sadiques inavouées… de ces êtres en situation de faiblesse ou de ces autres en situation de pouvoir et sans conscience, déshumanisés, déshumanisants, quels sont réellement ceux qui ont perdu la raison ?

« Parmi ces symptômes, expose donc Charcot (Jean Martin Charcot, L’hystérie, éditions L’Harmattan), il en est un qui, en raison du rôle prédominant qu’à mon sens il joue dans la clinique de certaines formes de l’hystérie, me paraît mériter toute votre attention. (…) Je fais allusion à la douleur ovarienne ou ovarique, dont je vous ai dit un mot dans la dernière séance (…) Cette douleur, je vous la ferai pour ainsi dire toucher du doigt, dans un instant ; je vous en ferai reconnaître tous les caractères, en vous présentant cinq malades qui forment la presque totalité des hystériques existant actuellement parmi les 160 malades qui composent la division consacrée dans cet hospice aux femmes atteintes de maladies convulsives, incurables, et réputées exemptes d’aliénation mentale. »

« Tantôt c’est une douleur vive, très vive même : les malades ne peuvent supporter le moindre attouchement (…) elles s’éloignent brusquement, par un mouvement instinctif, du doigt investigateur (…) D’autres fois, la douleur n’est pas spontanément accusée ; il faut la rechercher par la pression (…) cette première exploration montre que le siège de la douleur n’est pas dans la peau ni dans les muscles. Il est par conséquent indispensable de pousser l’investigation plus loin, et, en pénétrant en quelque sorte dans l’abdomen, à l’aide des doigts, on arrive sur le véritable foyer de la douleur. »

S’ensuit une description de « l’exploration profonde de cette région », puis Charcot enchaîne : « C’est à ce moment de l’exploration que l’on provoque surtout la douleur (…) Il ne s’agit pas là d’une douleur banale, car c’est une sensation complexe qui s’accompagne de tout ou partie de l’aura hysterica (…) En somme, Messieurs, nous venons de circonscrire le foyer initial de l’aura, et du même coup, nous avons provoqué des irradiations douloureuses vers l’épigastre (…) compliquées parfois de nausées et de vomissements. Puis, si la pression est continuée, surviennent bientôt des palpitations de cœur avec fréquence extrême du pouls, et enfin se développe au cou la sensation du globe hystérique. (…) d’après ce que j’ai observé, l’énumération ainsi limitée serait incomplète, car une analyse attentive permet de reconnaître, le plus souvent, certains troubles céphaliques qui ne sont évidemment que la continuation de la même série de phénomènes. Tels sont, s’il s’agit, par exemple de la compression de l’ovaire gauche, des sifflements intenses qui occupent l’oreille gauche (…) ; une sensation de coups de marteau frappés sur la région temporale gauche ; puis en dernier lieu une obnubilation de la vue marquée surtout dans l’œil gauche. Les mêmes phénomènes se montreraient sur les parties correspondantes du côté droit, dans les cas où l’exploration porterait, au contraire, sur l’ovaire droit. L’analyse ne peut être poussée plus loin ; car, lorsque les choses en sont à ce point, la conscience s’affecte profondément, et, dans leur trouble, les malades n’ont plus la faculté de décrire ce qu’elles éprouvent. L’attaque convulsive éclate d’ailleurs bientôt, pour peu qu’on insiste. »

Charcot explique ensuite comment mettre fin à la crise de la malade, par une très forte pression du poing sur l’ovaire, l’hystérique étant couchée par terre, jusqu’à ce qu’elle crie que cela lui fait mal, ou au contraire que cela lui fait du bien. Il raconte que des méthodes équivalentes se pratiquaient spontanément sur les convulsionnaires de Saint-Médard. Par exemple « le secours administré à l’aide d’un pesant chenet dont on frappait le ventre à coups redoublés », ou bien « trois, quatre ou même cinq personnes montaient sur le corps de la malade ; – une convulsionnaire appelée par ses coreligionnaires sœur Margot affectionnait plus particulièrement ce mode de secours »… Charcot s’indigne de ce qu’un médecin de l’époque, Hecquet, prétendait que ces secours étaient en fait des pratiques motivées par la lubricité. « Je ne vois pas trop, pour mon compte, ajoute Charcot, ce que la lubricité pouvait avoir à faire avec ces coups de chenet et de pilon administrés avec une extrême violence », ajoutant tout de même « bien que je n’ignore pas ce qu’est capable d’enfanter, dans ce genre, un goût dépravé. »

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à suivre

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De la Pitié à la Mosquée (5). Prisonniers mentaux

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affiche du film Call Northside 777, d’Henry Hathaway (1948)

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« A Rome par exemple, face à l’expansion fulgurante de la mendicité au XVIème siècle -essentiellement due à l’afflux de pèlerins- la papauté réagit en créant, en 1581, un hôpital qui fait office d’asile et de manufacture. Une gigantesque procession, symbole de la victoire remportée sur les mendiants, est alors organisée dans la Ville même. Les miséreux ont été arrêtés de force, rassemblés, mis à l’écart, concentrés. La mendicité est classée parmi les délits dès 1561. (…) La politique d’enfermement surgit donc de manière précoce, impulsée par l’Eglise, apparaissant comme la seule solution efficace pour endiguer le danger social que représente la mendicité et a fortiori le vagabondage. Aussi le modèle romain fait-il des émules, à Londres, à Hambourg, à Amsterdam, à Lyon en 1614. Puis à Paris en 1656 ; l’institution d’ailleurs s’agrandira à une vitesse stupéfiante, comportant très vite des asiles et hôpitaux spécialisés peuplés par plus de 10 000 internés. (…) A Paris lieutenants de police et archers de l’Hôpital Général traquent mendiants et vagabonds, au nom d’une monarchie qui désire policer le corps social. A la fois asiles, couvents, manufactures et prisons, ces « microcosmes de la concentration » se veulent institutions de bienfaisance. La charité et le sentiment religieux sont pourtant bien loin de l’emporter. Tantôt le rôle correctionnel de l’établissement se renforce, comme à Bridewell, archétype de la maison de travail né à Londres en 1557, ou à Rasphuis, maison de redressement hollandaise, ancêtre de la prison moderne selon Foucault ; tantôt son caractère carcéral se trouve accentué, on y enferme pauvres et jeunes délinquants. Au XVIIIème siècle, en France, la mendicité est partout considérée comme un délit et les dépôts de mendicité deviennent en cette fin de siècle des lieux d’internement aussi bien de vagabonds que de mendiants valides ou tout simplement de pauvres. Cette multifonctionnalité des établissements reste finalement assez troublante : elle ne renvoie visiblement pas à une politique d’assistance des pauvres (la fonction répressive ressort bien plus), et la faune hétéroclite peuplant ces lieux prouve que le geste n’est pas univoque, autrement dit que les pauvres ne sont pas seuls à être raflés. (…) En isolant ainsi ce qui s’écarte de la norme sociale, les acteurs de l’enfermement suscitent l’Etranger, créent l’Autre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la remarque de Foucault :

« l’histoire de ce procès de bannissement est l’archéologie d’une aliénation ».

L’Age classique invente la Déraison par le biais d’un processus de marginalisation. » Arnaud Fossier, « Le grand renfermement », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne]

Notre société n’est pas celle du spectacle, mais celle de  surveillance, disait Foucault. Cet état de fait, de plus en plus évident, a une histoire, dont on pourrait quasiment voir l’incarnation dans l’église Saint-Louis de la Salpêtrière, avec ses quatre nefs ordonnées autour de la chapelle centrale pour pouvoir mieux trier les populations assistant aux offices, et dirait-on, les surveiller – cette disposition ne rappelle-t-elle pas l’architecture carcérale inventée plus tard sous le nom de panoptique ? En ce dix-septième siècle qui voit l’invention de l’Hôpital Général, tout à la fois ébauche des camps de travail, des camps de concentration, camps de redressement et autres goulags, comme le rappelle Camille Boulenguer, « pour l’Église Catholique comme pour les pays protestants, l’internement représente le modèle autoritaire, le mythe du bonheur social. La police devient un équivalent civil de la religion. » L’ordre bourgeois qui a peur de la liberté, que son regard transforme en « chaos » et « folie », s’entendra par cette alliance morbide de la police et des institutions religieuses à mater toute singularité. Le Tartuffe de Molière, qui dénonçait les dévôts de la Compagnie du Saint-Sacrement, fondatrice de l’Hôpital Général, devra souffrir la censure. Mais quoiqu’aient pu en penser les faux ou vrais dévôts, ce n’était pas Molière, le baladin, qui faisait le mal. Ce mal qui, faisant son chemin, saura plus tard s’exercer sous forme d’internement social, beaucoup plus discret et tout aussi efficace, aux murs dématérialisés mais bâtis de surveillance, occultation, pression en réseaux, traque et isolement par insinuation ou calomnie, désinformation, mensonge, mainmise sur les âmes, et sur telle ou telle âme par barrages solides sur les moyens de vie et les perspectives de développement, dans une architecture panoptique mentale inversée, où celui qui est au centre n’est plus le surveillant de ceux qui sont emprisonnés tout autour, mais leur surveillé. Et ce qui doit se révéler à la fin, c’est que les prisonniers réels sont ceux-là, les surveilleurs, prisonniers de leur volonté de surveillance, qui jamais ne parvient à posséder leur(s) surveillé(s) mais les possède eux-mêmes et les maintient hors de la vie libre, gratuite et pleine.

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à suivre

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