La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 7) Impasses

Mia Mäkilä, La chambre de Swedenborg

 

Nous avons vu, dans le désir de « nouveau monde » incarné et réalisé par Christophe Colomb, proche des Franciscains eux-mêmes inspirés par Joachim, une grande suite à la pensée de l’abbé de Flore. Nous nous sommes arrêtés la dernière fois à la riche vision de Jacob Böhme, à son « temps des lys » qui fait écho à celui de Flore. Mais nous avons vu aussi, depuis six siècles puisque nous arrivons maintenant au XVIIIème, sa foisonnante postérité se décliner dans beaucoup d’errements et d’hérésies. Ainsi est le chemin, semé de broussailles et d’impasses, auxquelles survit la lumière cachée dans la pensée originelle, qui continue à vouloir être dégagée et révélée comme de la pierre l’ange.

En ce siècle des Lumières des hommes, le petit fil d’or de Joachim va souvent inspirer de grosses ficelles en vérité assez peu inspirées par Dieu. Henri de Lubac distingue pourtant une influence joachimite, au tournant du dix-septième et du dix-huitième, chez deux mystiques authentiques : Madame de Guyon et Grignion de Montfort.
Pour elle, écrit Lubac, « le rôle du Saint-Esprit n’est pas… de découvrir à l’homme la pleine intelligence des mystères, mais de le faire adhérer pleinement au vouloir divin, selon la doctrine du « pur amour » (…) La croissance de l’âme dans le pur amour est le prototype d’un progrès et d’un accomplissement universels. » (p.225)
Quant à Grignion de Montfort, selon Lubac « le seul passage de l’oeuvre imprimée qui nous paraisse rendre un son assez lointainement analogue aux attentes d’un troisième âge se lit dans le célèbre Traité de la vraie dévotion à la Sainte Vierge :

Ah ! quand viendra cet heureux temps, dit un saint homme de nos jours, qui était tout perdu en Marie, ah ! quand viendra cet heureux temps où la divine Marie sera établie maîtresse et souveraine dans les coeurs, pour les soumettre pleinement à l’emprise de son grand et unique Jésus ? Quand est-ce que les âmes respireront autant Marie que les corps respirent l’air ? Pour lors, des choses merveilleuses arriveront dans ces bas lieux, où le Saint-Esprit, trouvant sa chère Épouse comme reproduite dans les âmes, y surviendra abondamment, et les remplira de ses dons, et particulièrement du don de sa sagesse, pour opérer des merveilles de grâce. (p.232)

Peut-être [poursuit Lubac] les tendances joachimistes de Grignion de Montfort se réduisent-elles à ce que l’un de ses biographes appelle son « rêve contestataire », à un regard porté « vers un avenir idéalisé », où les « apôtres véritables des derniers temps » seront doués de toutes les vertus qu’ils n’ont guère en ces temps misérables et qui leur feront « opérer des merveilles ». Il s’écrie dans sa prière : « N’avez-vous pas montré par avance à quelques-uns de vos amis une future rénovation de votre Église ? … Quand sera que viendra ce déluge de feu du pur amour que vous devez allumer sur toute la terre, d’une manière si douce et si véhémente, que toutes les nations, les Turcs, les idolâtres et les Juifs même en brûleront et se convertiront ? ». »(p.233)

Henri de Lubac évoque ensuite l’histoire faussaire des Rose-Croix, et encore diverses sectes, franc-maçonnerie, gnosticisme… ou des théologies piétistes, ou encore des systèmes où s’associent rationalisme et mysticisme. Le plus illustre des visionnaires de ce temps est Swedenborg, au sujet duquel je retiendrai seulement ici ces remarques de Lubac :
« Cette « raison », – prêchée par le prophète d’une « révélation » ultime, – se veut raison scientifique, et la science qu’elle vise est une science pratique, utile aux hommes. En même temps qu’on observe leur « caractère fantastique, irréel et éthéré », demande justement Martin Lamm, « ne retrouve-t-on pas dans ces rêves de la béatitude des « utilités » le véritable fils de ce siècle des métiers à tisser et de l’économie rurale, épris d’activité utile ? ». Plus que tout autre, ce visionnaire fait mentir le jugement selon lequel tout « mysticisme » serait orienté au rebours de tout progressisme. Ce qui peut paraître étonnant, c’est l’audience qu’il obtint auprès de ses contemporains, dont certains faisaient partie de l’élite intellectuelle. » (p.262)

Autre figure capitale de la lignée plus ou moins joachimite de ce temps, Lessing, dont Lubac commente ainsi la pensée : « Cet Esprit détaché du Christ, révélateur de secrets plus profonds, que pouvait-il en fin de compte apporter à ces hommes qui, la jugeant périmée, ne voulaient plus de la religion du Christ, sinon une religion de l’esprit de l’homme, une religion de sa raison, nimbée d’un halo mystique ? Tel fut l’idéal courant d’une part au moins de la maçonnerie, qui se répandit au dix-huitième siècle ; telle fut cette religion des « Lumières ». Lessing en a capté les rayons. Tout en la poussant pour lui-même à son terme, il lui a conféré un attrait nouveau en la présentant comme le but, atteint déjà par une élite, d’un processus analogue à celui qui, depuis près de six siècles, avait fasciné tant de prophètes et de fils de prophètes : ce règne de l’Esprit, cet âge de l’Intelligence, cet état dernier toujours doté du nom prestigieux d’Évangile éternel. » (p.275)

Lubac cite Ernst Bloch disant de Lessing qu’il « introduit la théorie joachimite des degrés dans la pensée rationaliste et tolérante du dix-huitième siècle. Le « livre élémentaire » du christianisme commence à être étudié, on voit naître une espèce de métareligion fondée sur la raison… L’époque patriarcale était la chenille, l’époque de l’Église le cocon de la raison, maintenant la Révolution bourgeoise se salue comme papillon ». (p.277)
Et Lubac enchaîne : « Malgré une dangereuse altération de l’expérience chrétienne, l’attente d’un règne de l’Esprit constituait encore une histoire du salut. Elle le demeurait, même si elle tendait, en changeant la signification du mot « salut », à se confondre avec le simple espoir de la culture humaine. »

Enfin voici Herder, qui par la croyance en la métempsycose, s’efforce « de remédier à ce qu’a d’implacable, sous les dehors d’un style optimiste et fleuri, sa conception d’un progrès qui ne s’opère qu’à coups de destructions sauvages. Il témoigne d’un louable souci de la destinée de chaque être humain, souci qui tranche, comme celui de Lessing, avec l’indifférence glaciale qui se répandait de plus en plus à mesure que se répandaient les idéologies du progrès collectif. L’article Cervantès de l’Encyclopédie nouvelle publiée au dix-neuvième siècle par Pierre Leroux, secouera durement « les fanatiques du progrès prêts à immoler tous les hommes vivants jusqu’au dernier sur l’autel de ce qu’ils continueraient, encore après, d’appeler très sérieusement l’Humanité progressive ». Pas plus cependant que les démentis sanglants donnés en notre siècle à de telles idéologies, de tels reproches, cent fois renouvelés, n’ont réussi, en notre siècle, à nous en guérir. Mais le recours in extremis tenté par Herder au remède de la métempsycose ne portait-il pas déjà par lui-même l’aveu que le « dépassement » si fièrement revendiqué n’était peut-être pas un progrès réel ? Ni Joachim de Flore évidemment ni ceux qui, tournant après lui leurs espoirs vers un règne encore terrestre de l’Esprit, quelles que fussent leurs illusions, n’en croyaient pas moins avec toute l’Église au passage du temps à l’éternité, n’eurent besoin d’un pareil expédient. » (p.287)

*

Oui, que manque-t-il à tous ces gens ? L’amour. C’est-à-dire tout.
Se consacrer à Dieu n’est pas se consacrer à Dieu s’il y manque l’amour.
Quelqu’un qui aime est consacré à Dieu même s’il n’est pas consacré.

Lequel de ces prophètes ou sortes de prophètes eut une vie nourrissante, apte à nourrir les hommes ? Le Christ ne tient pas que par sa parole, il tient par toute sa vie. Pas seulement parce qu’il est allé jusqu’à la croix, la mort et à la résurrection, mais par tout ce que fut sa vie. Une vie très simple, sans grands voyages, sans grandes relations, sans grandes entreprises. Une vie tout entière dans la Vérité, au plus proche d’elle. L’amour dans la vérité jusqu’au don de soi total, comme Marie se donna toute à son enfant, voilà une vie qui nourrit l’homme, avec le vin de sa parole.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 6) Le temps des lys

Blanc de Lys, par Andrzej Malinowski

 

« Au dix-septième siècle, le « bienheureux Joachim » est à l’apogée de sa gloire dans l’Église catholique.
Jamais son charisme prophétique n’a paru plus éclatant. » (p.205)
« Les biographies édifiantes n’entretiennent pas seulement la ferveur du souvenir dans certains cloîtres ; elles propagent une vénération chez de nombreux hommes d’Église. » (p.207)
La « légende joachimite » enfle. « L’abbé de Flore aurait prédit non seulement les Dominicains et les Franciscains, mais encore les Carmes, les Augustins, les Théatins, les Jésuites ; il aurait après sa mort accompli de très nombreux miracles, dont un choix copieux nous est raconté. Gregorio n’a pas ménagé sa peine ; il a compilé des documents d’archives, recueilli sans critique des éléments fabuleux. » (pp 209-210)

« La plus éclatante fortune survenue, posthume, au saint abbé de Flore, de toutes la plus extraordinaire, ce fut, presque au terme du grand siècle où régnait apparemment un catholicisme immobile et triomphal, en méfiance contre toute ombre de hardiesse novatrice, l’hommage que lui rendirent les savants les plus critiques en même temps que les plus orthodoxes qui fussent : les Bollandistes (…) devant le grand prophète, le grand Papebroch est tout admiration. Son esprit critique s’est évanoui. » (pp 210-211)

Lubac repère aussi chez Campanella des éléments joachimites. Chez lui, « l’histoire de l’Église et celle de la Synagogue se déroulent à travers une série de « status » successifs ou d’ « âges » qui sont autant de « millénaires » et « dont les commencements des uns se confondent avec les fins des autres, comme Joachim l’enseigne ». Selon le dixième des Articuli prophetales il fut révélé à Joachim, comme plus tard à Catherine, à Brigitte et à Vincent, que le Saint-Esprit doit être répandu d’abord sur quelques hommes, de qui sortiront la rénovation de l’Église et la conversion des infidèles. Le livre vingt-septième de la Theologia précise davantage : cette rénovation devra être précédée d’une « désolation » terrible ; Rome et l’Italie seront particulièrement ravagées, la papauté sera détruite. Telle sera l’oeuvre de l’Antichrist. Lorsqu’il aura été vaincu, ce ne sera pas la consommation céleste, car il faut assurer d’abord au christianisme une consommation terrestre pour que soit pleinement manifestée l’énergie (virtu) qui est en lui. Ce Plérôme encore temporel sera le « sabbatisme » ou le « siècle d’or » de l’Église, dont le siège central aura probablement été transféré de Rome à Jérusalem ; là aussi sera le siège du Saint-Empire universel, dont les princes seront des cardinaux. Ainsi interprétée par les oeuvres postérieures, la Cité du Soleil elle-même pourrait être comprise, ainsi que le suggère Romano Amerio, comme déjà réalisée en miniature dans les couvents fidèles à l’idéal monastique. » (pp 216-217)

Et puis Jacob Böhme, dont on sait la très grande postérité chez les poètes et les philosophes. « Il mettait en rapport avec la Trinité divine une mystérieuse Sophia, « Vierge éternelle », qui occupe un rôle central dans sa doctrine et qui séduira dans la suite nombre de ses lecteurs. »
« À diverses reprises, il rappelle avec une audace étonnante que par lui « le temps est venu où se révèle ce qui jusqu’alors était resté caché : la naissance du monde, la naissance de ce qu'(il) appelle Dieu et, avant tout, la naissance d’une humanité nouvelle qui sera l’effet d’une nouvelle Menschwerdung ou homification par laquelle l’homme devient Homme-Dieu. En donnant à son premier ouvrage le titre d’Aurore naissante, Böhme veut indiquer d’une part que la lumière s’est levée dans son propre esprit, et d’autre part que « le grand jour de la révélation de Dieu est maintenant arrivé » et avec lui « un temps nouveau pour l’humanité entière ».
Joachim de Flore avait écrit, dans un passage à la fois didactique et lyrique de la Concordia…, pour caractériser les trois âges :

… Le premier état fut placé sous les auspices de la dépendance servile ; le second sous ceux de la dépendance filiale, le troisième sous ceux de la liberté. Le fouet pour le premier, l’action pour le second, la contemplation pour le troisième. Successivement, la crainte, la foi, la charité ; l’état d’esclaves, l’état d’hommes libres, l’état d’amis ; de vieillards, d’adultes, d’enfants. La lumière des étoiles, l’aurore, le plein jour. L’hiver, le début du printemps, l’été. Les orties, les roses, les lys…

Ce troisième âge qu’il entrevoit, Böhme le baptise aussi « temps des lys », Lilienzeit. « Voici, dit-il, qu’un lys fleurit sur la montagne et dans la vallée, en tous les coins de l’univers… Il est venu, le temps, et bientôt il se manifestera… Sachez qu’un lys fleurit pour vous, pays de minuit ! » Le mot symbolique lui viendrait-il de Joachim, et par quels intermédiaires ? ou ne serait-ce qu’une rencontre ? » (pp 218-219)

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 5) Aborder

Le Nouveau Monde, film de Terrence Malick

 

Aux quinzième et seizième siècle, Joachim de Flore inspire toujours, de près ou de loin, une multitude de mouvements millénaristes, sectes terroristes, hérétiques divers, catholiques kabbalistes, mais aussi des chercheurs plus profonds.
Nicolas de Cuse, par exemple, « professait que l’Église, corps du Christ, devait reproduire dans son histoire toutes les phases de la vie du Christ : après les misères présentes et les horreurs du temps de l’Antichrist, on devait donc attendre une période meilleure, correspondant aux quarante jours de la Résurrection à l’Ascension. Une porte était ainsi ouverte à un espoir même terrestre. » (p.171)
Et même, selon M.G. Scholem, « les trois âges cosmiques et trinitaires de Joachim de Flore ont retenti sur la doctrine des Shephiroth du Zohar ». (p.172)

Lubac décrit à l’époque de la Renaissance un « Humanisme italien célébrant la renovatio du monde, annonce d’un « siècle d’or », fièvre apocalyptique exigeant de réaliser la société idéale par les voies de fait, imagination des diverses « Utopies », exégèse ésotérique s’appliquant à découvrir la promesse d’une réconciliation des religions pour la naissance d’une humanité nouvelle, etc., il est rare qu’en tout cela… on ne rencontre pas l’ombre du calabrais [Joachim], mêlée aux nouveautés de la Kabbale, de l’hermétisme ou de l’alchimie. » (p.174)

La Réforme aussi eut à se réclamer de Joachim. « Dès le début de la « tragédie luthérienne », Joachim de Flore a été désigné, avec saint Bernard et quelques autres, comme l’un de ses initiateurs ». (p.174) Mais « il s’agit bien plutôt de deux mouvements de sens inverse : tandis que Joachim se tendait vers un dépassement dans l’avenir, les Réformateurs veulent un retour aux origines. » (p.175)

Contre le capitaine de l’une des sectes « des Libertins qui se nomment spirituels », eux aussi plus ou moins inspirés de joachimisme, Calvin écrit non sans drôlerie : « Au lieu que sainct Paul nous admoneste de vivre sainctement…, ce malheureux tasche d’embabouiner les simples, pour les attirer à sa spiritualité infernalle, qui est de constituer toute leur perfection à ne rien trouver mauvais ». (p.188)

Mais la plus belle postérité de Joachim de Flore ne s’incarne-t-elle pas dans le désir d’aborder au Nouveau Monde ?
« Colomb était l’ami des Franciscains, et les Franciscains partirent nombreux pour évangéliser le nouveau monde. Le courant « spirituel », mêlé dès son origine au joachimisme, connaissait alors chez eux, en Espagne, un puissant renouveau (…) L’enthousiasme de l’épopée missionnaire aux Indes occidentales provoqua l’explosion d’un néo-joachimisme tout à fait original, qui ne se fondait pas sur l’explication de l’Apocalypse mais qui reliait l’obsession de la fin du monde à la découverte du « nouveau monde » et à sa conversion.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 4) Rejoindre

Mikhaïl Nesterov, Un pèlerin

 

Le troisième chapitre est consacré aux positions de Bonaventure et de Thomas d’Aquin quant au joachimisme.
Pour Bonaventure, selon Lubac « Le jugement le plus complet, le mieux fondé sur une analyse attentive et le plus équilibré nous paraît être celui que porte le Cardinal Joseph Ratzinger, dans sa thèse sur la Théologie de l’Histoire chez saint Bonaventure. (…) Il en vient à conclure que « la distance qui sépare Bonaventure de Joachim est plus grande qu’il pouvait d’abord sembler. Il ne reprend pas l’idée d’un âge de l’Esprit. Certes, pour lui, les derniers ordres religieux sont des ordres de l’Esprit ; certes l’Esprit, dans le dernier âge, acquiert une puissance particulière, mais l’âge en tant que tel demeure l’âge du Christ ». » (p.138)

Thomas d’Aquin est lui résolument opposé à Joachim. « Saint Thomas, il est vrai, parle plus souvent d’intellect que d’esprit. Tout ce qui dans ce vocable rappelle le souffle dont « on ne sait ni d’où il vient ni où il va » s’assoupit chez lui en tonalité mineure », écrit Stanislas Breton (cité p.152).
Et Gianni Baget-Bozzo : « Thomas exclut de l’histoire l’élément formel de l’Église, c’est-à-dire la grâce, qui transcende la visibilité, mais non le progrès des articuli fidei, qui sont l’expression notionnelle de la révélation… Il admet qu’on parle d’un développement dans la connaissance du dépôt de la foi, qui peut se dilater dans des paroles neuves, des gestes neufs, des figures nouvelles : l’Église croît dans ses énoncés dogmatiques, comme dans ses formes de vie sociale » – mais, poursuit Lubac, « il repousse toute disjonction entre un temps présent de l’Église du Christ et un temps à venir d’une Église de l’Esprit. La figure unique et totale de l’Église s’affirme dans la conclusion de l’Apocalypse, où l’Esprit et l’Église disent d’une seule voix : « Viens, Seigneur Jésus ! ». »(p.155)

*

Opter pour une primauté soit du Christ soit de l’Esprit dans les temps à venir n’est pas la bonne façon d’envisager ce qui est. Dans la Genèse, Dieu a créé l’homme en lui insufflant son Esprit. Dans l’Évangile il engendre le Fils de l’homme en couvrant Marie de l’ombre de l’Esprit. L’Esprit n’est plus seulement ce souffle de Dieu donné à l’homme, il est désormais ce souffle de Dieu qui féconde l’homme et lui fait naître le Fils de l’homme, l’homme nouveau, le nouvel Adam qu’est le Christ. Pour paraphraser la classification scientifique, nous pourrions dire : après l’Homo Sapiens, saut inouï dans l’évolution : l’Homo Deus.

Les hommes n’étant pas prêts à le recevoir, c’est-à-dire à y accéder, il est mort et ressuscité afin de pouvoir les attendre dans le temps, leur donner le temps de le rejoindre. Le temps que l’Esprit qu’il envoie depuis, continue à travailler pour la victoire finale, non de l’Esprit mais du Fils de l’homme.

C’est l’Esprit qui oeuvre dans le temps, et de plus en plus à mesure que le temps se rapproche. Mais c’est l’homme nouveau qui doit vaincre, l’homme né des noces de l’Esprit de Dieu, de l’Esprit d’Amour et de Vérité, avec l’homme au coeur pur (Marie). La victoire sera incarnée ou ne sera pas. Telle est la victoire à chercher, humble, brûlante et douce, tel est le but qui peut préserver l’homme de toute dérive nihiliste.
Attendre le retour du Messie est bien attendre la résurrection des corps – et cela étend le christianisme bien au-delà du christianisme.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 3) Régénérer

Yevgenia Kokoreva

 

Sept jours pour créer l’homme. En partant du fond du temps, en le déployant dans l’immense qui est aussi le très petit : l’homme. La Genèse est une phylogenèse. Et la Semaine Sainte, une nouvelle Genèse.
Dans la Genèse, Dieu a frayé une voie à l’homme. Dans la Pâque du Christ, le Fils de l’homme fraie une voie à Dieu parmi les hommes.

Mais poursuivons notre chemin avec Joachim de Flore et Henri de Lubac. Dans le deuxième chapitre, consacré au joachimisme médiéval, allié aux ordres mendiants, parmi les nombreuses figures et ramifications aux histoires tourmentées voire marquées de violence, voici Olivi. Pour qui François d’Assise, « ce type de saint si nouveau, et si différent du modèle imaginé par Joachim », est « un autre Christ », « une sorte de réapparition du Christ sur terre ». (p.94)

« L’ange qui vole au milieu du ciel, porteur de l’Évangile éternel, n’est pas pour Olivi l’annonce d’un temps de contemplation sans combat : il symbolise la plénitude de la vérité du Christ, dans ses profondeurs incompréhensibles, telles que les a contemplées le regard d’aigle de Jean l’évangéliste. Lui-même se réfugie, autant qu’il peut, dans ces hautes régions, et c’est pour y contempler, lui aussi, « Jésus, le Fils unique, lumière solaire et vérité béatifiante de nos âmes ». Dans le siècle nouveau qu’annoncèrent les stigmates de François, il espère que « renovabitur Christi lex et vita et crux ». » (p.102)

« L’avènement attendu de l’Esprit suscite encore à chaque génération toutes sortes de désirs, imaginations, prophéties, pamphlets, mouvements populaires, qui s’accentueront au cours des quatorzième et quinzième siècles, en réaction contre une société chrétienne de plus en plus à la fois disloquée et sclérosée… « Le quatorzième siècle, a-t-on dit, apparaît comme l’aire par excellence des révolutions populaires ». À plusieurs de ces révolutions, le Saint-Esprit se trouvera mêlé. »

« Le joachimisme les consolait, les réconfortait et les exaltait en leur donnant la conviction qu’ils étaient le peuple élu pour régénérer l’Église charnelle » [par opposition à l’Église spirituelle, invisible], écrit, à propos des cercles joachimites du XIIIème au XVème siècle, Gratien, cité par Lubac.

La correspondance avec notre temps est claire. L’Esprit oeuvre à la vitesse de la lumière, mais son oeuvre et sa vitesse se fractalisent dans le temps des hommes pour pouvoir les transformer depuis la racine. En continuant à survoler la postérité de Joachim pour ouvrir à la contemplation, nous verrons mieux le chemin sur lequel va, dans la plus grande espérance et le plus grand danger, le monde d’aujourd’hui, travaillé par des révolutions populaires marquées de grands combats spirituels.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 2) Traverser

Sergei Kirillov, Un courrier


« Il sait que sa propre intelligence de l’Écriture n’est pas encore cette pleine intelligence qui doit se répandre sur le monde, mais il a l’assurance d’en être l’annonciateur ; il sait que l’Ordre qu’il fonde n’est pas encore cet ordre parfait qui doit caractériser la société future, mais il a l’assurance qu’il en sera le précurseur. » (p.62)

« On peut le dire avec Dom Cyprien Baraut : par sa « transposition de l’éternel au temporel », Joachim de Flore nous apparaît comme « une figure unique dans l’histoire de la spiritualité au moyen âge ». Son utopie restait cependant médiévale. Modelée sur la Vierge Marie, prototype du silence intérieur, de la simplicité de vie, de la foi pure et candide, cette société d’hommes spirituels détachés de toutes »choses mondaines », aimables, pacifiques, menant une vie si limpide qu’ils paraîtraient venus du fond des cieux, d’hommes ayant percé le sens de tous les symboles et pénétré « dans la plénitude de la vérité », pouvant certifier qu’ils n’avaient rien rejeté de l’héritage chrétien mais qu’ils en avaient, sous l’action de l’Esprit de Dieu, transfiguré toute la lettre en esprit : assurément c’était bien, de toutes les utopies, la plus belle… Dans la longue suite de ses métamorphoses, elle deviendra souvent méconnaissable. Elle finira même par se muer en son contraire, à partir du jour où ce que l’abbé de Flore concevait comme l’oeuvre de l’Esprit serait envisagé comme devant advenir par les énergies immanentes au monde ou comme devant être effectué par la seule action de l’homme. » (pp 66-67)

Henri de Lubac se propose donc maintenant de faire l’inventaire de la postérité de Joachim, et de ses errements. Sans doute sa vision était-elle ambiguë : annoncer le règne de l’Esprit sur terre et l’attendre, c’était risquer, en transposant l’éternel dans le temporel, de perdre de vue l’éternel. Arrêtons-nous un moment sur cette question.

S’il n’est qu’un Dieu, la distinction entre éternel et temporel ne peut être qu’humaine. En Dieu il n’est qu’un temps, où l’éternel et le temporel s’épousent. Sans doute est-ce celui auquel aspire Joachim, comme le principe monastique.

Le Royaume est à venir, mais le Royaume est déjà là, tout proche. Car le temps est fractal. Chaque petite partie de son immense déploiement renvoie à, et rebondit sur, l’éternel sa source et son déploiement. Et son déploiement, son tout, se répercute et se donne constamment dans chacune de ses parties.

Or le déploiement du temps, tout en étant l’éternel, rejoint le temporel puisqu’il est aussi mouvement, être en train d’avoir lieu. Quel est ce lieu ? Sa création et à la pointe de celle-ci, l’homme en qui l’Esprit s’incarne et travaille. S’incarne : c’est la naissance du Christ. Travaille : c’est sa Croix. Une fois franchie et dépassée la Croix, le rapport s’inverse : ce n’est plus l’Esprit qui est dans l’homme, c’est l’homme qui est dans l’Esprit. Ce n’est plus l’éternel qui féconde le temporel (Marie), mais le temporel mort et ressuscité (le Christ) qui féconde l’éternel. Voilà la vraie conversion, la conversion totale, que nous attendons et nommons Parousie.

Oui, c’est un contresens de croire que le Royaume peut être de « ce monde », c’est-à-dire du temporel. La vie éternelle ne peut venir du monde mortel. La vie vient de la vie. Cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la vie éternelle de notre vivant en ce monde. Ce à quoi nous devons renoncer, c’est au monde mortel. Le monde mortel ne peut que nous laisser cloués à la loi du temps mortel comme de mauvais larrons.

La naissance de Jésus, son entrée à Jérusalem et sa crucifixion sont des fractalisations d’une même opération pascale. Il s’agit de pénétrer le monde temporel en le fécondant puis de le traverser afin de lui ouvrir le passage vers le monde éternel. La fractalisation, nous le voyons là, n’est pas une perpétuelle répétition mais une avancée et une action performante. Le Royaume n’est pas un état à gagner, le Royaume est un être à vivre dans la fécondation.

 

La postérité spirituelle de Joachim de Flore, par Henri de Lubac. 1) Le pont

Vsevolod Ivanov, AnastasiaVsevolod Ivanov, Anastasia

Au cours de ces jours de montée à Pâques, je propose de cheminer avec cet ouvrage en deux tomes, paru aux éditions Lethielleux en 1979 – que je suis allée chercher cet après-midi à la bibliothèque et que je découvre avec vous -, en retenant les passages qui me semblent à la fois significatifs de l’ouvrage et en correspondance avec ma propre vision ou mon expérience ou ma conviction. Voyons pour commencer quelques passages des 60 premières pages. « Il » désigne Joachim de Flore.

« … bien qu’il ait également annoncé la venue d’un « saint pontife universel de la nouvelle Jérusalem », symbolisé par l’ange de l’Apocalypse montant de l’Orient pour inaugurer l’ère nouvelle… » (p.15)

« Il s’est élevé contre la prétention des intellectuels de son temps qui mettaient leur confiance dans leur propre « littérature » plutôt qu’en la « puissance de Dieu » et jugeaient de haut les « hommes spirituels ». Mais il considérait sans doute l’invasion de la scolastique comme opérant le retour à un vieux passé, contraire à l’esprit nouveau inauguré par la révélation chrétienne ; le type de savoir qui prétendait aux faveurs de ses contemporains lui paraissait sans doute figer la pensée dans un immobilisme rationnel, la rendre incapable de comprendre des pensées étrangères et de s’ouvrir à un avenir encore informulé, alors qu’il aspirait, au moins dans son subconscient, à en dégager une force propulsive. » (p.16)

« Pour lui, l’âge du Père s’étendait jusqu’à l’heure de l’Incarnation rédemptrice ; alors avait commencé l’âge du Fils, qui était encore celui de l’Église présente ; mais bientôt, déjà « initié » ou annoncé en figure, devait lui succéder, sur cette terre même, un troisième âge (il dit plus volontiers un troisième état, ou un troisième temps), le dernier, qui serait caractérisé par le règne du Saint-Esprit.
C’était là une transformation radicale. » (p.22)

« Francesco Russo, rappelant que Joachim « a toujours précisé que les Testaments étaient deux et non trois », ne conteste pas qu’il ait annoncé pour l’avenir un troisième état, mais soutient « que la nouveauté de ce troisième état devait consister uniquement dans l’ ‘intelligentia spiritualis’ des deux Testaments, jamais dans la substitution d’une nouvelle économie… ; le sacerdoce du Christ secundum ordinem Melchisedech ne serait pas aboli, mais restauré » ; l’Esprit-Saint verserait plus abondamment sa lumière intime dans l’esprit des fidèles, et un nouvel ordre contemplatif naîtrait. » (p.54)

« Dans le « troisième état du siècle », nous dit Joachim, l’Écriture devra être « spirituellement refondue » ; ce sera comme si de nouveau le Christ naissait, ressuscitait, insufflait son Esprit, envoyait ses apôtres fonder de nouvelles Églises, mais tout cela « dans l’Esprit » ; telle sera l’inauguration de ce « troisième état ». » (p.58)

« Cela suppose évidemment une profonde mutation de nos esprits et de nos coeurs : nous ne serons plus ce que nous fûmes, mais nous aurons commencé d’être autres. Qui ne désirerait une telle mutation ? Qui donc oserait soutenir que l’état du temps actuel doit nous suffire, comme si la doctrine spirituelle dont nous jouissons nous était assez lumineuse et comme si elle étendait en plénitude la splendeur de ses rayons sur le monde entier ? » (p.60)